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INTRODUCTION
A LA
PSYCHANALYSE
A LA MEME LIBRAIRIE
OUVRAGES DU PROF. S. FREUD
PSYCKOPATHOLOGIE OB LA VIE QtiOTiDiENNE, traduction franchise par le
D S. Jankelevitch. Un volume in-8. Prix : 14 fr.
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Pour paraitre prochainement :
TOTEM ET TABOU. De quelques analogies entre la vie psychique des
sauvages et celle des nevrotiques.
PSYCHOLOGIE DES MASSES ET ANALYSE DU MOI.
D" SIGM. FREUD
*>ROFE88EUR A LA FACULTE DE UEDECIHE DI TIBKMS
INTRODUCTION
A LA
PSYCHANALYSE
TRAD. DE L ALLEMAND AVEC L AUTORISATION DE L AUTEUR
PAR
LE D r S. JANKELEVITCH
PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD S T - GERMAIN
1923
Tous droits reserves.
Seule trtdnction /ranjaUa aulorisw,
Toua droita reserves pour tous
TABLE DES MATIERES
* 9
PREFACETT - n
PREMIERE PART1E
I. INTRODUCTION II-IV. LES AGTES MANQUES
CHAPITRE PREMIER. INTRODUCTION . 2 5
CHAPITRE II. LES ACTES MANQUES 35
CHAPITRE III, LES ACTES MANQUES (Suite). ...... 5o*
CHAPITRE IV. LES ACTES MANQUES (Fin) . 7*
DEUXlfiME PARTIE
Y-XV. LE RfiVE
CHAPITRE V, DIFFICULTES ET PREMIERES APPROCHES. . . g5
GHAPITRE VI. CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L lNTERPRE-
TATION. . ; 112
CHAPITRE VII. CONTENU MANIFESTE ET IDEES LATENTES DU
REYE 127
CHAPITRE VIII. REVES ENFANTINS i4o
CHAPITRE IX. LA CENSURE DU RfcVE i5i
CHAPITUB X. LE SYMBOLISME DANS LE REVE i65
CHAPITRE XL L ELABORATION DU REVE 188
CHAPITRE XII. ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REVE. 202
CHAPITKE XIII. TRAITS ARCHAIQUES ET INFANTILISME DU
REVE 218
CHAPITRE XIV. REALISATIONS DE DESIRS a33
CHAPITRE XV. INCERTITUDES ET CRITIQUES
TABLE DES MATURES
TR01SI&ME PARTIE
XVI-XXVIIl THEOR1E GENERALE DES NtiVROSES
CHAPITRE XVI. PSYCHANALYSE ET PSYCHIATR1E a65
CHAPITRE XVII. LE SENS DES SYMPTOMES 279
CHAPJTRK XVJIl. RATTACHEMENT A UN TRAUMAT1SME. L lN-
CONSC1ENT 296
CHAPITRE XIX. RESISTANCE ET REFOULEMENT 3io
CHAPITRE XX. LA VIE SEXUELLE DE L HOMME 826
CHAPITRE XXI. DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO ET ORGANI
SATIONS SEXUELLES 344
CHAPITRE XXII. POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE
LA REGRESSION. ETIOLOGIE 356
CHAPITRE XXIII. LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES. 385
CHAPITRE XXIV. LA NERVOSITfi COMMUNE 4o5
CHAPITRE XXV. L ANGOISSE 4*0
CHAPITRE XXVI. LA THEORIE DE LA LIBIDO ET LE NARCIS
SISMS 44i
CHAPITRE XXVII. LE TRANSFERT 46i
CHAPITRE XXVIII. LA THERAPEUTIQUE ANALYTIOUE. ... 48o
AVERTISSEMENT
Ce livre que je public aujourd hui sous le titre d Intro
duction a la Psychoanalyse , riesl nullement destine dans
ma pensee d faire concurrence aux exposes d ensemble dejd
existanls de cette branche scientifique (Pfister, Die psycho-
analytische Methode, 1913; Leo Kaplan, Grundziige der
Psychoanalyse, 1914; Regis et Hesnard, La psychanalyse
des nevroses et des psychoses, Paris 1914; Adolph
F. Meijer, De Behandeling van Zenuwzieken door Psycho-
Analyse, Amsterdam, 1915). II constitue la reproduction
fidele des legons que favais faites pendant les semestres
d hiver 1915-16 et 1916-17 devant un auditoire compose de
medecins et de profanes des deux sexes.
Cette genese demon livre explique toutes les particular ites
qu il peut presenter et dont quelques-unes sont de nature d
etonner le lecteur. II ne ma pas ete possible de donner d
mon expose le calme froid d un traite scientifique ; lecteur,
je me trouvais plutot dons I obligation de faire tout mon
possible pour ne pas laisser faiblir I attention de mes audi-
teurs pendant les deux heures environ que durait chacune
de mes lecons. Visant d produire un effet immediat, j ai ete
oblige de traiter souvent d plusieurs reprises le meme sujef,
une fois, par exemple, d propos de I interpretation des
reves, une autre fois d propos du probleme des nevroses. La
distribution des matieres eut egalement pour consequence
que certaines questions importantes, celle de I inconscient
par exemple, au lieu d etre traitees d une fagon complete en
une seule fois, ont du etre reprises et abandonnees plusieurs
fois, jusqud ce quune nouvelle occasion nous eut pennis
d ojouter quelque chose d nos connaissances y relatives.
Ceux qui sont familiarises avec la litterature psychana-
lytique trouveront dans cette Introduction pen de nou-
AVERTTSSEMENT
veau,peu demateriaux quiriaienl dcja r te publics ailteurs,
dans des outrages plus etendus. Mais le besom d arrondir
le sujet et de le rendre plus comprehensif a oblige I auteur
cFutiliser dans certaines sections (celles relatives a I etiologie,
a fangoisse, aux fantaisies hysteriques} des materiaucc restcs
jusqu d present inedits.
S. FHEUD.
PREFACE
La psychanalyse qui, depuis plus de vingt ans, a sus-
cite dans les pays de langue allemande et anglo-saxons,
des discussions passionnees et une litterature des plus
abondantes, n etait encore connue en France, jusqu il y
a quelques mois, que par ou i-dire, et la plupart de ceux
qui se hasardaient a en parler croyaient de bon ton de la
tourner en ridicule, en faisant ressortir principalement
un element qui joue, il est vrai, un role central dans
cette doctrine, mais dont la veritable signification, faute
d informations de premiere main, leur echappait : nous
voulons parler de la conception freudienne de 1 origine
sexuelle de la plupart des psychonevroses.
Ces informations, le public francais les possede aujour-
d hui, grace a cette Introduction a la Psychanalyse qui
constitue un resume complet de toutes les theories de
Freud. Et la preuve que la publication de cet ouvrage
repondait a un besoin nous est fournie par 1 accueil qui
lui a te fait par la presse, accueil, sinon toujours en-
thousiaste et empresse, *3ut au moins serieux et rai-
sonne, parce que fonde sur des donnees concretes.
On commence done a savoir en France ce qu est la
psychanalyse^ et on le saura de plus en plus, puisque
V Introduction a la Psychanalyse n est que le premier d une
serie d ouvrages que nous nous proposons de publier
svir les theories de 1 ecole psych an alytique et sur leurs
Applications a differents domaines de la vie pratique.
Le role d un traducteur ne consiste pas toujours a se
faire le champion et le defenseur des doctrines et theories
de 1 anteur qu il traduit. Le plus souvent, toute son am
bition doit se borner a faire connaitre au public auquel
il s adresse des courants d idees nees ailleurs et qui,
x
12 PREFACE
bonnes ou mauvaises, ont exerce une certaine influence
dans les pays ou elles ont vu le jour; et, ce faisant, ii
invite implicitement ce public a prendre part a la discus
sion qui se poursuit autour de ces idees et a contribuer
ainsi a degager ce qu elles ont de vrai et de durable.
Le traducteur a done avant tout pour mission de dissi-
per les prejiiges et les partis-pris fondes sur 1 ignorance,
et il s acquitte de cette mission en mettant sous les yeux
des lecteurs les pieces du proc6s. Mais 1 ouvrage publie,
les pieces du dossier etalees, un autre inconvenient peut
surgir, celui de la fausse comprehension, de I embalie-
ment irreflechi, de Fenthousiasme intempestif, du sno-
bisme en quete de tout ce qui est nouveau et sensation-
nel. Contre cet inconvenient, fait pour discrediter les
meilleures idees et qui peut devenir un veritable danger,
lorsqu il s agit de theories qui, comme la psychanalyse,
yisent surtout aux applications pratiques, au soulagement
et a la guerison d une certaine categorie de malades,
contre cet inconvenient, disons-nous, le traducteur est a
peu pres desarme. Toutau plus lui est-ilpermis d esperer
qu une modeste mise au point contribuera, dans une
certaine mesure, a attenuer cet inconvenient et ce dan
ger, et c est ce que nous allons essayer de faire brieve-
ment et rapidement dans les quelques pages de cette
Preface .
La psychanalyse est, selon la definition de Freud lui-
meme, une methode de traitement de certaines mala
dies nerveuses . Freud est done, avant tout, un neuro-
therapeute, etcesont des preoccupations therapeutiques,
c est-a-dire purement utilitaires et pratiques, qui ont
servi de point de depart a ses theories. Lorsque, tout
jeune etudiant, il avait aborde la psychanaiyse, il n avait
encore aucune theorie psychologique preconcue. Ainsi
qu il le raconte lui-meme quelque part, c est un simple
hasard qui a decide de sa vocation ou, plutot, de sa
methode, et ce hasard, il le doit a un de ses compatriotes,
le D r % Joseph Breuer, de Yienne, qui avait imagine de
trailer un cas d hysterie, en soumettant la malade a
j hypnose et en la faisant remonter, dissociation en as
sociation, jusqu a la source des paroles, absurdes et
incoherentes en apparence, qu elle prononeait pendant
ses etats d absence , de confusion et d alteration psy-
chique. Et Breuer a eu 1 agreable surprise de constater
chaque fois que ces paroles trahissaient, exprimaient en
realite des etats psychiques dont la malade, dans sa vie
ordinaire, n avait aucune conscience et que la methode
employee lui rendait conscients, en lui procurant en
meme temps un soulagement plus ou moins durable.
Frappe par ces premiers resultats, Breuer etendit Femploi
de sa methode, en 1 appliquant, non plus seulement aux
paroles prononcees pendant les etats d obnubilation psy-
chique, mais aux symptomes morbides proprement dits
de sa malade hysterique. Le resultat ne fut pas moins
frappant, puisqu il a pu constater que chaque symptome
etait, lui aussi, 1 expression exterieure d un evenement
survenu dans la vie de la malade a une epoque plus on
moins reculee et dont le souvenir conscient avait ete
perdu : il suffisait d evoquer ce souvenir, de ramener
revencment a la conscience, pour obtenir la disparition
du symptome correspondant.
Ces resultats ne laisserent pas d impressionner forte-
ment le jeune Freud qui cherchait encore sa voie. Avec
une modestie qui 1 honore, il reconnait tout ce qu il doit
a Breuer, dont il est devenu plus tard le collaborateur.
Son premier ouvrage : Studien uber Hysteric, paru en
i8g5, est issu de cette collaboration et constitue la pre
miere ebauche de la theorie psychanalytique.
Mais ce qui ne 1 honore pas moins, c est que, tout en
ayantdeja trouvesa voie, ilne se crutpas en possession de
la verite absolue, mais voulut confronter ses idees et sa
methode avec les idees et la methode en vigueur ailleurs.
C est dans cette intention qu il se rendit en France, alors
centre de la neuro-pathologie dont les maitres incon-
testes, mais rivaux, etaient Charcot et Bernheim (de
Nancy). C est vers Bernheim qu allerent toutes les sym
pathies de Freud. II a suivi Tenseignement de ce maitro
FJR.EUD.
i4 PREFACE
pendant toute Tannee 1899 et traduisit en allemand son
livre sur la suggestion. Mais plus il analysait le pheno-
i cue de la suggestion, et plus il se rendait compte que
telle qu elle etait employee par 1 ecole de Nancy, elle
n etait pas de nature a donner des resultats certains et
durables. II ne pouvait d ailleurs en etre autrement,
puisque n ayant aucune base scientifique, ressemblant
plutot a une sorte de magie, d exorcisme, de prestidigi
tation, elle etait appliquee uniformement dans tous les
cas, sans tenir compte des particularites de chacun, de
la signification et de 1 importance des symptomes aux-
quels on avait a faire. Le seul element qu il ait retenu de
la suggestion et qui lui paraissait vraiment important,
ce fut le rapport qu elle etablit entre le medecin et le
malade et dont Freud a fait la base de ce qui, dans la
psychanalyse, constitue le phenomene du transfert ,
phenomene dans lequel le malade se debarrasse cles sen
timents ou complexes de sentiments qui forment la base
inconsciente, reprimee, refoulee de ses symptomes, en
les reportant d abord sur le medecin, au fur et a mesure
qu ils sont atteints et touches par 1 analyse.
Ce qui a frappe Freud dans les methodes neurothera-
peutiques alors en vigueur, hypnotisme et suggestion,
ce fut le fait que, sans peut-etre s en rendre compte, ceux
qui en faisaient usage visaient, non a la cure radicale des
nevroses, mais seulement a la suppression de leurs
symptomes, qu au lieu de s attaquer a la racine du mal,
ils cherchaient a combattre ses effets. Rien d etonnant si
1 emploi de ces methodes ne donnait que des resultats
precaires, si la maladie reprenait le dessus, apr^s une
,periode d accalmie plus ou moins longue et si Ton pou
vait voir des malades promener leur nevrose pendant
cles annexes et des annees, d hopital en hopital et servir
de sujets d experiences a des generations de mede-
cins. Endormir un malade et lui dire pendant son som-
meil hypnotique qu une fois reveille il ne devra plus
eprouver tel ou tel malaise, tel ou tel symptome, ou bien
lui suggerer a Tetat de veille que ses symptomes n ont
rien d organique, qu il n a qu a nepasy penser, qu a se
PREFACE 1 3
comporter comme s ils n existaient pas, tout cela equi-
valait a dresser entre le malade et la maladie un para-
vent fait seulement pour procurer 1 illusion de la guerison.
C est ainsi que 1 observation et la reflexion ramenaient
Freud a sa premiere experience, au fameux ramonage
psychique , a la talking cure (cure par la conversa
tion) qui a donne des resultats si surprenants dans le cas
de la malade de Breuer. Gette methode a revele precise-
ment le fait dont la meconnaissance etait la cause de
1 insucces ou, tout au moms, de I ineflicacite de toutes
les autres methodes psychotherapeutiques : les symp-
tomes physiques et psychiques que presentent les nevro-
tiques ne sont pas des productions accidentelles, adven-
tices, capricieuses ou arbitrages dont on puisse se
debarrasser comme on se debarrasse d une aiguille
entree sous la peau ou d une arete de poisson qui vierit
se loger dans une amygdale : ils sont Fexpression, invo-
lontaire et inconscierite, de certains complexes psychi
ques, affectifs et mentaux qui, pour une raison ou pour
une autre, se sont soustraits ou ont ete soustraits par le
malade, a un moment donne de son existence, au con-
trole de la conscience ou, pour nous servir de Texpres-
sion de Freud lui-meme et de toute 1 ecole psychanaly-
tique, ont subi un refoulement , une repression .
Freud, avons-nous dit, a aborde la psychanalyse en
savant, en medecin, en praticien, sans aucune theorie
psychologique preconcue. Mais a mesure qu il approfon-
dissait et developpait la methode psychanalytique, le
besoin d une psychologie se faisait sentir avec une force
croissante. Au lieu cependant de se lancer dans des spe
culations abstraites, de s atteler a des constructions
transcendantes, Freud, en homme pratique, a pris ce
qu il avail sous la main, c est-a-dire la psychologie qui
etait deja impliquee dans la psychanalyse et qui, une fois
degagee de celle-ci, devait a son tour favoriser ses pro-
gres. La psychologie de Freud est done une psychologie
purement pragmatique que les psychologues profes-
sionnels trouveront peut-etre trop simpliste et elemen-
taire. Mais, toute simpliste et elementaire qu elle paraisse,
1 6
elle n en affirme pas moins quelques principes de la plus
haute importance.
En premier lieu, Freud a donne un contenu concret a
cet inconscient qui a ete la notion dominante de la
psychologic du xix e siecle et constitue encore le leit
motiv de celle de nos jours. Depuis cinquante ans et plus,
on parle volontiers de creation ineonsciente, d activite
inconsciente, de vie psychique inconsciente en general.
On a meme etabli une certaine gradation de 1 inconscient
et, pour ne pas laisser un fosse trop profond entre
celui-ci et le conscient, on a intercale entre les deux ce
qu on a appele le sub-conscient , quelque chose qui,
sans appartenir encore tout a fait au domaine de Fin-
conscient, ne fait plus partie de celui du conscient pro-
prement dit. Cette division est, a la rigueur, acceptable,
et Freud la fait sienne, en remplacantseulement le sub-
conscient parle preconscient . Mais si tons les psy-
chologues et meme tous les profanes sont d accord quant
a la facon de comprendre le conscient, on reste genera-
lenient dans le vague des qu il s agit de definir 1 incon
scient. Beaucoup de psychologues n entendent par incon
scient que le fonctionnement purement physiologique,
organique, du systeme neuro-cerebral, en dehors de
toute stimulation exterieure. D accord, dit Freud, mais a
defaut de stimulations exterieures, n y aurait-il pas de
stimulations interieures ? La psychanalyse nous apprend,
en effet, que F inconscient qui represente pour le
psychologue une cave noire et sombre, tellement noire
et sombre que, faute de pouvoir y decerner quoi que ce
soit, on la declare vide de tout contenu, que cet in
conscient, disons-nous, est plein a eclater, qu il presente
un contenu tellement riche et abondant que le vase
risque a chaque instant d etre deborde, et le serait, en
effet, si son contenu n etait soumis a une censure
severe et vigilante, prete a reprimer la moindre velleite
d evasion de Fun quelconque de ses elements.
Ce contenu est forme par toutes les experiences de la
vie anterieure, par tous les souvenirs, toutes les traces
des evenements vecus, des sentiments eprouves a la suite
PREFACE 17
ou a 1 occasion de ces evenements, par tous les desirs
qui ri ont pu trouver satisfaction. Ges experiences, sou
venirs, traces, sentiments et desirs sont elimines de la
vie consciente, soit parce que, ayant rempli leur role
dans la vie de 1 individu, ils ont perdu toute necessite
ou utilite, soit parce que, incompatibles avec les conven
tions de la vie sociale, ils exposeraient 1 individu qui les
ferait valoir dans la vie reelle aux peines et chatiments
que la societe reserve a ceux qui ne se conforment pas a
ses prescriptions et exigences. Refoules, mais non sup-
primes, ces sentiments et desirs acquierent dans certains
cas tous les caracteres de germes morbides et creent les
etats pathologiques connus sous le nom de nevroses. Ce
qui caracterise en effet ces etats, c est que les sentiments
et desirs en question, ne pouvant pas se manifester, a
cause de la repression qu ils ne cessent de subir, sous
leur jour veritable, authentique, se creent une issue par
des voies detournees, sous des apparences faites pour
dormer le change quanta leur veritable nature et connues
sous le nom de symptomes . Demasquer ces symptomes,
les depouiller de leurs apparences trompeuses, les rat-
tacher a leur source, rendre leurs causes et origines
conscientes au malade, tel est, nous Tavons vu, le
but de la psychanalyse.
Mais la vie inconsciente ne se manifesto pas seulement
sous la forrne pathologique de symptomes nevrotiques.
II existe aussi une psycho-pathologie de la vie quoti-
dienne , qui avait jusqu ici peu attire Inattention des
psychologues, mais dont Freud a fait 1 objet d une etude
approfondie : nos actes manques, involontaires, dont
nous nenous donnons meme la peine de chercher 1 expli-
cation, nos lapsus de la parole, nos erreurs d ecriture
et de lecture, nos oublis et distractions, tous ces mille
accidents de notre vie quotidienne, tellement rapides,
fugaces et insignifiants que la plupart d entre eux
echappent totalement a notre attention, Freud les
rattache a des sentiments, a des desirs, a des voeux et
sonhaits reprimes, le plus souvent innocents, mais quel-
quefois aussi inavouables, a cause de leur incompatibility
1 8 PREFACE
avec la morale convenlionnelle. Et ce qui est vrai des
actes manques , des lapsus et erreurs accomplis a
Fetat de veille. Test egalement des reves nocturnes qui
representent, eux aussi, une satisfaction deformee, sym-
bolique , de desirs reprimes.
En remplissant ainsi F inconscient d un contenu
concret, en depistant les manifestations de ce contenu aussi
bien dans la vie pathologique que dans la vie normale, dans
la vie detous les jours, Freud etablit un second principe
psychologique, dont il est inutile de souligner Fimpor-
tance, celui de la continuite de la vie psychique, du deter-
minisme de tous les faits et phenomenes de la vie psy
chique, et cela avec une force et une abondance de
preuves, avec une perspicacite et une clairvoyance qu on
ne retrouve chez nul autre psychologue. On peut, sans
exageration, dire de Freud qu il a le genie de la
psychologic. Ses explications detelreve, de tel symptome
peuvent souvent paraitre embrouillees, compliquees, on
peut trouver que dans certains cas il veut trop prouver
et que dans d autres il frise Fabsurdite. Peuimporte:
nous savons aujourd hui, grace a lui, que Finconscient
n est pas un simple mot, qu il represente une realite
concrete, une realite psychique aux elements innom-
brables, qu il n existe, entre le conscient et Finconscient,
aucune solution de continuite, qu en vertu d un deter-
minisme rigoureux, de la continuite de la vie psychique
et de son dynamisme fondamental, tout ce qui parait
inexplicable, accidentel, capricieux, miraculeux dans
celui-la ne peut avoir ses origines, sa source, sa cause
et ses conditions que dans celui-ci.
Nous abordons maintenant un troisieme principe
psychologique introduit par Freud, celui qui a souleve
contre la psychanalyse le plus de preventions et de
resistances, mais dont notre auteur a fait, pour ainsi
dire la clef de voute de son systeme : le role de la sexua-
lite dans la vie humaine en general, dans Fetiologie des
nevroses en particulier. L examen psychanalytique,
dit-il, permet de ramener, avec une regularite surpre-
nante, les symptomes morbides a des impressions de la
PREFACE 19
vie amoureuse ; il montre que les desirs palhogenes ne
sont autres que des tendances erotiques ; et il nous force
a admettre que les troubles erotiques occupent la pre
miere place parmi les influences morbigenes, et cela
chez les deux sexes 1 . Mais ce n est pas tout. II est
des cas ou la psychanalyse permet de rattacher les symp
tomes a de simples influences traumatiques, n ayant en
apparence rien de sexuel. Mais en y regardant de pres,
on s apercoit que cette distinction entre influences
sexuelles et influences purement traumatiques ne corres
pond pas a la realite. C est que la psychanalyse, au lieu
de s arreter a un moment quelconque de la vie (adulte)
du malade, au lieu de se contenter de la premiere expli
cation plausible et probable qu elle rencontre au cours
de ses investigations, poursuit son exploration, en
descendant jusqu a la puberte, voire jusqu a la premiere
enfance du malade. Ce sont, en effet, les impressions de
1 enfance, de i age le plus tendre qui fournissent Fexpli-
cationdelasusceptibilite ulterieure desrnalades a 1 egard
de certaines actions traumatiques, et c est seulement apres
avoir decouvert et rendu conscientes ces traces de souve
nirs presque toujours oublies, que nous sommes en mesure
de supprimer les symptomes morbides. Nous coristatons
ici (comme dans les reves) que ce sont les desirs repri-
rnes, mais persistants, de 1 enfance qui rendent possible
la reaction aux traumatismes ulterieurs par la formation
de symptomes. Et nous pouvons, d une facon generale,
designer ces puissants desirs de 1 enfance sous le nom
de sexuels 2 .
G est cette conception d une sexualite infantile qui,
plus encore quecelle del origine sexuelle des symptomes
nevrotiques en general, parait deconcertante dans la
theorie psychanalytique.
Mais a ceux qui s etonnent de voir attribuer a la
sexualite un sens aussi etendu, Freud repond que les mots
du langage courant sont faits avant tout pour designer
i. S. Freud. La Psychanalyse, p. 5a. Traduction francaise Y. Le Lay.
Payot, Paris, 1921.
a. Ibid., p. 53-54,
20 PREFACE
des notions qui repondent aux conventions et necessites
sociales. Or, au point de vue social, la sexualite est envi-
sagee uniquement dans ses rapports avec la reproduction
de 1 espece. Le langage courant ne tient pas compte de
toutes les phases que traverse la sexualite dans la vie
individuelle, avant de devenir cette fonction utilitaire
qu estla reproduction. Celle-ci n est, en effet, que 1 abou-
tissant d un certain nombre de processus qui se mani-
festent des 1 enfance, processus dont certains ont ete
intensifies, apres avoir subi une selection, tandis que
d autres ont ete supprimes. On observe chez 1 enfant un
grand nombre de dispositions sexuelles, dont le fonction-
nement differe notablement de celui des processus
sexuels de 1 adulte et qui, dans leur developpement
ulterieur, presentent la plus grande variabilite. Les per
versions sexuelles de 1 adulte ne sont le plus souvent
que le relour a ce que Freud appelle Yinfantilisme sexueL
Toutes les formes de perversion, dit-il encore, existent
deja a Fetat latent chez 1 enfant, qui est un pervers potij-
morphe. Sous 1 influence de Teducation, sous la pression
du milieu social, ces formes disparaissent chez les indi-
vidus normaux, et 1 energie psychique qui accompagne
}es impulsions perverses est sublimee et orientee
dans des directions ayant une valeur sociale plus grande.
Dans les cas anormaux, lorsque la tendance perverse est
trop forte, elle aboutit, ainsi que nous 1 avonsvu, a une
perversion manifeste. Dans d autres cas encore, 1 impul-
sion, sans aboutir a une perversion proprement dite, se
manifeste sous la forme d un symptome psycho-neuro-
tique qui constitue ainsi une satisfaction deguisee
d une tendance perverse. Chez le meme individu, une
tendance perverse peut se manifester a la fois sous la
forme d une perversion, d une psychoneurose et d une
sublimation dans une creation artistique. Certains
traits de caractere anormaux, de peu de valeur sociale,
peuvent etre egalement consideres comme des effets de
sublimation : telle la tendance morbide de certains
puritains a etre cheques par la moindre allusion
R la vie sexuelle, tendance qui ne serait au fond qu une
PREFACE 21
reaction de defense , inconsciente et excessive,
centre les tentations sexuelles.
Telles sont les grandes lignes des theories de Freud
sur la sexualite et ses rapports avec les psychoneuroses
et certaines deviations de la vie normale, et non seule-
ment avec certaines deviations, mais aussi avec certaines
manifestations superieures de cette vie. Freud a notam-
ment consacre un article et deux ouvrages a la creation
artistique danslaquelle il voitune elaboration consciente
de desirs inconscients remontant a 1 enfance et cherchant
a s exprimer et a se satisfaire. Etendant le champ d ap-
plication de la psychanalyse, Freud et ses eleves,
Abraham, Rank, Riklin, en ont fait une methode d expli-
cation sociologique : ils voient dans les mythes, les
legendes, les contes de fees, le folk-lore en general,
Fexpression de desirs persistants, de la. meme nature que
eeux qui se manifestent dans les reves et les psycho-
neuroses ; ils y decouvrent les memes mecanismes de
repression et de deformation que ceux qu on constate
dans ces dernieres activites mentales, mecanismes qui
se perfectionnent a mesure que la censure sociale gagne
en force et que la civilisation devient plus compliquee.
Dans un ouvrage plus recent, Freud a etudie, en se pla-
cant au meme point de vue, le phenomene si complexe
de la religion, et il a montre que les aspirations fonda-
mentales de 1 humanite, qui trouvent leur satisfaction
dans les differentes croyances religieuses et les divers
elats emotionnels, ont leur source dans des conflits
intra-psychiques qui, au point de vue ontogenique,
remontent jusqu a notre premiere enfance et, au point
de vue phylogenique, jusqu a nos premiers ancetres
humains.
On le voit, de simple methode de traitement des
neuroses qu elle etait au debut, la psychanalyse aspire
au role d une veritable philosophic de la vie psychique,
dans toutes ses manifestations normales et anormales,
sociales et individuelles. Dans quelle mesure cette ambi
tion est-elle justifiee? II est difficile de le dire pour
1 instant. II est certain toutefois que la psychologic et la
22 PREFACE
philosophic ireudiennes valent ce que vaut la psychana-
lyse elle-meme dont elles sent deduites. Avant done de
s emparer des conclusions, de les porter dans le roman
ou sur la scene, il laut examiner, verifier les premisses.
Et ceci ne peut etre fait que par des savants, par des
neuropathologistes professionals, ayant 1 habitude de
la clinique, rompus a 1 observation critique et an raison-
uenient logique. C est a ceux-la que s adresse surtout
iiotre traduction, et si celle-ci pouvait decider, ne serait-
ce que quelques-uns d entre eux, a entreprenclre, dans
un esprit d impartialite et avec le seul desir de decou-
vrir la verite, la verification des assertions de Freud par
1 appiication stride de ses propres methodes, notre but
erait largement atteint.
S. J.
PREMIERE PARTIE
I. INTRODUCTION
1I-IV. LES ACTES MANQUfiS
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION
J ignore combien d entre vous connaissent la psyeha-
nalyse par leurs lectures ou par ou i-dire. Mais le litre
rneme de ces leeons: Introduction a la Psychanalyse,
m impose 1 obligation de faire comme si vous ne saviez
rien sur ce sujet et comme si vous aviez besoin d etre
inities a ses premiers elements.
Je dois toutefois supposer que vous savez que la psycha-
nalyse est un precede de traitement medical de personnes
atteintesde maladies nerveuses. Cecidit,jepuisvousmon-
trer aussitot sur un exemple que les choses ne se passent
pas ici comme dans les autres branches de la medecine,
qu elles s y passent meme d une facon tout a fait contraire.
Generalement, lorsque nous soumettons un malade a
une technique medicale nouvelle pour lui, nous nous
appliquons a en diminuer a ses yeux les inconvenients et
a lui donner toutes les assurances possibles quant au
succes du traitement. Je crois que nous avons raison de
le faire, car en procedant ainsi nous augmentons effecti-
vement les chances de succes. Mais on precede tout
autrement, lorsqu on soumet un nevrotique au traite
ment psychanalytique. Nous le mettons alors au courant
des difficultes de la methode, de sa duree, des efforts et
des sacrifices qu elle exige ; et quant au resultat, nous
lui disons que nous ne pouvons rien promettre, qu il
dependra de la maniere dont se comportera le malade
lui-meme, de son intelligence, de son obeissarice, de sa
patience. II va sans dire que de bonnes raisons, dont
vous saisircz peut-etre 1 importance plus tard, nous die-
tent cette conduite inaccouttimee.
Je vous prie de ne pas m en vouloir^si je commence
par vous traiter comme ces malades nevrotiques. Je vous
deconseille tout s implement de venir m entendre une
a6 INTRODUCTION
autre fois. Dans cette intention, je vous ferai toucher du
doigt toutes les imperfections qui sont necessairement
attachees a Fenseignement de la psychanalyse et toutes
les difficultes qui s opposent a Facquisition d un juge-
ment personnel en cette matiere. Je vous montrerai que
toute votre culture anterieure et toutes les habitudes de
votre pensee ont du faire de vous inevitablement des
adversaires de la psychanalyse, et je vous dirai ce que
vous devez vaincre en vous-memes pour surmonter cette
hostilite instinctive. Je ne puis naturellement pas vous
predire ce que mes lecons vous feront gagner an point
de vue de la comprehension de la psychanalyse, mais
je puis certainement vous promettre que le fait d avoir
assiste a ces lecons ne suffira pas a vous rendre capables
d entreprendre une recherche ou de conduire un traite-
ment psychanalytique. Mais s il en est parmi vous qui,
ne se contentant pas d une connaissance superficielle de
la psychanalyse, desireraient entrer en contact perma
nent avec elle, non seulement jeles en dissuaderais, mais
je les mettrais directement en garde contre une pareille
tentative. Dans Fetat de choses actuel, celui qui choi-
sirait cette carriere se priverait de toute possibilite de
succes universitaire et se trouverait, en tant que praticien,
en presence d une societe qui, ne comprenant pas ses
aspirations, le considererait avec mefiance et hostilite et
serait prete a Mcher contre lui tous les mauvais esprits
qu elle abrite dans son sein. Et vous pouvez avoir un
apercu approximatif du nombre de ces mauvais esprits
rienqu en songeant auxfaits qui accompagnent la guerre
sevissant actuellement en Europe.
II y a toutefois des personnes pour lesquelles toute
nouvelle connaissance presente un attrait, malgre les
inconvenients auxquels je viens de faire allusion. Si cer
tains d entre vous appartiennent a cette categoric et veu-
lent bien, sans se laisser decourager par mes avertis-
soments, revenir ici la prochaine fois, ils seront les
bienvenus. Mais vous avez tous le droit de connaitre les
difficultes de la psychanalyse que je vais vous exposer.
La premiere difftculte est inherente a 1 enseignement
meme de la psychanalyse. Dans 1 enseignement de la
medecine, vous etes habitues a voir. Vous voyez la prepa
ration anatomique, le precipite qui se forme a la suite
INTRODUCTION 27
d nne reaction chimique, le raccourcissement du muscle
par 1 eflet de 1 excitation de ses nerfs. Plus tard, on pre-
sente a vos sens le malade, les symptomes de son affec
tion, les produits du processus morbide, etdans beaucoup
de cas on met meme sous vos yeux, a 1 etat isole, le
germe qui provoqua la maladie. Dans les specialites chi-
rurgicales, vous assistez aux interventions par lesquelles
on vient en aide au malade, et vous devez meme essayer
de les executer vous-memes. Et jusque dans la psychia
tric, la demonstration du malade, avec le jeu changeant
de sa physionomie, avec sa maniere de parler et de se
comporter, vous apporte une foule d observations qui vous
laissent une impression profonde et durable. C est ainsi
que le professeur en medecine remplit le role d un guide
et d un interprete qui vous accompagne comme a travers
un muse"e, pendant que vous vous mettez en relations
directes avec les objets N et que vous croyez avoir acquis,
par une perception personnelle, la conviction de Fexis-
tence des nouveaux faits.
Par malheur, les choses se passent tout difTeremment
dans la psychanalyse. Le traitement psychanalytique ne
comporte qu un echange de paroles entre 1 analyse et le
medecin. Le patient parle, raconte les evenements de sa
vie passee et ses impressions presentes, se plaint, con-
fesse ses desirs et ses emotions. Le medecin s applique a
diriger la marche des idees du patient, eveille ses sou
venirs, oriente son attention dans certaines directions,
lui donne des explications et observe les reactions de
comprehension ou d incomprehension qu il provoque
ainsi chez le malade. L entourage inculte denos patients,
qui ne s en laisse imposer que par ce qui est visible et
palpable, de preference par des actes tels qu on en
voit se derouler sur 1 ecran du cinematographe, ne man
que jamais de manifester son doute quant a Tefficacite
que peuvent avoir de simples discours , en tant que
moyen de traitement. Cette critique est peu judicieuse et
illogique. Ne sont-ce pas les memes gens qui savent
d une facon certaine que les malades s imaginent seu-
lement eprouver tels ou tels symptomes? Les mots fai-
saient primitivement partie de la magie, et de nos jours
encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis.
Avec des mots un homme pent rendre son semblable
a8 INTRODUCTION
heureux ou le pousser au desespoir, et c est a Taide de
mots que le mattre transmet son savoir a ses eleves, qu un
orateur entraine ses auditeurs et determine leurs juge-
ments et decisions. Les mots provoquent des emotions et
constituent pour les hommes le mojen general de s in-
fluencer reciproquement. Ne cherchons done pas a dimi-
nuer la valeur que peut presenter Fapplication de mots a la
psychotherapie et contentons-nous d assister en auditeurs
a 1 echange de mots qui a lieu entre 1 analyste et le
malade.
Mais cela encore ne nous est pas possible. La conver
sation qui constitue le traitement psychanalytique ne
supporte pas d auditeurs ; elle ne se prete pas a la demon
stration. On peut naturellement, au cours d une lecon
de psychiatric, presenter aux eleves un neurasthenique
ou un hysterique qui exprimera ses plaintes et racontera
ses symptomes. Mais ce sera tout. Quant aux renseigne-
ments dont 1 analyste a besoin, le malade ne les donnera
que s il eprouve pour le medecin une affinite de senti
ment particuliere ; il se taira, des qu il s apercevra de !a
presence ne serait-ce que d un seul temoin indifferent.
G est que ces renseignements se rapportent a ce qu il y a
de plus intime dans la vie psychique du malade, a tout
ce qu il doit, en tant que personne sociale autonome,
cacher aux autres et, enfin, a tout ce qu il ne veut pas
avouer a lui-meme, en tant que personne ayant conscience
de son unite.
Vous ne pouvez done pas assister en auditeurs a un
traitement psychanalytique. Vous pouvez seulement en
entendre parler et, ausens le plus rigoureux du mot, vous
ne pourrez connaitre la psychanalyse que par oui -dire.
Le fait de ne pouvoir obtenir que des renseignements,
pour ainsi dire, de seconde main, vous cree des conditions
inaccoutumees pour la formation d un jugement. Tout
depend en grande partie du degre de confiance que vous
inspire celui qui vous renseigne.
Supposez un instant que vous assistiez, non a une lecon
de psychiatric, mais a une lecon d histoire et que le con-
ferencier vous parle de la vie et des exploits d Alexandre
le Grand. Quelles raisons auriez-vous de croire a la
veridicite de son recit? A premiere vue, la situation parait
encore plus defavorable que dans la psychanalyse, car
INTRODUCTION 29
le professeur dTiistoire n a pas plus que vous pris part
aux expeditions d Alexandre, tandis que le psychanalyste
vous parle du moins de faits dans lesquels il a lui-meme
joue un role. Mais alors intervient vine circonstance qui
rend 1 historien digne de foi. II petit notamment vous
renvoyer aux recits de vieux ecrivains, contemporains
des evenements en question ou assez proches d eux,
c est-a-dire aux livres de Plutarque, Diodore, Arrien, etc. ;
il peutfaire passer sous vos yeux des reproductions des
monnaies ou des statues du roi et une photographic de
la mosa ique pompeienne representant la bataille d Issus.
A vrai dire, tous ces documents prouvent seulement que
des generations anterieures avaient deja cru a 1 existence
d Alexandre et a la realite de ses exploits, et vous voyez
dans cette consideration un nouveau point de depart
pour votre critique. Gelle-ci sera tentee de conclure que
tout ce qui a ete raconte au sujet d Alexandre n est pas
digne de foi ou ne peut pas etre etabli avec certitude
dans tous les details ; et cependantje me refuse a admet-
tre que vous puissiez quitter la salle de conferences en
doutant de la realite d Alexandre le Grand. Votre deci
sion sera determinee par deux considerations principales :
la premiere, c est que le conferencier n a aucune raison
imaginable de vous faire admettre comme reel ce que lui-
meme ne consid6re pas comme tel ; la seconde, c est que
tous les livres d histoire dontnous disposons representent
les evenements d une maniere a pen pres identique. Si
vous abordez ensuite 1 examen des sources plus anciennes,
vous tiendrez compte des memes facteurs, a savoir des
mobiles qui ont pu guider les auteurs et de la concor
dance de leurs temoignages. Dans le cas d Alexandre, le
resultat de 1 examen sera certainement rassurant, mais il
en sera autrementlorsqu il s agira de personnalites telles
que Mo ise ou Nemrod. Quant aux doutes que vous pou-
vez concevoir relativement au degre de confiance que
merite le rapport d un psychanalyste, vous aurez encore
dans la suite plus d une occasion d en apprecierla valeur.
Et, maintenant, vous etes en droit de me demander :
puisqu il n existe pas de critere objectif pour juger dela
veridicite de la psychanalyse et que nous n avons aucune
possibilite de faire de celle-ci un objet de demonstra
tion, comment peut-on apprendre la psychanalyse et
FREUD. a
3o INTRODUCTION
\
s assurer de la verite de ses affirmations? Get appren-
tissage n est en effet pas facile, et pen riomhreux sorit
ceux qui ont appris la psychanalyse d une i acon syste-
matiqu e, mais il n en existe pas moins des voies d ac-
ces vers cet apprentissage. On apprend d abord la
psychanalyse sur son propre corps, par 1 etude de sa
propre personnalite. Ce n est pas la tout a fait ce qu on
appelle auto-observation, mais a la rigueur 1 etude dont
nous parlons pent y etre ramenee. II existe toute une
serie de phenomenes psychiques tres frequents et gene-
ralement connus dont on peut, grace a quelques indica
tions relatives a leur technique, faire sur soi-meme des
ijots d analyse. Ce que faisant, on acquiert la convie-
ion tant cherchee de la realite des processus decrits par
la psychanalyse et de la justesse de ses conceptions.
11 convient de dire toutefois qu on ne doit pas s attendre,
en suivant cette voie, a realiser des progres indefmis.
On avance beaucoup plus en se laissant analyser par
un psychanalyste competent, en eprouvant sur son
propre rnoi les effets de la psychanalyse et en profitant
de cette occasion pour saisir la technique du precede
dans toutes ses finesses. II va sans dire que cet excellent
moyen ne peut toujours etre utilise que par une seule
personne et ne s applique jamais a une reunion de plu-
sieurs.
A votre acces a la psychanalyse s oppose encore une
autre difficult^ qui, elle, n est plus inherente a la psycha
nalyse comme telle : c est vous-memes qui en etes
responsables, du fait de vos etudes medicales ante-
rieures. La preparation que vous avez recue jusqu a pre
sent a imprime a votre pensee une certaine orientation
qui vous ecarte beaucoup de la psychanalyse. On vous
a habitues a assigner aux fonctions de 1 organisme et a
leurs troubles des causes anatomiques, a les expliquer
en vous placant au point de vue de la chimie et de la
physique, a les concevoir du point de vue biologique ,
mais jamais votre interet n a ete oriente vers la vie
psychique dans laquelle culmine cependant le fonction-
nementde notre organisme si admirablement complique.
C est pourquoi vous etes restes etrangers a la maiiiere
de penser psychologique, et c est pourquoi aussi vous
avez pris 1 habitude de considerer celle-ci avec mefiance,
INTRODUCTION 3 1
de lui refuser tout caractere scientifique et de Taban-
donner aux profanes, poetes, philosophes de la nature et
mystiques. Cette limitation est certainement prejudiciable
a votre aetivite medicale, car, ainsi qu il est de regie
dans toutes relations humaines, le malacle commence
toujours par vous presenter sa facade psychique, et je
crains fort que vous ne soyez obliges, pour votre chati-
rnent, d abandonner aux profanes, aux rebouteux et aux
mystiques que vous meprisez tant, Line bonne part de
1 influence therapeutique que vous cherchez a exercer.
Je ne meconnais pas les raisons qu on peut alleguer
pour excuser cette lacune dans votre preparation. II
nous manque encore cette science philosophique auxi-
liaire que vous puissiez utiliser pour la realisation des
fins posees par 1 activite medicale. Ni la philosophie
speculative, ni la psychologic descriptive, ni la psycho
logic dite experimental et se rattachanta la physiologie
des sens, ne sont capables, telles qu on les enseigne
danslesecoles, de vous fournir desdonnees utiles sur les
rapports entre le corps etFarne etdevous offrirlemoyen
cle comprendre un trouble psychique quelconque. Dans
le cadre meme dela medecine,la psychiatric, il est vrai,
s occupe a decrire les troubles psychiquesqu elle observe
et a les reunir en tableaux cliniques, mais dans leurs
bons moments les psychiatres se demandent eux-memes
si leurs arrangements purement descriptifs meritent le
nom de science. Nous ne connaissons ni 1 origine, ni le
niecanisme, ni les liens reciproques des symptomes dont
se composent ces tableaux nosologiques ; aucune modi
fication demontrable del organe anatomique de Tame ne
leur correspond ; et quant aux modifications qu on
invoque, elles ne donnent des symptomes aucune expli
cation. Ces troubles psychiquesne sont accessibles a une
action therapeutique qu en tant qu ils constituent des
eil ets secondaires d une affection organique quelconque.
G est la une lacune que la psychanalyse s applique a
combler. Elle veutdonner a la psychiatric la base psycho-
logique qui lui manque : elle espere decouvrir le ter
rain commun qui reridra intelligible la rencontre d un
trouble somatique et d un trouble psychique. Pour par-
venir a ce but, elle doit se tenir a distance de toute pre
supposition d ordre anatomique, chimique ou physiolo-
32 INTRODUCTION
gique, ne travailler qu en s appuyant sur des notions
purement psychologiques, ce qui, je le crams fort, sera
precisement la raison pour laquelle elle vous paraitra de
prime abord etrange.
II est enfin une troisieme difficulte dont je ne rendrai
d ailleurs responsables ni vous ni votre preparation
anterieure. Parmi les premisses de la psychanalyse, il
en est deux qui choquent tout le monde et lui attirent la
disapprobation universelle : 1 une d elles se heurte a un
prejuge intellectuel, 1 autre a un prejuge esthetico-moral.
Ne dedaignons pas trop ces prejuges : ce sontdeschoses
puissantes, des survivances de phases de developpement
utiles, voire necessaires, de I humanite. Us sont main-
tenus par des forces affectives, et la lutte contre eux est
difficile.
D apres la premiere de ces desagreables premisses de
la psychanalyse, les processus psychiques seraient en
eux-memes inconscients ; et quant aux conscients, ilsne
seraient que des actes isoles, des fractions de la vie
psychique totale. Rappelez-vous a ce propos que nous
sommes, au contraire, habitues a identifier le psychique
et le conscient, que nous considerons precisement la
conscience comme une caracteristique, comme une defi
nition du psychique et que la psychologic consiste pour
nous dans 1 etude des contenus de la conscience. Cette
identification nous parait meme tellement naturelle que
nous voyons une absurdite manifeste dans la moindre
objection qu on lui oppose. Et, pourtant, la psychana
lyse ne peut pas ne pas soulever d objection contre 1 iden-
tite du psychique et du conscient. Sa definition du
psychique dit qu il se compose de processus faisant partie
des domaines du sentiment, de la pensee etde la volonte ;
et elle doit affirmer qu il y a une pensee inconsciente et
une volonte inconsciente. Mais par cette definition et
cette affirmation elle s aliene d avance la sympathie de
tous les amis d une froide science et s attire le soupcon
de n etre qu une science esoterique et fantastique qui
voudrait batir dans les tenebres et pecher dans 1 eau
trouble. Mais vous ne pouvez naturellement pas encore
comprendre de quel droit je taxe de prejuge une propo
sition aussi abstraite que celle qui affirme que le
psychique est le conscient , de mme que vous ne pou-
INTRODUCTION
vez pas encore vous rendre compte du developpement
qui a pu aboutir a la negation de 1 inconscient (a supposer
que celui-ci existe) et des avantages d une pareille nega
tion. Discuter la question de savoir si Ton doit faire coin-
cider le psychique avec le conscient ou bien etendre celui-
la au dela des limites de celui-ci, peut apparaitre comme
une vaine logomachie, mais je puis vous assurer que
[ admission de processus psychiques inconscients inau-
gure dans la science une orientation nouvelle et decisive.
Vous ne pouvez pas davantage soupconner le lien
intime qui existe entre cette premiere audace de la
psychanalyse et celle que je vais mentionner en
deuxi6me lieu. La seconde proposition que la psycha
nalyse proclame comme une de ses decouvertes con-
tient notamment raffirmation que des impulsions qu on
peut qualifier seulement de sexuelles, au sens restreint
ou large du mot, jouent, en tant que causes determi-
nantes des maladies nerveuses et psychiques, un role
extraordinairement important et qui n a pas ete jusqu a
present estime a sa valeur. Plus que cela : elle affirme
que ces memes emotions sexuelles prennent une part qui
est loin d etre negligeable aux creations de Fesprit
humain dans les domaines de la culture, de 1 art et de la
\ie sociale.
D apres mon experience, 1 aversion suscitee par ce
resultat de la recherche psychanalytique constitue la
raison la plus importante des resistances auxquelles
celle-ci se heurte. Voulez-vous savoir comment nous nous
expliquons ce fait? Nous croyons que la culture a ete
creee sous la poussee desnecessitesvitales etaux depcns
de la satisfaction des instincts et qu elle est toujours
recreee en grande partie de la meme facon, chaque nou-
vel individu qui entre dans la societe humaine renouve-
lant, au profit del ensemble, le sacrifice de ses instincts.
Parmi les forces instinctives ainsi refoulees, les emotions
sexuelles jouent un role considerable; elles subissent
une sublimation, c est-a-dire qu elles sont detournees de
leur but sexuel et orientees vers des buts socialement
superieurs et qui n ont plus rien de sexuel. Mais il s agit
la d une organisation instable ; les instincts sexuelss ont
mal domptes, et chaque individu qui doit participer an
travail culturel court le danger de voir ses instincts
34 INTRODUCTION
soxuels resister a ce refoulement. La societe ne voit pas
de plus grave menace a sa culture que celle que pre-
senteraient la liberation des instincts sexuels et leur
retour a leurs buts primitifs. Aussi la societe n sime-
t-elle pas qu on lui rappelle cette partie scabreuse des
fondations snr lesquelles elle repose ; elle n a aucun
interet a ce que la force des instincts sexuels soil recon-
nue et 1 importance de la vie sexuelle revelee a chacun ;
elie a plutot adopte une methode d education quiconsiste
a detourner 1 attentio n de ce domaine. C est pourquoi
elle ne supporte pas ce resultat de la psychanalyse
clont nous nous occupons : elle le fletrirait volontiers
comme repoussant au point de vue esthetique, comme
condamnable au point de vue moral, comme dangereux
sous tons les rapports. Mais ce n est pas avec des
reproches de ce genre qu on peut supprimer un resultat
objectif du travail scientifique. L opposition, si elle veut
se faire entendre, doit etre transposes dans le domaine
intellectual. Or, la nature humaine est faite de telle sorte
qu on est porte a considerer comme injuste ce qui
deplait ; ceci fait, il est facile de trouver des arguments
pour justifler son aversion. Et c est ainsi que la societe
transforme le desagreable en injuste, combat les verites
de la psychanalyse, non avec des arguments logiques et
concrets, mais a 1 aide de raisons tirees du sentiment,
et maintient ces objections, sous forme de prejuges,
centre toutes les tentatives de refutation.
Mais i! eonvient d observer qu en formulant la propo
sition en question nous n avons voulu manifester aucune
tendance. Notre seul but etait d exposer un etatde fait que
nous croyons avoir constate a la suite d un travail plein
de difficultes. Et cette fois encore nous croyons devoir
protester contre I mtervention de considerations pratiques
dans le travail scientifique, et cela avant meme d exami-
ner si les craintes au nom desquelles on voudrait nous
imposer ces considerations sont justifiees ou non.
Telles sont quelques-unes des difficultes auxquelles
vous vous heurterez si vous voulez vous occuper de
psychanalyse. C est peut-etre plus qu il n en faut pour
commencer. Si leur perspective ne vous ellraie pas, nous
pouvons conliriuer.
CHAP1TRE II
LES AGTES MANQUES
(DiE FEHLLEISTUNGEN.)
Ce n est pas par des suppositions que nous aliens
commencer, mais par une recherche, a laquelle nous
assignerons pour objet certains phenomenes, tres fre
quents, tres connus et tres insuffisamment apprecies et
n ayant rien a voir avec 1 etat morbide, puisqu on pent
les observer chez tout homme bien.portant. Ce sont les
phenomenes que nous designerons par le nom generique
d actes manques et qui se produisent lorsqu une personne
prononce ou ecrit, en s en apercevant on non, un mot
autre que celui qu elle veut dire ou tracer (lapsus); lors-
qu on lit, dans un texte imprime ou manuscrit, un mot
autre que celui qui estreellement imprime ou emt(/ausse
lecture), oulorsqu onenterid autre chose que ce qu on vous
dit,sans que cetle fausse audition tienne a un trouble orga-
nique de Forgane auditif. Une autre serie de phenome
nes du meme genre a pour base Youbli, etant entendu
toutefois qu il s agit d un oubli non durable, mais momen-
tane, comme dans le cas, par exemple, ou Ton ne pent
pas retrouver un nom qu on sait cependant et qu on finit
regulierement par retrouver plus tard, ou dans le cas ou
Ton oublie de mettre a execution un pro jet dont on se
souvient cependant plus tard et qui, par consequent, n est
oublie que momentanement. Dans une troisieme serie,
c est la condition de momentaneite qui manque, coinme,
par exemple, lorsqu on ne reussit pas a mettre la main
sur un objet qu on avait cependant range quelque part;
a la meme categorie se rattachent les cas de perte tout a
fait analogues. II s agit la d oublis qu on traite diflerem-
ment que les autres, d oublis dont on s etonne et an sujet
desquels on estcontrarie, au lieu de les trouver compre-
36 LES AGTES MANQUES
hensibles. A ces cas se rattachent encore certa uies erreurs
dans lesquelles la momentaneite apparait de nouveau,
comme lorsqu on croit pendant quelque temps a des cho-
ses dont on savait auparavant et dont on saura de nou
veau plus tard qu elles ne sont pas telles qu on se les
represente. A tous ces cas on pourrait encore ajouter
une foule de phenomenes analogues, connus sous des
noms divers.
II s agit la d accidents dont la parente intime est mise
en evidence par le fait que les mots servant a les desi
gner ont tous en commun le prefixe VER (en allemand) 1 ,
d accidents qui sont tous d un caractere insignifiant,
d une courte duree pour la plupart et sans grande impor
tance dans la vie des hommes. Ce n est que rarement que
tel ou tel d entre eux, comme la perte d objets, acquiert
une certaine importance pratique. C est pourquoi ils
n eveillent pas grande attention, ne donnentlieu qu a de
faibles emotions, etc.
C est de ces phenomenes que je veux vous entretenir.
Mais jevousentends deja exhalervotre mauvaisehumeur:
11 existe dans le vaste monde exterieur, ainsi que dans
le monde plus restreint de la vie psychique, tant d enig-
mes grandioses, il existe, dans le domaine des troubles
psychiques, tant de choses etonnantes qui exigent et
meritent une explication, qu il est vraiment frivole de
gaspiller son temps a s occuper de bagatelles pareilles.
Si vous pouviez nous expliquer pourquoi tel homme
ayant la vue etl ouie saines en arrive a voir en plein jour
des choses qui n existent pas, pourquoi tel autre se croit
tout a coup persecute par ceux qui jusqu alors lui etaient
le plus chers ou poursuit des chimeres qu un enfant
trouverait absurdes, alors nous dirions que la psycha-
nalyse merite d etre prise en consideration. Mais si la
psychanalyse n est pas capable d autre chose que de
rechercher pourquoi un orateur de banquet a prononce
un jour un mot pour un autre ou pourquoi une maitresse
de maison n arrive pas a retrouver ses clefs, ou d autres
futilites du meme genre, alors vraiment il y a d autres
I. Par exemple : Fersprechen (lapsus); V er-Iesen (fausse lecture), Ver-
horen (fausse audition), Fer-legen (impossibility de retrouver un objet qu on
a ran^e), etc. Ce mode d expression d actes manques, de faux pas, de faux
gestes, de fausses impressions manque en franoais. N. d. T.
LES AGTES MANQUES
problemes qui sollicitent notre temps et notre atten
tion.
A quoi je vous repondrai : Patience 1 Votre critique
porte a faux. Certes, la psychanalyse ne pent se vanter
de ne s etre jamais occupee de bagatelles. Au contraire,
les materiaux de ses observations sont constitues gene-
ralement par ces fails peu apparents que les autres scien
ces ecartent comme trop insignifiants, par le rebut du
monde phenomenal. Mais ne confondez-vous pas dans
votre critique Timportance des problemes avec 1 appa-
rence des signes? N y-a-t il pas des choses importantes
qui, dans certaines conditions et a de certains moments,
ne se manifestent que par des signes tres faibles? II me
serait facile de vous citerplus d une situation de ce genre.
N est-ce pas sur des signes imperceptibles que, jeunes
gens, vous devinez avoir gagne la sympathie de telle ou
telle jeune fille? Attendez-vous, pourle savoir, une decla
ration explicite de celle-ci, ou que la jeune fille se jette
avec effusion a votre cou? Ne vous contentez-vous pas,
au contraire, d un regard furtif, d un mouvement imper*
ceptible, d un serrement de mains a peine prolonge? Et
lorsque vous vous livrez, en qualite de magistrat, a une
enquete surun meurtre, vous atteridez-vous a ce que le
meurtrier ait laisse sur le lieu du crime sa photographic
avec son adresse, ou ne vous contentez-vous pas neces-
sairement, pour arriver a decouvrir Tidentite du crimi-
nel, de traces souvent tres faibles et irisignifiantes? Ne
meprisons done pas les petits signes: ils peuvent nous*
mettre sur la trace de choses plus importantes. Je pense
d ailleurs comme vous que ce sont les grands problemes
du monde et de la science qui doivent surtout solliciter
notre attention. Mais souvent il ne sert de rien de for-
muler le simple projet de se consacrer a 1 investigation
de tel ou tel grand probleme, car onnesait pas toujours
ou Ton doit diriger ses pas. Dans le travail scientifique,
il est plus rationnel de s attaquer a ce qu on a devant soi,
a des objets qui s ofTrent d eux-memes a notre investiga
tion. Si on le fait serieusement, sans idees preconcues,
sans esperances exagerees et si Ton a de la chance, il pent
arriver que, grace aux liens qui rattachent tout a tout,
le petit au grand, ce travail entrepris sans aucune pre-
tention ouvre un acces a Fetude de grands problemes
38 LES ACTES MANQUES
Voila ce que j avals a vous dire pour tenir en eveil
votre attention, lorsque j aurai a trailer des actes man-
ques, insignifianls en apparence, de 1 homme sain. Nous
nous adressons maintenant a quelqu un qui soil tout a
fail etranger a la psychanalyse et nous lui demanderons
comment il s explique la production de ces fails.
II est certain qu il cornmencera par nous repondre :
Oh, ces fails ne meritenl aucune explication ; ce sonl
de petits accidenls. Qu enlend-il dire par la? Preten-
drail il qu il existe des evenemenls Ires pelits, se trou-
vant. en dehors de 1 enchamemenl de la phenomenologie
du monde el qui auraient pu toul aussi bien ne pas se
produire? Mais en brisant le cleterminisme universel,
meme en un seul point, on bouleverse toule la concep-
lion scienlifique du monde. On devra montrer a notre
homme combien la conception religieuse du monde est
plus consequente avec elle-meme, lorsqu elle affirme
expressement qu un moineau ne tombe pas du toil sans
une inlervenlion particuliere de la volonle divine. Je
suppose que noire ami, au lieu de lirer la consequence
qui decoule de sa premiere reponse, se ravisera el dira
qu il Irouve toujours 1 explicalion des choses qu il eludie.
II s agirail de peliles deviations de la fonction, d inexac-
titudes du fonclionnemenl psychique dontles conditions
seraientfaciles a determiner. Un homme qui, d ordinaire,
parle correclemenl peut se tromper en parlanl: i lors-
qu il est legeremenl indispose ou faligue ; 2 lorsqu il esl
surexcile ; 3lorsqu il esllrop absorbe par d aulres choses.
Ces assertions peuvenl elre facilemenl confirmees. Les
lapsus se produisenl parliculieremenl souvenl lorsqu on
esl faligue, lorsqu on souffre d un mal de tete ou a Tap-
proche d une migraine. G esl encore dans les memes
circonslances que se produil facilement Foubli de noms
propres. Beaucoup de personnes reconnaissent 1 immi-
nence d une migraine rien que par eel oubli. De meme,
dans la surexcilalion on confond souvenl aussi, bien les
mots que les choses, on se meprend , et 1 oubli de
projets, ainsi qu une foule d autres actions non intention-
nelles deviennent parliculieremenl frequenls lorsqu on
esl dislrail, c est-a-dire lorsque Tallention se Irouve con-
centree sur autre chose. Un exemple connu d une par^ille
dislraclion nous esl oflert par ce professeur des Flie-
LES ACTES MANQUES 09
gende Blatter qui oublie son parapluie et emporte un
autre chapeau a la place du sien, parce qu il pense aux
problemes qu il doit trailer dans son prochain livre.
Quant aux exemples de projets concus et de promesses
faites, les uns et les autres oublies, parce que des eve-
nements se sont produits par la suite qui ont violemment
oriente 1 attention ailleurs, chacun en trouvera dans
sa propre experience.
Cela semble tout a fait comprehensible et a 1 abri de
toute objection. Ce n est peut-etre pas tres interessant,
pas aussi interessant que nous raurionscru. Examinons
de plus pres ces explications des actes manques. Les
conditions qu on considere comme determinantes pour
leur production ne sont pas toutes de meme nature.
Malaise et trouble circulatoire interviennent dans la per
turbation d une fonction normale a titre de causes phy-
siologiques ; surexcitation, fatigue, distraction sont des
facteurs d un ordre different: on pent les appeler psycho-
physiologiques. Ces derniers facteurs se laissent facile-
ment traduire en theorie. La fatigue, la distraction, peut-
etre aussi 1 excitation generale produisent une dispersion
de 1 attention, ce qui a pour efFet que la fonction consi-
deree ne recevant plus la dose d attention suflisante, peut
etrefacilement troublee on s accomplitavecune precision
insuffisante. Une indisposition, des modifications circu-
latoires survenant dans Forgane nerveux central peuvent
avoir le meme effet, en influencant de la meme facon le
facteur le plus important, c est-a-dire la repartition de
Tattention. 11 s agirait done dans tons les cas de pheno-
menes consecutifs a des troubles de 1 attention, que ces
troubles soient produits par des causes organiques ou
psychiques.
Tout ceci n est pas fait pour stimuler notre interet
pour la psychanalyse et nous pourrions etre tentes de
nouveau de renoncer a notre sujet. En examinant tou-
tefois les observations d une faron plus serree, nous nous
aperrevrons qu en ce qui concerne les actes manques
tout ne s accorde pas avec cette theorie de 1 attention on
tout an moins ne s en laisse pas deduire naturellement.
Nous constaterons notammeiit que des actes manques et
des oublis se produisent aussi rhez des personnes, qui,
loin -d etre fa tiguees, distraites ou surexcitees, setrouveiit
4o LES AGTES MANQuiS
dans un etat normal sous tous les rapports, et que c est
seulement apres coup, a la suite precisement de 1 acte
manque, qu on attribue a ces personnes une surexcita-
tion qu elles se refusent a admettre. C est une affirmation
un peu simpliste que celle qui pretend que Faugmentation
de 1 attention assure 1 execution adequate d une fonction,
tandis qu une diminution de 1 attention aurait un eflet
contraire. II existe une foule d actions qu on execute
automatiquement ou avec une attention insuffisante, ce
qui ne nuit en rien a leur precision. Le promeneur, qui
sail a peine ou il va, n en suit pas moins le bon chemin
et arrive au but sans tatonnements. Le pianiste exerce
laisse, sans y penser, retomber ses doigts sur les touches
indiquees. II peut naturellement lui arriver de se trom-
>er, mais silejeuautomatique etait de nature aaugmenter
[es chances d erreur, c est le virtuose dont le jeu est
devenu, a la suite d un long exercice, purement automa-
tique, qui devrait etre le plus expose a se tromper. Nous
voyons, au contraire, que beaucoup d actions reussissent
particulierement bien lorsqu elles ne sont pas Fobjet
d une attention speciale, et que 1 erreur peut se pro-
duire precisement lorsqu on tient d une facon particu-
liere a la parfaite execution, c e^ -,:-a-dire lorsque 1 atten
tion se trouve plutot exaltee. On peut dire alors que
1 erreur est 1 efTet de 1 excitation . Mais pourquoi
Fexcitation n altererait-elle pas plutot 1 attention a
1 egard d une action a laquelle on attache tant d interet?
Lorsque, dans un discours important ou dans une nego-
ciation verbale, quelqu un fait un lapsus et dit le con
traire de ce qu il voulait dire, il commet une erreur qui
se laisse difficilement expliquer par la theorie psycho-
physiologique ou par la theorie de 1 attention.
Les actes manques eux-memes sont accompagnes d une
foule de petits phenomenes secondaires qu on ne com-
prend pas et que les explications tentees jusqu a present
n ont pas rendus plus intelligibles. Lorsqu on a, par
exemple, momentanement oublie un mot, on s impa-
tiente, on cherche a se le rappeler et on n a de repos qu on
ne 1 ait retrouve. Pourquoi Thomme a ce point contrarie
reussit-il si rarement, malgre le desir qu il en ait, a
diriger son attention sur le mot qu il a, ainsi qu il le dit
lui-meme, sur le bout de la langue et qu il reconnail
LES AGTES MANQUES 4 1
des qu on le prononce devant lui? Ou, encore, il y a des
cas oii les actes manques se multiplient, s enchainent
entre eux, se remplacent reciproquement. Une premiere
fois, on oublie un rendez-vous ; la fois suivante, on est
bien decide a ne pas 1 oublier, mais il se trouve qu on a
note par erreur une autre heure. Pendant qu on cherche
par toutes sortes de detours a se rappeler un mot oublie,
on laisse echapper de sa memoire un deuxieme mot qui
aurait pu aider a retrouver le premier ; et pendant qu on
se met a la recherche de ce deuxieme mot, on en oublie
un troisieme, et ainsi de suite. Ces complications peuvent,
on le sail, se produire egalement dans les erreurs typo-
graphiques qu on peut considerer comme des actes man
ques du compositeur. Une erreur persistante de ce genre
s etait glissee un jour dans une feuille social-democrate.
On pouvait y lire, dans le compte rendu d une certaine
solennite : On a remarque, parmi les assistants, Son
Altesse, le Kornprinz (au lieu de Kronprinz, le prince
heritier). Le lendemain, le journal avail tente une rectifi
cation ; il s excusait de son erreur et ecrivait : nous
voulions dire, naturellement, le Knorprinz (toujours
au lieu de Kronprinz). On parle volontiers dans ces cas
d un mauvais genie qui presiderait aux erreurs typpgra-
phiques, du lutin de la casse typographique, toutes
expressions quidepassent la portee d une simple theorie
psycho-physiologique del erreur typographique.
Vous savez peut-etre aussi qu on peut provoquer des
lapsus de langage, par suggestion, pour ainsi dire. II
existe a ce propos une anecdote : un acteur novice est
charge un jour, dans la Pucelle d Orleans du role
important qui consiste a annoncer au roi que le Conne-
table renvoie son epee (Schwert). Or, pendant la repeti
tion, un des figurants s est amuse a souffler a 1 acteur
timide, a la place du vrai texte, celui-ci : le Confortabte
renvoie son cheval [Pferd)*. Et il arriva que ce mauvais
plaisant avait atteint son but : le malheureux acteur
debuta reellement, au cours de la representation, par la
i. Voici la juxtaposition de ces deux phrases en allemand:
1 Der Gonn^table schickt sein Schwert zuriick;
2 Der Comfortabel schickt sein Pferd zuriick.
Il y a done confusion d une part, entre les mots Connetable et Comfortabel j
d yutre part, entre les mots Schwert et Pferd,.
42 LES AGTES MANQUES
phrase ainsi modifiee, et cela malgre ies avertissements
qu il avait recus a ce propos, ou peut-etre meme a cause
de ces avertissements.
Or, toutes ces petites particularites des actes manques
ne s expliquent pas precisement par la theorie de 1 atten-
tion detournee. Ce qui ne veut pas dire que cette theorie
soit fausse. Pour etre tout a fait satisfaisante, elle aurait
besoin d etre completee. Mais il est vrai, d autre part,
que plus d un acte manque peut encore etre envisage a
un autre point de vue.
Considerons, parmi Ies actes manques, ceux qui se
pretent le mieux a nos intentions : Ies erretirs de langage
{lapsus). Nous pourrions d ailleurs tout aussi bien choisir
Ies erreurs d ecriture ou de lecture. A ce propos, nous
devons tenir compte du fait que la seule question que
nous nous soyons posee jusqu a present etait de savoir
quand et dans quelles conditions on commet des lapsus
et que nous n avons obtenu de reponse qu a cette seule
question. Mais on peut aussi considerer la forme que
prend le lapsus, 1 efietqui en resulte. Vous devinez deja
que tant qu on n a pas elucide cette derniere question,
tant qu on n a pas explique 1 eflet produit par le lapsus, le
phenomene reste, au point de vue psychologique, un acci
dent, alors meme qu on a trouve son explication physio-
logique. II est evident que, lorsque je commets un lapsus,
celui-ci peut revetir mille formes differentes ; je puis
prononcer, a la place du mot juste, mille mots inappro-
pries, imprimer au mot juste mille deformations. Et
lorsque, dans un cas particulier, je ne commets, de tons
Ies lapsus possibles, que tel lapsus determine, y a-t-il a
cela des raisons decisives, ou ne s agit-illa que d un fait
accidentel, arbitraire, d une question qui ne comporte
aucune reponse rationnelle ?
Deux auteurs, M. Meringer etM. Mayer (celui-la philo-
logue, celui-ci psychiatre) ont essaye en 1896 d aborder
par de cote la question des erreurs de langage. Ils ont
reuni des exemples qu ils ont d abord exposes en se pla-
cant au point de vue purement descriptif. Ce faisant,
ils n ont naturellemerit apporte aucune explication, mais
ils ont indique le chemin susceptible d y conduire. Ils
rangent Ies deformations que Ies lapsus impriment au
discours intentionnel dans Ies categories suivantes.
LES AGTES MANQUKS 43
a) interversions ; 6) empietement d un mot ou partie
dun mot sur le mot qui le precede (Vorklang) , c) pro
longation superflue d un mot (Nachklang) ; d) confusions
(contaminations); e) substitutions. Je vais vous citer des
exemples appartenant a chacune de ces categories. II y
a interversion, lorsque quelqu un dit : la Milo de Venus,
an lieu de la Venus de Milo (interversion de 1 ordre des
mots). II y a empietement sur le mot precedent, lorsqu on
dit: Es war mir auf der Schwest auf der Brust so
sthwer. (Le sujet voulait dire: j avais un tel poids
sur la poilrine ; clans cette phrase, le mot schwer
[lourd] avait empiete en partie sur le mot antecedent
Brust [poitrine]). II y a prolongation ou repetition super-
flue d un mot dans des phrases comme ce malheu-
reux toast : Ich fordere sie auf, auf dais Wohl unseres
Chefs aufzustossen ( Je vous invite a demolir la prospe-
rite de notre chef : au lieu de boire - stossen - a la
prosperite de notre chef .) Ces trois formes de lapsus
ne sont pas tres frequentes. Vous trouverez beaucoup
plus d observations dans lesquelles le lapsus resulte
d une contraction ou d une association, comme lorsqu un
monsieur aborde dans la rue une dame en lui disant:
Wenn sie gestatten, Fruulein, mochte ich sie gerne
b eg le it- dig en ( Si vous le permettez, Mademoiselle, je
vous accompagnerais bien volontiers c est du moms
ce que le jeune homme voulait dire, mais il a commis
un lapsus par contraction, en combinantle mot begleiten,
accompagner, avec celui beleidigen, offenser, manquer de
respect). Je dirai en passant que le jeune homme n a
pas du avoir beaucoup de succes aupres de la jeune fille.
Je citerai, enfin, comme exemple de substitution^ cette
phrase empruntee a une des observations de Meringeret
Mayer : Je mets les preparations dans la boite aux
lettres (Brief hasten) , alors qu on voulait dire : dans
le four a incubation (Drutkasten) .
L essai d explication que les deux auteursprecites cru-
rent pouvoir deduire de leur collection d exemples me
parait tout a fait insuffisant. Us pensent que les sons et
les syllabes d un motpossedent des valeurs difTerentes et
que Finnervation d un element ayant une valeur supe-
rieure pent exercer une influence perturbatrice sur celle
des elements d une valeur moindre. Ceci ne serait vrai, a
44 LES AGTES MANQUES
la rigueur, que pour les cas, d ailleurs pen frequents, de
la deuxieme et de la troisieme categories ; dans les autres
lapsus, cette predominance de certains sons sur d autres,
a supposer qu elle existe, ne joue aucun role. Les lapsus
les plus frequents sont cependant ceux ou Ton remplace
un mot par un autre qui lui ressemble, et cette ressem-
blance parait a beaucoup de personnes suffisante pour
expliquer le lapsus. Un professeur dit, par exemple,
dans sa lecon d ouverture : Je ne suis pas dispose
(geneigf) a apprecier comme il convient les merites de mon
predecesseur ; alors qu il voulait dire : Je ne me re-
connais pas une autorite suffisante (geeignei) pour appre-
cier, etc. Ou un autre : En ce qui concerne Fappareil
genital de la femme, malgre les nombreuses tentations
(Versuchungeri)... pardon, malgre les nombreuses tenta-
tives ( Versuche)
Mais le lapsus le plus frequent et le plus frappant est
celui qui consiste a dire exactement le contraire de ce
qu on voudrait dire. II est evident que dans ces cas les
relations tonales et les effets de ressemblance ne jouent
qu un role minime ; onpeut, pourremplacer cesfacteurs,
invoquer le fait qu il existe entre les contraires une
etroite affinite conceptuelle et qu ils se trouventparticu-
lierement rapproches dans 1 association psychologique.
Nous possedons des exemples historiques de ce genre :
un president de notre Chambre des deputes ouvre un
jour la seance par ces mots : Messieurs, je constate la
presence de... membres et declare, par consequent, la
seance close.
N importe quelle autre facile association, susceptible,
dans certaines circonstances, de surgir mal a propos,
peut produire le meme efFet. On raconte, par exemple,
qu au cours d un banquet donne a 1 occasion du mariage
d un des enfants de Helmholtz avec un enfant du grand
industriel bien connu, E. Siemens, le celebre physiolo-
giste Dubois-Reymond prononca un speech et termina
son toast, certainementbrillant, par les paroles suivantes :
Vive done la nouvelle firme Siemens et Halske. En
disant cela, il pensait naturellement a la vieille firme
Siemens-Halske, 1 association de ces deux noms etant
familiere a tout Berlinois.
G est ainsi qu en plus des relations tonales et de la
LES ACTES MANQUES 5
similitude des mots, nous devons admettre egalement
i influence de 1 association des mots. Mais cela encore ne
suffit pas. II existe toute une .serie de cas ou 1 explication
d un lapsus observe ne reussit que lorsqu on tient
compte de la proposition qui a ete enoncee ou meme
pensee anterieurement. Ce sont done encore des cas
d action a distance, dans le genre de celui cite par
Meringer, mais d une amplitude plus grande. Et ici je
dois vous avouer, qu a tout bien considerer, il me semble
que nous soyons maintenant moins que jamais a me me
de comprendre la veritable nature des erreurs de Ian-
gage.
Je ne crois cependant pas me tromper en disant que
les exemples de lapsus cites au cours de la recherche
qui precede laissent une impression nouvelle qui vaut la
peine qu on s y arrete. Nous avons examine d abord les
conditions dans lesquelles un lapsus se produit d une
facon generale, ensuite les influences qui determinent
telle ou telle deformation du mot ; mais nous n avons
pas encore envisage 1 efFet du lapsus en lui-meme, inde-
pendamment de son mode de production. Si nous nous
decidons a le faire, nous devons enfm avoir le courage
de dire : dans quelques-uns des exemples cites, la defor
mation qui constitue un lapsus a un sens. Qu entendons-
nous par ces mots: a un sens! Que 1 effet du lapsus a
peut-etre le droit d etre considere comme un acte psy-
chique complet, ayant son but propre, comme une mani
festation ayant son contenu et sa signification propres.
Nous n avons parle jusqu a present que d actes manques,
mais il semble maintenant que 1 acte manque puisse etre
parfois une action tout a fait correcte, qui ne fait que se
substituer a 1 action attendue ou voulue.
Ce sens propre de 1 acte manque apparait dans cer
tains cas d une facon frappante et irrecusable. Si, des
les premiers mots qu il prononce, le president declare
qu il clot la seance, alors qu il v^ulait la declarer ouverte,
nous sommes enclins, nous qui connaissons les circon-
stances dans lesquelles s est produit ce lapsus, a trouver
un sens a cet acte manque. Le president n attend rien de
bon de la seance et ne serait pas fache de pouvoir 1 in-
terrompre. Nous pouvons sans aucune difliculte decou-
vrir le sens, comprendre la signification du lapsus en
FKEUD. 3
46 LES ACTES MANQUES
question. Lorsqu une dame connue pour son e"nergie
raeonte : Mon mari a consulte un medecin au sujet du
regime qu il avail a suivre ; le medecin lui a dit qu il
n avait pas besoin de regime, qu il pouvait manger et
boire ce que je voulais , il y a la un lapsus, certes,
mais qui apparait comme 1 expression irrecusable d un)
programme bien arrete. JL
Si nous reussissons a constater que les lapsus ayant
un sens, loin de constituer une exception, sont au con-
traire tres frequents, ce sens, dont il n avait pas encore
ete question a propos des actes manques, nous apparaitra
necessairement comme la chose la plus importante, et
nous aurons le droit de refouler a 1 arriere-plan tous les
autres points de vue. Nous pourrons notamment laisser
de cote tous les facteurs physiologiques et psycho-
physiologiques et nous borner a des recherches pure-
ment psychologiques sur le sens, sur la signification
des actes manques, sur les intentions qu ils revelent.
Aussi ne tarderons-nous pas a examiner a ce point de
vue un nombre plus ou moins important d observations.
Avant de realiser toutefois ce projet, je vous invite a
suivre avec moi une autre trace. II est arrive a plus d un
poete de se servir du lapsus ou d un autre acte manque
quelconque comme d un moyen de representation poeti-
que. A lui seul, ce fait suflit a nous prouver que le
poete considere 1 acte manque, le lapsus, par exemple,
comme n etant pas depourvu de sens, d autant plus qu il
produit cet acte intentionnellement. Personne ne songe-
rait a admettre que le poete se soit trompe en ecrivant et
qu il ait laisse subsister son erreur, laquelle serait
devenue de ce fait un lapsus dans la bouche du person-
nage. Par le lapsus, le poete veut nous faire entendre
quelque chose, et il nous est facile de voir ce que cela
peut etre, de nous rendre compte s il entend nous avertir
que la personne en question est distraite ou fatiguee ou
menacee d un acces de migraine. Mais alors que le poete
se sert du lapsus comme d un mot ayant un sens, nous
ne devons naturellement pas en exagerer la portee. En
realite, un lapsus peut etre entierement depourvu de
sens, n etre qu un accident psychique ou n avoir unsens
qu exceptionnellement, sans qu on puisse refuser au
poete le droit de le spiritualiseren lui attachant un sens,
LES AGTES MANQUES
afin de le faire servir aux intentions qu il poursuit.
Mais ne vous etonnez pas si je vous dis que vous pouvez
mieux vous renseigner sur ce sujet en lisant les poetes
qu en etudiant les travaux de philologues et de psy-
chiatres.
Nous trouvons un pareil exemple de lapsus dans
Wallenstein (Piccolomini, i er acte, V e scene). Dans la
scene precedente, Piccolomini avait passionnement pris
parti pour le due en exaltant les bienfaits de la paix,
bienfaits qui se sont reveles a lui au cours du voyage
qu il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallens
tein. II laisse son pere et 1 envoye de la cour dans la plus
profonde consternation. Et la scene se poursuit :
QUESTENBERG. Malheur a nous! Ou en sommes-nous, amis?
Et le laisserons-nous partir avec cette chimere, sans le rappeler
et sans lui ouvrir immediatement les yeux?
OCTAVIO (tire d une prof o tide reflexiori). Les miens sont ouverls
et ce que je vois est loin de me rejouir.
QUESTENBERG. De quoi s agit-il, ami ?
OCTAVIO. Maudit soil ce voyage!
QUESTENBERG. Pourquoi ? Qu y a-t-il ?
OCTAVIO. Venez ! II faut que je suive sans tarder la malheu-
reuse trace, que je voie de mes yeux... Venez !
(// veut remmener).
QUESTENBERG. Qu avez-vous ? Ou voulez-vous aller?
OCTAVIO (presse). Vers elle !
QUESTENBERG. Vers...
OCTAVIO (se reprenanf). Vers le due! Aliens! etc...
Octavio voulait dire : Vers lui, vers le due ! Mais il
commet un lapsus et revele (a nous du moins) par les
mots : vers etle, qu il a devine sous quelle influence le
jeune guerrier reve aux bienfaits de la paix.
O. Rank a decouvert chez Shakespeare un exemple plus
frappant encore du meme genre. Get exemple se trouve
dans le Marchand de Venise, et notamment dans la
celebre scene ou Fheureux amant doit choisir entre trois
coffrets, et je ne saurais mieux faire que de vous lire le
bref passage de Rank se rapportant a ce detail.
On trouve dans le Marchand de Venise, de Shakes
peare (troisieme acte, scene II), un cas de lapsus tres
48 LES AGTES MAXQUES
finement motive au point de vue poetique et d une bril-
lante mise en valeur au point de vue technique ; de meme
que 1 exemple releve par Freud clans Wallenstein
(Zur Psychologic des Alllagslebens, 2* edit., p. 48) prouve
que les poetes connaissent bien le mecanisme et le sens
de cet acte manque et supposent ehez 1 auditeur une
comprehension de ce sens. Contrainte par son pere a
choisir un epoux par le tirage au sort, Portia a reussi
jusqu ici a echapper par un heureux hasard a tous les
pretendants qui ne lui agreaient pas. Ayant enfin trouve
en Bassanio celui qui lui plait, elle doit craindre qu il ne
tire lui aussi le mauvais lot. Elle voudrait done lui dire
que meme alors il pourrait etre sur de son amour, mais
le voeu qu elle a fait I empeche de le lui faire savoir
Pendant qu elle est en proie a cette lutte interieure, le
poete lui fait dire au pretendant qui lui est cher :
Je vous en prie : restez ; demeurez un jour ou deux, avant
de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais,
je perdrai votre societe. Attendez done. Quelque chose me dil
(mais ce n est pas 1 amour) que j aurais du regret a vous perdre...
Je pourrais vous guider, de facon a vous apprendre a bien choisir,
rnais je serais parjure, etje ne le voudrais pas. Et c est ainsi que
vous pourriez rie pas m avoir ; et alors vous me feriez regretter de
ne pas avoir commis le peche d etre parjure. Oh, ces yeux qui
m ont troublee et partagee en deux moities : Vu.ne qai vous appar-
tient, Vaatre qai est a vous qui est a moi, voulais-je dire. Mais si
elle m appartient, elle est egalement a vous, et ainsi vous rn avez
toute entiere.
Cette chose, a laquelle elle aurait voulu seulement
faire une legere allusion, parce qu au fond elle aurait du
la taire, a savoir qu avant meme le choix elle etait a lui
toute entiere et 1 aimait, 1 auteur, avec une admirable
finesse psychologique, la laisse se reveler dans le lapsus
et sait par cet artifice calmer 1 intolerable incertitude de
1 amant, ainsi que 1 angoisse egalement intense des spec-
tateurs quant a Tissue du choix.
Observons encore avec quelle finesse Portia finit par
concilier les deux aveux contenus dans son lapsus, par
supprimer la contradiction qui existe eiitre eux, tout en
donnant libre cours a 1 expression de sa promesse :
LES AGTES MAXQUES
mais si elle m appartient, elle est egalement a vous, et
ainsi vous m avez toute entiere .
Avec une seule remarque, un penseur etranger a la
medecine a, par un heureux hasard, trouve le sens d un
acte manque et nous a ainsi epargne la peine d en cher-
cher .1 explication. Vous connaissez tons le genial sati-
rique Lichtenberg (1742-1799) dont Goethe disait que
chacun de ses traits d esprit cachait un probleme. Et
c est a un trait d esprit que nous devons souvent la solu
tion du probleme. Or, Lichtenberg note quelque part,
qu a force d avoir lu Homere, ii avait fini par lire Aga
memnon partout on etait ecrit le mot angenommen
(accepte). La reside vraiment la theorie du lapsus.
Nous examinerons dans la prochaine lecon la question
de savoir si nous pouvons etre d accord avec les poetes
quant a la conception des ac tes manques. J[
CHAPITRE III
LES AGTES MANQUES
(Suite.)
La derniere fois, nous avions concu 1 idee d envisager
1 acte manque, non dans ses rapports avec la fonction
intentionnelle qu il trouble, mais en lui-meme. II nous
avait paru que Facte manque trahissait dans certains
cas un sens propre, et nous nous etions dit que s il etait
possible de confirmer cette premiere impression sur une
plus vaste echelle, le sens propre des actes manques
serait de nature a nous interesser plus vivement que les
circonstances dans lesquelles cet acte se produit.
Mettons-nous une fois de plus d accord sur ce que
nous entendons dire, lorsque nous parlons du sens
d un processus psychique. Pour nous, ce sens n est
autre chose que 1 intention a laquelle il sert et la place
qu il occupe dans la serie psychique. Nous pourrions
meme, dans la plupart de nos recherches, remplacer le
mot sens par les mots intention ou tendance .
Et bien, cette intention que nous croyons discerner dans
1 acte manque, ne serait-elle qu une trompeuse apparence
ou une poetique exageration?
Tenons-nous-en toujours aux exemples de lapsus et
passons en revue un nombre plus ou moins important
d observations y relatives. Nous trouverons alors des
categories entieres de cas ou le sens du lapsus ressort
avec evidence. II s agit, en premier lieu, des cas ou Ton
dit le contraire de ce qu on voudrait dire. Le president
dit dans son discoursd ouverture : Je declare la seance
close . Ici, pas d equivoque possible. Le sens et 1 intention
trahis par son discours sont qu il vent clore la seance.
II le dit d ailleurs lui-meme, pourrait-on ajouter a ce
propos, et nous n avons qu a le prendre au mot. Ne me
LES AGTES MANQU&S 5 1
troublez pas pour le moment par vos objections, en
m opposant, par exemple, q.ue la chose est impossible,
attendu que nous savons qu il voulait, non clore la
seance, mais 1 ouvrir, et que lui-meme, en qui nous avons
reconnu la supreme instance, confirme qu il voulait
1 ouvrir. N oubliez pas que nous avions convenu de
n envisager d abord 1 acte manque qu en lui-meme;
quant a ses rapports avec 1 intention qu il trouble, il en
sera question plus tard. En procedant autrement, nous
commettrions une erreur logique qui nous ferait tout
simplement escamoter la question (begging the question,
disent les Anglais) qu il s agit de traiter.
Dans d autres cas, ou Ton n a pas precisement dit le
contraire de ce qu on voulait, le lapsus n en reussit pas
rnoins a exprimer un sens oppose. Lch bin nicht geneigt
die Verdienste meines Vorgdngers zu wurdigen. Le mot
geneigt (dispose) n est pas le contraire de geeignet (auto-
rise); mais il s agit la d un aveu public, en opposition
flagrante avec la situation de 1 orateur.
Dans d autres cas encore, le lapsus ajoute tout simple
ment un autre sens au sens voulu. La proposition apparait
alors comme une sorte de contraction, d abreviation, de
condensation de plusieurs propositions. Tel est le cas de
la dame energique dont nous avons parle dans le
chapitre precedent. II pent manger et Loire, disait-elle
de son mari, ce que/e veux. C est comme si elle avait
dit : II pent manger et Loire ce qu il veut. Mais qu a-
t-il a vouloir? C est moi qui veux a sa place. Les lapsus
laissent souvent 1 impression d etre des abreviations de
ce genre. Exemple : un professeur d anatomie, apres
avoir termine une lecon sur la cavite nasale, demande a
ses auditeurs s ils Font compris. Ceux-ci ayant repondu
affirmativement, le professeur continue : Je ne le pense
pas, car les gens comprenant la structure anatomique de
la cavite nasale peuvent, meme dans une ville d un million
d habitants, etre comptes sur tin doigt... pardon, sur les
doigts d une main. La phrase abregee avait aussi son
sens : le professeur voulait dire qu il n y avait qu un seul
homme comprenant la structure de la cavite nasale.
A cote de ce groupe de cas, oil le sens de 1 acte man
que apparait de lui-meme, il en est d autres ou le lapsus
ne revele rien de significant et qui, par consequent, sont
5a LES AGTES MANQUES
contraires a tout ce que nous pouvions attendre. Lorsque
quelqu un ecorche un nom propre ou juxtapose des suites
de sons inusuelles, ce qui arrive encore assez souvent,
la question du sens des actes manques ne comporte
qu une reponse negative. Mais en examinant ces exemples
de plus pros, on trouve que les deformations des mots
on des phrases s expliquent facilement, voire que la
difference entre ces cas plus obscurs et les cas plus clairs
cites plus haut n est pas aussi grandc qu on 1 avait cru
tout d abord.
Un monsieur auquel on demande des nouvelles de
son cheval, reporid : Ja, das draut... das dauert viel-
leicht noch einen Monat . II voulait dire : cela va durer
(das dauerf) peut-etre encore un mois. Mais, questionne
sur le sens qu il attachait au mot draut (qu il a failli
employer a la place de dauert), il repondit que, pensant
que la maladie de son cheval etait pour lui un triste
(traurig) evenement, il avait, malgre lui, opere la fusion
des mots traurig et dauert, ce qui a produit le lapsus
draut (Meringer et Mayer).
Un autre, parlant de certains procedes qui le revoltent
ajoute : Dann aber sind Tatsachen zum Vorschwein
gekommen... Or, il voulait dire : Dann aber sind
Tatsachen zum Vorschein gekommen. ( Des faits se
sont alors reveles... ) Mais, comme il qualifiait menta-
lement les procedes en question de cochonneries (Schwei-
nereien), il avait opere involontairement 1 associatiori des
mots Vorschein et Schweinereien, et il en est resulte le
lapsus Vorschwein (Meringer et Mayer).
Rappelez-vous le cas de ce jeune homme qui s est
offert a accompagner une dame qu il ne connaissait pas,
par le mot begleit-digen. Nous nous sommes permis de
decomposer le mot en begleiten (accompagner) et belei-
digen (manquer de respect), et nous etions tellement surs
de cette interpretation que nous n avons meme pas juge
utile d en chercher la confirmation. Vous voyez d apres
ces exemples que meme ces cas de lapsus, plus obscurs,
se laissent expliquer par la rencontre, V interference, des
expressions verbales de deux intentions. La seule diffe
rence qui existe entre les diverses categories de cas
consiste en ce que dans certains d eritre eux, cornme
dans les lapsus par opposition, une intention en remplaco
LES AGTES MANQU&S 53
entierement une a utre (substitution), tandis que dans
d autres cas a lien unc deformation ou une modification
d une intention par une autre, avec production de mots
mixtes ayant plus ou moins de sens.
Nous croyons ainsi avoir penetre le secret d un grand
nombre de lapsus. En maintenant cette maniere de voir,
nous serons a meme de comprendre d autres groupes
qui paraissent encore enigmatiques. G est ainsi, qu en ce
qui concerne la deformation de noms, nous ne pcuvons
pas admettre qu il s agisse toujours d une concurrence
entre deux noms, & la fois semblables et differents.
Meme en 1 absence de cette concurrence, la deuxieme
intention n est pas difficile a decouvrir. La deformation
d un nom a souvent lieu en dehors de tout lapsus. Par
elle, on cherche a rendre un nom rnalsonnant on a lui
donner une assonance qui rappelle un objet vulgaire.
C est un genre d insulte tres repandu, auquel 1 homme
cultive finit par renoncer, souvent a contre-coeur. II lui
donne souvent la forme d un trait d esprit , d une
qualit6 tout a fait inferieure. II semble done indique
d admettre que le lapsus resulte souvent d une intention
injurieuse qui se manifeste par la deformation du nom.
En etendant notre conception, nous trouvons que des
explications analogues valent pour certains cas de lapsus
a effet comique ou absurde : Je vous invite a dcmolir
(aufstossen) la prosperite de notre chef (au lieu de :
Loire a la sanle anstosseri). Ici une disposition solen-
nelle est troublee, contre toute attente, par 1 irruption
d un mot qui eveille une representation desagreable; et,
nous rappelant certains propos et discours injurieux,
nous sommes autorises a admettre que, dans le cas dont
il s ngit, une tendance cherche a se manifester, en con
tradiction flagrante avec 1 attitude apparemment respec-
lueuse de Torateur. C est, au fond, comme si celui-ci
avait voulu dire : ne croyez pas a ce que je dis, je ne
parle pas serieusement, je me moque du bonhomme,
etc. II en est sans doute de meme de lapsus ou des mots
anodins se trouvent transformes en mots inconvenants J
et obscenes. -* 4
La tendance a cette transformation, ou plutot a cette
deformation, s observe chez beaucoup de geris qui
agissent ainsi par plaisir, pour faire de 1 esprlt . Et,
LES ACTES MANQtffiS
en effet, chaque fois que nous entendons une pareille
deformation, nous devons nous renseigner a 1 effet de
savoir si son auteur a voulu seulement se montrer
spirituel on s il a laisse echapper un lapsus veritable.
Nous avons ainsi resolu avec une facilite relative
1 enigme des actes manques I Ce ne sont pas des accidents,
mais des actes psychiques serieux, ayant un sens, pro-
duits par le concours ou, plutot, par { opposition de
deux intentions differentes. Mais je prevois toutes les
questions et tous les doutes que vous pouvez soulever &
ce propos, questions et doutes qui doivent recevoir des
reponses et des solutions avant que nous soyons en drott
de nous rejouir de ce premier resultat obtenu. II n entre
nullement dans mes intentions de vous pousser a des
decisions hatives. Discutons tous les points dans 1 ordre,
avec calme, 1 un apr6s 1 autre.
Que pourriez-vous me demander? Si je pense que
1 explication que je propose est valable pour tous les
cas ou seulement pour un certain nombre d entre eux
Si la meme conception s etend atonies lesautres varietes
d actes manques : erreurs de lecture, d ecriture, oubli,
meprise, impossibility de retrouver un objet range, etc,?
Quel role peuvent encore jouer la fatigue, 1 excitation,
la distraction, les troubles de 1 attention, en presence de
la nature psychique des actes manques? On constate, en
outre, que, des deux tendances concurrentes d un acte
manque, Tune est toujours patente, 1 autre non. Que
fait-on pour mettre en evidence cette derniere et, lors-
qu on croit y avoir reussi, comment prouve-t-on que cette
tendance, loin d etre seulement vraisemblable, est la
seule possible? Avez-vous d autres questions encore a
me poser? Si vous n en avez pas, je continuerai a en
poser moi-meme. Je vous rappellerai qu a vrai dire les
actes manques, comme tels, nous interessent peu, que
nous voulions seulement de leur etude tirer des resultats
applicables a la psychanalyse. C est pourquoi je pose
la question suivante : quelles sont ces intentions et ten
dances, susceptibles de troubler ainsi d autres intentions
et tendances, et quels sont les rapports existant entre
les tendances troublees et les tendances perturbatrices?
C est ainsi que notre travail ne fera que recommence!
apres la solution du probleme.
LES AGTES MANQU^S 5&
Done : notre explication est-elle valable pour tous les
cas de lapsus? Je suis tres porte & le croire, parce qu on
retrouve cette explication toutes les fois qu on examine
un lapsus. Mais rien ne prouve qu il n y ait pas de lapsus
produits par d autres mecanismes. Soit. Mais au point
de vue theorique cette possibilite nous importe peu, car
les conclusions que nous entendons formuler concer-
nant Fintroduction a la psychanalyse demeurent, alors
meme que les lapsus cadrant avec notre conception ne
const! tueraient que laminorite, ce qui n estcertainement
pas le cas. Quant a la question suivante, a savoir si
nous devons etendre aux autres varietes d actes man-
ques les resultats que nous avons obtenus relativement
aux lapsus, j y repondrai affirmativement par anticipa
tion. Vous verrez d ailleurs que j ai raison de le faire,
lorsque nous aurons aborde 1 examen des exemples rela-
tifs aux erreurs d ecriture, aux meprises, etc. Je vous
propose toutefois, pour desraisons techniques, d ajourner
ce travail jusqu a ce que nous ayons approfondi davan-
tage le probleme des lapsus.
Et, maintenant, en presence du mecanisme psychique
que nous venons de decrire, quel role revierit encore a
ces facteurs auxquels les auteurs attachent une impor
tance primordiale : troubles circulatoires, fatigue, excita
tion, distraction, troubles de 1 attention? Cette question
merite un examen attentif. Remarquez bien que nous ne
contestons nullement Faction de ces facteurs. Et, d ail
leurs, il n arrive pas souvent a la psychanalyse de con-
tester ce qui est affirme par d autres ; generalement, elle
ne fait qu y ajouter du nouveau et, a 1 occasion, il se
trouve que ce qui avait ete omis par d autres et ajoute
par elle constitue precisement Tessentiel. L influence
des dispositions physiologiques, resultant de malaises,
de troubles circulatoires, d etats d epuisement, sur la
production de lapsus doit etre reconnue sans reserves.
Votre experience personnelle et journaliere suffit a vous
rendre evidente cette influence. Mais que cette explica
tion explique peu I Et, tout d abord, les etats que nous
venons d enumerer ne sont pas les conditions neces-
saires de 1 acte manque. Le lapsus se produit tout aussi
bien en pleine sante, en plein etat normal. Ces facteurs
somatiques n ont de valeur qu en tant qu ils facilitent et
56 LES AGTES MANQUES
favorisentle mecanisme psychique particulier du lapsus.
Je me suis servi un jour, pour illustrer ce rapport, d une
comparaison que je vais reprendre aujourd hui, car je ne
saurais la remplacer par une meilleure. Supposons,
qti en traversant par une nuit obscure un lieu desert, je
sois attaque par un rodeur qui me depouille de ma
montre et de ma bourse et, qu apres avoir ete ainsi vole
par ce malfaiteur, dont je n ai pu discerner le visage,
j aille deposer une plainte au commissariat de police le
plus proche, en disant : la solitude et 1 obscurite viennent
de me depouiller de mes bijoux ; le commissaire pourra
alors me repondre : il me semble que vous avez tort de
vous en tenir a cette explication ultra-mecaniste. Si vous
le voulez bien, nous nous representerons plutot la situa
tion de la maniere suivante : protege par 1 obscurite,
favorise par la solitude, un voleur inconnu vous a
depouille de vos objets de valeur. Ge qui, a mon avis,
importe le plus dans votre cas, c est de retrouver le
voleur ; alors seulement nous aurons quelques chances
de lui reprendre les objets qu il vous a voles .
Les facteurs psycho-physiologiques tels que 1 excitation,
la distraction, les troubles de 1 attention, ne nous sorit
evidemment que de peu de secours pourl explication des
actes mariques. Ce sont des manieres de parler, des
paravents derriere lesquels nous ne pouvons nous empe-
cher de regarder. On peut se demander plutot : quelle
est, dans tel cas particulier, la cause de 1 excitation, de
la derivation particuliere de 1 attention ? D autre part, les
influences tonales, les ressemblances verbales, les asso
ciations habituelles que presentent les mots ont egale-
ment, il faut le reconnaitre, une certaine importance.
Tous ces facteurs facilitent le lapsus en lui indiquant la
voie qu il peut suivre. Mais suffit-il que j aie un chemin
devant moi pour qu il soit entendu que je le suivrai? II
faut encore un mobile pour m y decider, il faut une force
pour m y pousser. Ces rapports tonaux et ces ressem-
JDlances verbales ne font done, tout comme les disposi
tions corporelles, que favoriser le lapsus, sans 1 expliquer
a proprement parler. Songez done que, dans 1 enorme
majorite des cas, mon discours n est nullement trouble
par le fait que les mots que j emploie en rappellent
d autres par leur assonance ou sont intimement lies a
LES ACTES MANQUfeS 57
leurs eontraires ou provoquent des associations usuelles.
On pourrait encore dire, a la rigueur, avec le philosophe
Wundt, que le lapsus se produit, lorsque, par suite d un
epuisement corporel, la tendance a 1 association en vient
a 1 emporter sur toutes les autres intentions du discours.
Ce serait parfait si cette explication n etait pas contre-
dite par 1 experience qui rnontre, dans certains cas,
1 absence des facteurs corporels et, dans d autres, 1 ab-
sence d associations susceptibles de iavoriser le lapsus.
Mais je trouve particulierement interessante votre
question relative a la maniere dont on constate les deux
tendances interferentes. Vous ne vous doutez probable-
mentpas des graves consequences qu elle peut presenter,
selon la reponse qu elle recevra. En ce qui concerne
1 une de ces tendances, la tendance troublee, aucun doute
n est possible a son sujet : la personne qui accomplit un
acte manque connait cette tendance et s en reclame.
Des doutes et des hesitations ne peuvent naitre qu au
sujet de 1 autre tendance, de la tendance perturbatrice.
Or, je vous Fai deja dit, et vous ne 1 avez certainement
pas oublie, il existe toute une serie de cas ou cette der-
niere tendance est egalement manifeste. Elle nous est
revelee par l efTet du lapsus, lorsque nous avons seute-
ment le courage d envisaj>er cet eflet en lui-meme. Le
o o
president dit le contraire de ce qu il devrait dire : il est
evident qu il veut ouvrir la seance, mais il n est pas
moins evident qu il ne serait pas fache de la clore. C est
tellernent clair que toute autre interpretation devient
inutile. Mais dans les cas ou la tendance perturbatrice
ne fait que deformer la tendance primitive, sans s ex-
primer, comment pouvons-nous la degager de cette defor
mation?
Dans une premiere serie de cas, nous pouvons le faire
tres simplement et tres surement, de la meme maniere
dont nous etablissons la tendance troublee. Nous 1 ap-
prenons. dans les cas dont il s agit, de la bouche meme
de la personne interessee qui, apres avoir commis le
lapsus, se reprend et retablit le mot juste, comme dans
1 exemple cite plus haut : Das draut... nein, das dauerl
vielleicht noch einen Monat. A la question : pourquoi
avez-vous commence par employer le mot draut ^ la per
sonne repond qu elle avait voulu dire : c est une triste
58 LES AGTES MANQtlfiS
(traurige) histoire , mais qu elle a, sansle vouloir, opere
Tassociation des mots dauert et traurig, ce qui a produit
le lapsus draut. Etvoila la tendance perturbatrice revelee
par la personne interessee elle-meme. II en est de meme
dans le cas du lapsus Vorschwein (voir. plus haut,
lecon II) : la personne interrogee ayant repondu qu elle
voulait dire Schweinereien (cochonneries), mais qu elle
s etait retenue et s etait engagee dans une fausse direc
tion. Ici encore, la determination de la tendance pertur
batrice reussit aussi surement que celle de la tendance
troublee. Ce n est pas sans intention que j ai cite ces
cas dont la communication et 1 analyse ne viennent ni de
moi ni d aucun de mes partisans. II n en reste pas moins
que dans ces deux cas il a fallu une certaine intervention
pour faciliter la solution. II a fallu demander aux per-
sonnes pourquoi elles ont commis tel ou tel lapsus, ce
qu elles ont a dire a ce sujet. Sans cela, elles auraient
peut-etre passe a cote du lapsus sans se donner la peine
de 1 expliquer. Interrogees, elles Font explique par la
premiere idee qui leur etait venue a 1 esprit. Vous
voyez: cette petite intervention et son resultat, c est
deja de la psychanalyse, c est le modele en petit de la
recherche psychanalytique que nous instituerons dans
la suite.
Suis-je trop mefiant, en soupconnant qu au moment
meme ou la psychanalyse surgit devant vous votre
resistance a son egard s afTermit egalement? N auriez-
vous pas envie de m objecter que les renseignements
fournis par les personnes ayant commis des lapsus ne
sont pas tout a fait probants ? Les personnes, pensez-vous,
sont naturellement portees a suivre 1 invitation qu on
leur adresse d expliquer le lapsus et disent la premiere
chose qui leur passe par la tete, si elle leur semble pro-
pre & fournir 1 explication cherchee. Tout cela ne prouve
pas, a votre avis, que le lapsus ait reellement le sens
qu on lui attribue. II peut Favoir, mais il peut aussi en
avoir un autre. Une autre idee, tout aussi apte, sinon
plus apte, a servir d explication, aurait pu venir a 1 esprit
de la personne interrogee.
Je trouve vrairnent etonnant le peu de respect que
vous avez au fond pour les faits psychiques. Imaginez-
vous que quelqu un ayant entrepris 1 analyse chimique
LES AGTES MANQU&S 5g
d une certaine substance en ait retire un poids deter
mine, tant de milligrammes par exemple, d un de ses
elements constitutifs. De cette quantite de poids des
conclusions defmies se laissent deduire. Croyez-vous
qu il se trouvera un chimiste pour contester ces conclu
sions, sous le pretexte que la substance isolee aurait pu
avoir un autre poids? Chacun s incline devant le fait que
c est le poids trouve qui constitue le poids reel et on
base sur ce fait, sans hesiter, les conclusions ulterieures.
Or, lorsqu on se trouve en presence du fait psychique
constitue par une idee determinee venue a 1 esprit d une
personne interrogee, on n applique plus la meme regie
et on dit que la personne aurait pu avoir une autre idee !
Vous avez 1 illusion d une liberte psychique et vous ne
voudriez pas y renoncer ! Je regrette de ne pas pouvoir
partager votre opinion sur ce sujet.
II se peut que vous cediez sur ce point, mais pour
renouveler votre resistance sur un autre. Vous conti-
nuerez en disant : nous comprenons que la technique
speciale de la psychanalyse consiste a obtenir de la
bouche meme du sujet analyse la solution des problemes
dont elle s occupe. Or, reprenons cet autre exemple
ou 1 orateur de banquet invite 1 assemblee a demolir
(aufstossen) la prosperite du chef. Vous dites que dans
ce cas 1 intention perturbatrice est une intention inju-
rieuse qui vient s opposer a Tintention respectueuse.
Mais ce n est la que votre interpretation personnelle,
fondee sur des observations exterieures au lapsus. Inter-
rogez done 1 auteur de celui-ci : jamais il n avouera une
intention injurieuse ; il la niera plutot, et avec la der-
niere energie. Pourquoi n abandonneriez-vous pas votre
interpretation indemontrable, en presence de cette irre
futable protestation ?
Vous avez trouve cette fois un argument qui porte.
Je me represente 1 orateur inconnu ; il est probablement
assistant du chef honore, peut-etre deja privat-docent ; je
le vois sous les traits d un jeune homme dont 1 avenir est
plein de promesses. Je vais lui demander avec insistance
s il n a pas eprouve quelque resistance a 1 expression de
sentiments respectueux a 1 egard de son chef. Mais me
voila bien recu. II devient impatient et s emporte violein-
ment : Je vous prie de cesser vos interrogations ;
6o LES AGTES MANQU&S
sinon, je me f&che. Vous etes capable par vos soupcons
de gater toute ma carriere. J ai dit tout simplement aufs*
tossen (demolir), au lieu de anstossen (trinquer), parce
quej avais deja, dans la nieme phrase, employe a deux
reprises la preposition auf. C est ce que Meringer appelie
Nach-Klang, et il n y a pas a chercher d autre interpre
tation. M avez-vous compris ? Que cela vous suffise !
Hum I La reaction est bien violente, la deriegation par
trop energique. Je vois qu il n y a rien a tirer du jeune
homme, mais jepense aussi qu il est personnellement fort
interesse a ce qu on ne trouve aucun sens a son acte
manque. Vous penserez peut-etre qu il a tort de se mon-
trer aussi grossier a propos d une recherche purernent
theorique, mais enfin, ajouterez-vous, il doit bien savoir
ce qu il voulait ou ne voulait pas dire
Vraiment? C est ce qu il faudrait encore savoir.
Mais cette fois vous croyez me tenir. Yoila done votre
technique, vous entends-je dire. Lorsqu une personne
ayant cpmmis un lapsus dit a ce propos quelque chose
qui vous convient, vous declarez qu elle est la supreme
et decisive autorite : il le dit bien lui-meme ! Mais si
ce que dit la personne interrogee ne vous convient pas,
vous pretendez aussitot que son explication n a aucune
valeur, qu il n y a pas a y a j outer foi.
Ceci est dans 1 ordre des choses. Mais je puis vous pre
senter un cas analogue ou les choses se passent d une
facon tout aussi extraordinaire. Lorsqu un prevenu avoue
son delit, le juge croit a son aveu ; mais lorsqu il le nie,
le juge ne le croit pas. S il en etait autrement, 1 admi-
nistration de la justice ne serait pas possible et, malgre
des erreurs eventuelles, on est bien oblige d accepter ce
sy steme.
Mais etes-vous juges, et celui qui a commis un lapsus
apparaitrait-il devant vous en prevenu ?Le lapsus serait-
"d LJII delit ?
Peut-etrt3 ne devons-nous pas repousser meme cette
jomparaison. Mais voyez les profondes differences qui se
revelent des qu on approfondit tant soit peu les proble-
mes en apparence si anodins que soulevent les actes
manques. Differences que nous ne savons encore sup-
primer. Je vous propose un compromis provisoire fonde
precisement sur cette comparaison avec le juge et avec
LES AGTES WANQU&S 61
te prevenu. Vous devez m accorder que le sens d un acte
manque n admet pas le moindre doute lorsqu il est
donne par 1 analyse lui-meme. Je vous accorderai, en
revanche, que la preuve directe du sens soupronne est
impossible a obtenir lorsque 1 analyse refuse tout ren-
seignement ou lorsqu il n est pas la pour nous rensei-
gner. Nous en sornmes alors reduits, comme dans le cas
d une enquete judiciaire, a nous contenter d indices qui
rendront notre decision plus ou moins invraisemblable,
selon les circonstances. Pour des raisons pratiques, le
tribunal doit declarer un prevenu coupable, alors meme
qu ilne possede que des preuves presumees. Cette neces-
site n existe pas pour nous ; mais nous ne devons pas
non plus renonccr a Futilisation de pareils indices. Co
serait une erreur de croire qu une science ne se com
pose que de theses rigoureusement demontrees, et on
aurait tort de 1 exiger. Une pareille exigence est le fait
de temperaments ayant besoin d autorite, cherchant a
remplacer le catechisme religieux par un autre, fiit-il
scientifique. Le catechisme de la science ne renferme
que pen de propositions apodictiques ; la plupart de ses
affirmations presentent seulement certains degres de
probabilite. G est precisementle propre de 1 esprit scien
tifique de savoir se contenter de ces approximations de
la certitude et de pouvoir continuer le travail construc-
tif, malgre le manque de preuves dernieres.
Mais, dans les cas ou nous ne tenons pas de la bouche
meme de Tanalyse des renseignements sur le sens de
1 acte manque, ou trouvons-nous des points d appui pour
nos interpretations et des indices pour notre demonstra
tion? Ces points d appui et ces indices nous viennent de
plusieurs sources. Us nous sont fourms d abord par la
comparaison analogique avec des phenomenes ne se rat-
tachant pas a des actes manques, comme lorsque nous
constatons, par exemple, que la deformation d un nom,
en tant qu acte manque, a le meme sens injurieux que
celuiqu aurait une deformation intentionnelle. Mais point
d appui et indices nous sont encore fournis par la situa
tion psychique dans laquelle se produit 1 acte manque,
par la connaissance que nous avons du caractere de la
personne qui accomplit cet acte, par les impressions que
cette personne pouvait avoir avant 1 acte et contre les-
FKEUD. 4
LES ACTES MAXQUES
quelles elle reagit peut-etre par celui-ci. Les choses se
passent generalement de telle sorte que nous formulons
d abord une interpretation de 1 acte manque d apres des
principes generaux. Ce que nous obtenons ainsi n est
qu une presomption, un projet d interpretation dont nous
cherchons la confirmation dans 1 examen de la situation
psychique. Quelquefois nous sommes obliges, pour obte-
nir la confirmation de notre presomption, d attendre cer
tains evenements qui nous sont comme annonces par
1 acte manque.
II ne me sera pas facile de vous donner les preuves de
ce que j avance tant que je resterai confine dans le do-
maine des lapsus, bien qu on puisse egalement trouver
ici quelques bons exemples. Le jeune homme qui, desi-
rant accompagner une dame, s offre de la tiegleitdigsn
(association des mots begleiten^ accompagner, et heleidi-
yen, manquer de respect) est certainemerit un timide ; la
dame dont le mari doit manger et boire ce qu elle vent
est certainement une de ces lemmes energiques (et je la
connais comme telle) qui savent commander dans leur
inaison. Ou prenons encore le cas suivant : dans une
reunion generale de 1 association Concordia , un
jeune membre prononce un violent discours d opposition
au cours duquel il interpelle la direction de 1 association,
en s adressant aux membres du comite des prets (Vor-
schuss), au lieu de dire membres du conseil de direction
( Forstand) ou du comite (Misschuss). II a done forme son
mot Vorschuss, en combinant, sans s en rendre compte,
les mots VoR-stand StAus-sckuss. On pent presumer que
son opposition s etait heurtee a une tendance perturba-
trice, en rapport possible avec une affaire de pret. Et
nous avons appris en efl et que notre orateur avait des
besoins d argent constants et qu il venait de faire une
nouvelle demande de pret. On pent done voir la cause
cle 1 intention perlurbatrice dansl idee suivante : tu ferats
bien d etre modere dans ton opposition, car tu t adresses
a des gens pouvant t accorder ou te refuser le pret que
tu demandes.
Je pourrai vous produire un nombreux choix de ces
pretives-indices lorsque j aurai aborde le vaste domaine
des atitres actes manques.
Lorsque quelqu un otiblie ou, malgre tous ses efforts,
LES ACTES MAXQU-S
ne retient que difficilement un nomqui lui est cependant
familier, nous sommesen droit de supposer qu il eprouve
quelque ressentiment a 1 egard du porteur de ce nom,
ce qui fait qu il ne pense pas volontiers a lui. Reflechis-
sez aux revelations qui suivent concernant la situation
psychique dans laquelle s est produit un de ces actes
manques.
M. Y... aimaitsans reeiprociteune dame, laquelle avait
fmi par epouserM. X... BienqueM. Y... connaisseM. X..
depuis longtemps et se trouve meme avec lui en relations
d affaires, il oublie constamment son nom, en sorte qu il
se trouve oblige de le demander a d autres personnes
toutes les fois qu il doit lui ecrire 1 .
II est evident que M. Y. . . ne veut rien savoir de son heu-
reux rival : nicht gedacht soil seiner werden 2 !
Ou encore : une dame demande a son medecin des
nouvelles d une autre dame qu ils connaissent tons deux,
mais en la desigiiant de son nom de jeune fille. Quant
au nom qu elle porte depuis son mariage, elle 1 a com-
pletement oublie. Interrogee a ce sujet, elle declare
qu elle est tres mecontente du mariage de son amie et ne
pent pas souffrir le mari de celle-ci 3 .
Nous aurons encore beaucoup d autres choses a dire
sur 1 oubli de noms. Ce qui nous interesse principale-
ment ici, c est la situation psychique dans laquelle cet
oubli se produit.
L oubli de projets peut etre rattache, d une facon gene-
rale, a Faction d un courant contraire qui s oppose a
leur realisation. Ge n est pas seulement la 1 opinion des
psychanalystes ; c est aussi celle de tout le monde, c est
1 opinion que chacun professe dans la vie courante, mais
nie en theorie. Le tuteur, qui s excuse devant son pupille
d avoir oublie sa demande, ne se trouve pas absous aux
yeux de celui-ci, qui pense aussitot : il n y a rien de vrai
dans ce que dit mon tuteur; il ne veut tout simplement
pas tenir la promesse qu il m avait faite. C est pourquoi
1 oubli est interdit dans certaines circonstances de la
vie, et la difference entre la conception populaire et la
1. D apres G.-G. Jung.
2. \ 7 ers de H. Heine : eiTnt-ons-le de noire m^moirc .
3. D apres A.-A. Brill.
ME
64 LES AGTES MANQUES
conception psychanalytique des actes manques se trouve
supprimee. Figurez-vous une maitresse de maison rece-
vant son invite par ses mots : Comment I C est done
aujourd hui que vous deviez venir ? J avais totalement
oublie que je vous ai invite pour aujourd hui. Ou encore
figurez-vous le cas du jeune homme oblig6 d avouer a la
jeune iille qu il aimait qu il avait oublie de se trouver
au dernier rendez-vous : plutot que de faire cet aveu, il
inventera les obstacles les plus invraisemblables lesquels,
apres 1 avoir empeche d etre exact au rendez-vous, I au-
raient mis dans 1 impossibilite de donner de ses non-
velles. Dans la vie militaire, 1 excuse d avoir oublie
quelque chose n est pas prise en consideration et ne pre-
inunit pas contre une punition : c est un iait que nous con-
naissons tous et que nous trouvons pleinement justifie,
parce que nous reconnaissons que dans les conditions
de la vie militaire certains actes manques ont un sens et
que dans la plupart des cas nous savonsquel est ce sens.
Pourquoi n est-ori pas assez logique pour etendre la
meme maniere de voir aux autres actes manques, pour
s en reclamer franchement et sans restrictions ? II y a
naturellement a cela aussi une reponse.
Si le sens que presente 1 oubli de projets n est pas
douteux, meme pour les profanes, vous serez d autant
moins surpris de constater que les poetes utilisent cet
acte manque dans la meme intention. Ceux d entre voua
qui ont vu jouer ou ont lu Cesar et Cleopatre, de
B. Shaw, se rappellent sans doute la derniere scene ou
Cesar, sur le point de partir, est obsede par 1 idee d un
projet qu il avait concu, mais dont il ne pouvait plus so
souvenir. Nous apprenons finalement que ce projet con-
sistait a faire ses adieux a Cleopatre. Par ce petit artifice,
le poete veut attribuer au grand Cesar une superiorite
qu il ne possedait pas et a laquelle il ne pretendait pas.
Yous savez d apres les sources historiques que Cesar
avait fait venir Cleopatre a Rome et qu elle y d emeu rait
avec son petit Cesarion jusqu a 1 assassinat de Cesar, a
la suite duquel elle avait fui la ville.
Les cas d oublis de projets sont en general tellement
clairs que nous ne pouvons guere les utiliser en vue du
but que nous poursuivons et qui consiste a deduire de la
situation psychique des indices relatifs au sens de 1 acte
LES AGTES MANQUES 65
manque. Aussi nous adresserons-nous a un acte qui
manque particulierement de clarte et n est rien moins
qu univoque : la perte d objets et rimpossibilite de
retrouver des objets ranges. Que notre intention joue un
certain role dans la perte d objets, accident que nous
ressentons souventsi douloureusement, c est ce qui vous
paraitra invraisemblable. Mais il existe de nombreuses
observations dans le genre de celle-ci : un jeune homme
perd un crayon auquel il tenait beaucoup ; or, il a vait
recu la veille de son beau-frere une lettre qui se termi-
nait par ces mots : Je n ai d ailleurs ni le temps ni
1 envie d encourager ta legerete et ta paresse 4 . Le crayon
etait precisement un cadeau de ce beau-frere. Sans cette
coincidence, nous ne pourrions naturellement pas affir-
mer que 1 intention de se debarrasser de 1 objet ait joue
un role dans la perte de celui-ci. Les cas de ce genre
sont tres frequents. On perd des objets lorsqu on s est
brouille avec ceux qui les ont donnes et qu on ne veut
plus penser a eux. Ou, encore, on perd des objets lors
qu on n y tient plus et qu on veut les remplacer par
d autres, meilleurs. A la meme attitude a 1 egard d un
objet repond naturellement le fait de le laisser tomber,
de le casser, de le briser. Est-ce un simple hasard lors-
qu un ecolier perd, detruit, casse ses objets d usage cou-
rant, tels que son sac et sa montre par exemple, juste la
veille du jour anniversaire de sa naissance ?
Gelui qui s est souvent trouve dans le cas penible de
ne pas pouvoir retrouver un objet qu il avait lui-meme
range ne voudra pas croire qu une intention quelconque
preside a cet accident. Et, pourtant, les cas ne sont pas
rares ou les circonstances accompagnant un oubli de ce
genre revelent une tendance a ecarter provisoirement
ou d une facon durable 1 objet dont il s agit. Je cite un
de ces cas qui est peut-etre le plus beau de tous ceux
connus ou publics jusqu a ce jour :
Un homme encore jeune me raconte que des malen-
tendus s etaient eleves il y a quelques annees dans son
menage : Je trouvais, me disait-il, ma femme trop
froide, et nous vivions cote a cote, sans tendresse, ce qui
ne m empechait d ailleurs pas de reconnaitre ses excel-
|. D apies B. Dattn^r,
66 LES AGTES MANQU&S
lentes qualites. Un jour, revenant d une promenade, elle
m apporta un livre qu elle avail aehete, parce qu elle
croyait qu il m interesserait. Je la remerciai de son
attention et lui promis de lire le livre que je mis de
cote. Mais il arriva que j oubliai aussitot Fendroit ou je
1 avais range. Des mois se sont passes pendant lesquels,
me souvenant a plusieurs reprises du livre disparu,
j avais essaye de decouvrir sa place, sans jamais y par-
venir. Six mois environ plus tard, rna mere que j aimais
beaucoup tombe malade, et ma femme quitte aussitot la
maison pour aller la soigner. L etat de la malade devient
grave, ce qui fut pour ma femme 1 occasion de reveler
ses meilleures qualites. Un soir, je rentre a la maison en-
chante de ma femme et plein de reconnaissance a son
egard pour tout ce qu elle a fait. Je m approche de mon
bureau, j ouvre sans aucune intention definie, mais avec
une assurance toute somnambulique, un certain tiroir,
et la premiere chose qui me tombe sous les yeux est le
jlivre egare, reste si longtemps introuvable.
Le rnotif disparu, 1 objet cesse d etre introuvable.
Je pourrais multiplier a 1 infini les exemples de ce
genre, mais je ne le ferai pas. Dans ma Psychologic de
hi vie quotidienne (en allemand, premiere edition, 1901),
vous trouverez une abondante casuistique pour servir
a l 6tude des actes manques 1 . De tons ces exemples, se
degage une seule et meme conclusion : les actes man
ques ont un sens et indiquent les moyens de degager ce*
sens, d apres les circonstances qui accompagnent 1 acte.
Je serai aujourd hui plus bref, car nous avons seulement
1 intention de tirer de cette etude les elements d une pre
paration a la psychanalyse. Aussi ne vous parlerai-je
encore que de deux groupes d observations des obser
vations relatives aux actes manques accumules et com
bines, et de celles concernant la confirmation de nos
interpretations par des evenements survenant ulterieu-
rement.
Les actes manques accumules et combines constituent
certainement la plus belle floraison de leur espece. S il
s etait seulement agi de montrer que les actes manques
I. De meme dans les collections de A. Maeder (en franeais), A. -A. Brill
(en anglais), E. Jones (en anglais), J. Starke (en bollandais), elc.
LES ACTES iMAXQUfiS 67
peuvent avoir un sens, nous nous serions bornes des
le debut a ne nous occuper que de ceux-la, car leur
sens est tellement evident qu il s impose a la fois a 1 in-
telligence la plus obtuse et a 1 esprit le plus critique.
L accumulation des manifestations revele une perseve
rance qu il est difficile d attribuer au hasarcl, mais qui
cadre bien avec I hypothese d un dessein. Enfin, le rem-
placement de certains actes manques par d autres nous
montre que 1 important et Tesseritiel dans ceux-ci ne doit
etre cherche ni dans la forme, ni dans les moyens dont
ils se servant, mais bien dans 1 intention a laquelle ils
servent eux-memes et qui pent etre realisee par les
moyens les plus varies. Je vais vous citer un cas d oubli
a repetition : E. Jones raconte que, pour des raisons
qu il ignore, il avait une fois laisse sur son bureau pen
dant quelques jours une lettre qu il avait ecrite. Un jour
il se decide a 1 expedier, mais elle lui est renvoyee par
le dead letter office (service des lettres tombees au
rebut), parce qu il avait oublie d ecrire 1 adresse. Ayant
repare cet oubli, il remet la lettre a la poste, mais cette
fois sans avoir mis un timbre. Et c est alors qu il est
oblige de s avouer qu au fond il ne tenait pas du tout a
expedier la lettre en question.
Dans un autre cas, nous avons une combinaison d une
appropriation erronee d un objet et de 1 impossibilite de
le retrouver. Une dame fait un voyage a Rome avec son
beau-frere, peintre celebre. Le visiteur est tres fete par
les Allemands habitant Rome et recoit, entre autres ca-
deaux, une medaille antique en or. La dame constate
avec peine que son beau-frere ne sait pas apprecier cette
belle piece a sa valeur. Sa soeur etant venue la rem-
placer a Rome, elle rentre chez elle et constate, en defai-
sant sa malle, qu elle avait emporte la medaille, sans
savoir comment. Elle en informe aussitot son beau-frere
et lui annonce qu elle renverrait la medaille a Rome le
lendemain meme. Mais le lendemain la medaille etait si
bien rangee qu elle etait devenue introuvable ; done
impossible de 1 expedier. Et c est alors que la dame a eu
1 intuition de ce que signifiait sa distraction : elle
signifiait le desir de garder la belle piece pour elle.
Je vous ai deja cite plus haul un exemple de combinai
son d un oubli et d une erreur : il s agissait de quelqu uu
68 LES AGTES MAXQUES
qui, ayant oublie un rendez-vous une premiere fois, et
bien decide a ne pas 1 oublier la fois suivante, se pre-
sente cependant au deuxieme rendez-vous a une heure
autre que 1 heure fixee. Un de mes amis, qui s occupe a
la fois de sciences et de litterature, m a raconte un cas
tout a fait analogue emprunte a sa vie personnelle.
J avais accepte, il y a quelques annees, me disait-il,
une fonction dans le comite d une certaine association
litteraire, parce que je pensais que 1 association pourrait
m aider un jour a faire jouer un de mes drames. Tous
les vendredis j assistais, sans grand interet d ailleurs,
aux seances du comite. II y a quelques mois, je recois
Tassurance que je serais joue au theatre de F..., et a partir
de ce moment ]* oublie regulierement de me rendre aux
dites seances. Mais apres avoir lu ce que vous avez ecrit
sur ces choses, j eus honte de mon precede et me dis
avec reproche que ce n etait pas bien de ma part de
manquer aux seances, des 1 instant ou je n avais plus
besoin de 1 aide sur laquelle j avais compte. Je pris done la
decision de ne pasy manquer levendredi suivant. J y pen
sais tout le temps, jusqu au jour ou je me suis trouve
devant la porte de la salle des seances. Quel ne fut pas
mon etonnement de la trouver close, la seance ayant
deja eu lieu la veille 1 Je m etais en effet trompe de jour
et presente un samedi.
II serait tres tentant de reunir d autres observations
du meme genre, mais je passe. Je vais plutot vous pre
senter quelques cas appartenant a un autre groupe, a
celui notamment ou notre interpretation doit, pour trouver
une confirmation, attendre les evenements ulterieurs.
II va sans dire que la condition essentielle de ces cas
consiste en ce que la situation psychique actuelle nous
est inconntie ou est inaccessible a nos investigations.
Notre interpretation possede alors la valeur d une simple
presomption a laquelle nous n attachons pas grande
importance. Mais un fait survient plus tard qui montre
que notre premiere interpretation etait justiflee. Je fus
un jour invite chez un jeune couple et, au cours de ma
visite, la jeune femme m a raconte en riant que le lende-
main de son retour du voyage de noces elle etait allee
voir sa soeur qui n est pas mariee, pour 1 emmener,
comme jadis, faire des achats, tandis aue le jeune mari
LES ACTES MANQUES 69
tait parti a ses affaires. Tout a coup, elle apercoit de
1 ^autre cote de la rue un monsieur et dit, un peu inter-
Ioqu6e, a sa soeur : Regarde, voici M. L... Elle ne
s etait pas rendu compte que ce monsieur n etait autre
que son mari depuis quelques semaines. Ge recit m avait
laisse une impression penible, mais je ne voulais pas me
fier a la conclusion qu il me semblait impliquer. Ge n est
qu au bout de plusieurs annees que cette petite histoire
m etait revenue a la memoire : j avais en effet appris
alors que le mariage de mes jeunes gens avait eu une
issue desastreuse.
A. Maeder rapporte le cas d une dame qui, la veille de
son mariage, avait oublie d aller essayer sa robe de
mariee et ne s en est souvenue, au grand desespoir de
sa couturiere, que tard dans la soiree. II voit un rapport
entre cet oubli et le divorce qui avait suivi de pres le
mariage. Je connais une dame, aujourd hui divorcee,
a laquelle il etait souvent arrive, longtemps avant le
divorce, de signer de son norn de jeune fille des docu
ments se rapportant a 1 administration de ses biens.
Je connais des cas d autres femmes qui, au cours de
leur voyage de noces, avaient perdu leur alliance, acci
dent auquel les evenements ulterieurs ont confer^ une
signification non equivoque. On raconte le cas d un
celebre chimiste allemand dont le mariage n a pu avoir
lieu, parce qu il avait oublie 1 heure de la ceremonie et
qu au lieu de se rendre a 1 eglise il s etait rendu au labo-
ratoire. II a ete assez avise pour s en tenir a cette seule
tentative et mourut tres vieux, en celibataire.
Vous ^tes sans doute tentes de penser que, dans tous
ces cas, les actes manques remplacent les omina ou pre
monitions des anciens. Et, en effet, certains omina
n etaient que des actes manques, comme lorsque quel-
qu un trebuchait ou tombait. D autres avaient toutefois
les caracteres d un evenement objectif, et non ceux d un
acte subjectif. Mais vous ne vous figurez pas a quel point
il est parfois difficile de discerner si un evenement
donne appartient a 1 une ou a 1 autre de ces categories.
L acte s entend souvent a revetir le masque d un evene
ment passif.
Tous ceux d entre vous qui ont derriere eux une expe
rience suffisamment longue se diront peut-etre qu ils se
70 LES AGTES
seraient epargne beaucoup de deceptions et de doulou-
reuses surprises s ils avaient eu le courage et la deci
sion d interpreter les actes manques qui se produisent
dans les relations inter-humaines comme des signes pre-
monitoires, el de les utiliser comme indices d intentions
encore secretes. Le plus souvent, on n ose pas le faire ;
on craint d avoir Fair de retourner a la superstition, en
passant par-dessus la science. Tons les presages ne se
realisent d ailleurs pas et, quand vous connaitrez micux
nos theories, vous comprendrez qu il n estpas necessaire
qu ils se realisent tous.
CT1APITRE TV
LES ACTES MANQUES
(Fin.)
Les actes manques out un sens : telle est la conclusion
que nous devons admettre comme se degageantde 1 ana-
lyse qui precede et poser a la base de nos recherches
ullerieures. Disons-le une fois de plus : nous n affirmons
pas (etvu le but que nous poursuivons, pareille affirma
tion n est pas necessaire) que tout acte manque soit
significatif, bien que je considere la chose comme pro
bable. II nous suffit de constater ce sens avec une fre
quence relative, dans les differentes formes d actes
inanques. II y a d ailleurs, sous ce rapport, des diffe
rences d une forme a Fautre. Les lapsus, les erreurs
d ecriture, etc., peuvent avoir une base purement phy-
siologique, ce qui me parait peii probable dans les diffe
rentes varietes de cas d oubli (oubli de noms et de
projets, impossibility de retrouver les objets prealable-
ment ranges, etc.), tandis qu il existe des cas de perie
ou aucune intention n intervient probablement, et je crois
devoir ajouterque les erreurs qui se commettent dans la
vie ne peuvent etre jugees d apres nos points devueque
dans une certaine mesure. Vous voudrez bien tenir ces
limitations presentes a Fesprit, notre point de depart
devant etre desormais que les actes manques sont des
actes psychiques resultant de 1 interference de deux
intentions.
C est la le premier resultat de la psychanalyse. La
psychologic n avait jarnais soupconne ces interferences
ni les phenonienes qui en decoulent. Nous avons consi-
derablemeiit agrandi reteiidue du monde psychique et
nous avons conquis a la psychologie des phenomenes
qui auparavant ri en faisaicnt pas partie.
7^ LES ACTES MANQUES
Arr6tons-nous un instant encore a Faffirmation que
les actes manques sont des actes psychiques . Par
cette affirmation postulons-nous seulement que les actes
psychiques ont un sens, ou implique-t-elle quelque chose
de plus? Jene pense pas qu il yait lieu d elargirsa portee.
Tout ce qui peut 6tre observe dans la vie psychique sera
eventuellement designe sous le nom de phenomene
psychique. II s agira seulement de savoir si telle mani
festation psychique donnee est 1 efFet direct d influences
somatiques, organiques, corporelles, auquel cas elle
echappe a la recherche psychologique, ou si elle a pour
antecedents immediats d autres processus psychiques
au dela desquels commence quelque part la serie des
influences organiques. C est a cette derniere eventualite
que nous pensons lorsque nous qualifions un pheno
mene de processus psychique, et c est pourquoi il est
plus rationnel de donner a notre proposition la forme
suivante : le phenomene est significatif, il possede un
sens, c est-a-dire qu il reveleune intention, une tendance
et occupe une certaine place dans une serie de rapports
psychiques.
II y a beaucoup d autres phenomenes qui se rappro-
chent des actes manques, mais auxquels ce nom ne
convient pas. Nous les appelons actes accidentels ou
symptomatiques. Us ont egalement tous les caracteres
d un acte non motive, insigniflant, depourvu d impor-
tance, et surtout superflu. Mais ce qui les distingue des
actes manques proprement dits, c est 1 absence d une
intention hostile et perturbatrice venant contrarier une
intention primitive. Us se confondent, d autre part, aveq
les gestes et mouvements servant a 1 expression des
emotions. Font partie de cette categoric d actes man
ques toutes les manipulations, en apparence sans but,
que nous faisons subir, comme en nous jouant, a nos
vetements, a telles ou telles parties de notre corps, a des
objets a portee de notre main ; les melodies que nous
chantonnons appartiennent a la meme categoric d actes,
qui sont en general caracterises par le fait que nous les
suspeiidons, comme nous les avons commences, sans
motifs apparents. Or, je n hesite pas a affirmer que tous
ces phenomenes sont significatifs et se laissent inter
preter de la meme maniere que les actes manques, qu ils
LES AGTES MANQUfo?
constituent de petits sigries revelateurs d autres processus
psychiques, plus importants, qu ils sont des actes
psychiques au sens complet du mot. Mais je n ai pas
1 intention de m attarder a cet agrandissement du
domaine des phenomenes psychiques tjepref ere reprendre
1 analyse des actes manques qui posent devant nous avec
toute la nettete desirable les questions les plus impor-
tantes de la psychanalyse.
Les questions les plus interessantes que nous avons
formulees a propos des actes manques, et auxquelles
nous n avons pas encore fourni de reponse, sont les sui-
vantes : nous avons dit que les actes manques resultent
de Finterference de deux intentions differentes, dont 1 une
peut etre qualifiee de troublee, 1 autre de perturbatrice ;
or, si les intentions troublees ne soulevent aucune ques
tion, il nous importe de savoir, en ce qui concerne les
intentions perturbatrices, en premier lieu quelles sont
ces intentions qui s affirment comme susceptibles d en
troubler d autres et, en deuxieme lieu, quels sont les
rapports existant entre les troublees et les perturba
trices.
Permettez-inoi de prendre de nouveau le lapsus pour
le representant de I especeentiere etde repondred abord
a la deuxieme de ces questions.
II peut y avoir entre les deux intentions un rapport de
contenu, auquel cas Tintention perturbatrice coritredit
Tintention troublee, la rectifie ou la complete. Ou bien,
et alors le cas devient plus obscur et plus interessant, il
n y a aucun rapport entre les contenus des deux tendances.
Les cas que nous connaissons deja et d autres ana
logues nous permettent de comprendre sans peine le
premier de ces rapports. Presque dans tous les cas ou
Ton dit le contraire de ce qu on veut dire, 1 intention per
turbatrice exprime une opposition a Fegard de 1 inten
tion troublee, et Tacte manque represente le conflit entre
ces deux tendances inconciliables. Je declare la seance
ouverte, mais j aimerais mieux la clore , tel est le sens
du lapsus commis parle president. Un journal politique,
accuse de corruption, se defend dans un article qui
devait se resumer dans ces mots : Nos lecteurs nous
sont temoins que nous avons toujours defendu le bien
general de la facon la plus desinteressee. Mais le redac-
74 LES AGTES _MANQi:$
tear charge de rediger cette defense ecrit : delafacon
la plus interessee Ceci revele, a mon avis, sa pensee :
Je dois ecrire une chose, mais je sais pertinemment le
contraire. Un depute qui se propose de declarer qu on
doit dire a 1 Empereur la verite sans managements
( riickhaltlos ), percoit tout a coup une voixinterieure
qui le met en garde centre son audace et lui fait com-
mettre un lapsus ou les mots sans managements
(riickhaltlos) sont remplaces par les mots en courbant
1 e c h i n e (riickgra llos) . - *
Dans les cas que vous connaissez et qui laissent 1 im
pression de contractions et d abreviations, il s agit de
rectifications, d adjonctions et de continuations .par
lesquelles une deuxieme tendance se fait jour a cote de
la premiere. Des choses se sont produites (zum YORS-
CIIEIN gekommeri) , je dirais volontiers que c etaient des
cochonneries (SCHWEINEREIEN) ; resultat : sum VORS-
CHWEIN gekommen . Les gens qui comprennent cela
peuvent etre comptes6 wr les d o ig ts d une main ; maisnon,
il ri existe, a vrai dire, c^iiune seule personne qui com-
prenne ces choses ; done, les personnes qui les com
prennent peuvent etre comptees sur un seul doigt. Ou
encore : Mon mari peut manger et boire ce quY/veut;
mais, vous le savez bien, jene supporte pas qu il veuille
quelque chose ; done : il doit manger et boire ce que je
veux. Dans tons ces cas, on le voit, le lapsus decoule
du conteriu meme de rintention troublee ou s y rattache.
L autre genre de rapports "entre les deux intentions
interlerentes parait bizarre. S il n y a aucun lien entre
leurs contenus, d ou vient 1 intention perturbatri ; ce et
comment se fait-il qu elle manifesto son action troublante
en tel point precis? L observation, seule susceptible de
fournir une reponse a cette question, permet de consta-
ter que le trouble provient d un courant d idees qui avait
preoccupe la personne en question pen de temps aupara-
varit et que, s il intervient dans le discours de cette
maniere particuliere, il aurait pu aussi (ce qui n est pas
necessaire), ytrouver une expression difierente. II s agit
d un veritable echo, mais qui n est pas toujours et neces-
saircment produit par des mots prononces. Ici encore il
I. Stance du Reichilyy aHemaud, nov tcjoS.
LES ACTES MAXQtlS
existe un lien associatif entre 1 element trouble et 1 ele-
ment perturbateur, mais ce lien, au lieu de resider dans
le contenu, est purement artificiel etsa formation resulte
d associations forcees.
En voici un exemple tres simple, que j ai observe moi-
meme. Je rencontre un jour dans nos belles Dolomites
deux dames viennoises, vetues en touristes. Nous faisons
pendant quelque temps route ensemble, et nous parlons
des plaisirs et des inconvenients de la vie de touriste.
Une des dames reconnait que la journee du touriste n est
pas exempte de desagrements... Ilest vrai, dit elle, qu il
n est pas du tout agreable, lorsqu on a marchetoute une
journee au soleil et qu on a la blouse et la chemise
trempees de sueur... A ces derniers mots, elle a une
petite hesitation. Puis elle reprend : Mais lorsqu on
rentre ensuite nach Hose* (au lieu de nackHause, chez
soi) et qu on pent enfin se changer... Nous n avons
pas encore analyse ce lapsus, mais je ne pense pas que
cela soit necessaire. Dans sa premiere phrase, la dame
avait 1 intention de faire une enumeration plus complete :
blouse, chemise, pantalon (Hose). Pour des raisons de
convenance, elle s abstient de mentionner ce dernier
accessoire de toilette, mais dans la phrase suivante, tout
a fait independante par son contenu de la premiere, le
mot Hose, qui n a pas ete prononce au moment voulu,
apparut a litre de deformation du mot Hause.
Nous pouvons ma in ten ant aborder la principale ques
tion dont nous avons longteinps ajourne 1 examen, a
savoir : quelles sont ces intentions qui, se manifestant
d une facon si extraordinaire, viennent en troubler
d autres? II s agit evidemment d intentions tres difle-
rentes, mais dont nous voulons degager les caracteres
communs. Si nous examinons sous ce rapport une serie
d exemples, ceux-ci se laissent aussitot ranger en trbis
groupes. Font partie du premier groupe les cas ou la
tendance perturbatrice est corinue de celui qui parle et
s est en outre revelee a lui avant le lapsus. Le deuxieme
groupe comprend les cas ou la personne qui parle, tout
en reconnaissant dans la tendance perturbatrice une ten
dance lui appartenant, ne sait pas que cette tendance
I. Hose sini
76 LES AGTES
etait deja active en elle avant le lapsus. Elle accepte
done notre interpretation de celui-ci, mais ne peut pas
ne pass en montrer etonnee. Des exemples de cette atti
tude nous sont peut-etre fournis plus facilement par des
actes manquesautres que les lapsus. Le troisieme groupe
comprend des cas oula personne interessee protesteavec
energie centre rinterpretation qu on lui suggere : non
contente de nier Fexistence de 1 intention perturbatrice
avant le lapsus, elle affirme que cette intention lui est
tout a fait etrangere. Rappelez-vous le toast dujeune
assistant qui propose de demolir la prosperite du
chef, ainsi que la reponse depourvue d amenite que je
m etais attiree lorsquej ai mis sous les yeux de 1 auteur
de ce toast I intention perturbatrice. Vous savez que
nous n avons pas encore reussi a nous mettre d accord
quant a la maniere de concevoir ces cas. En ce qui me
concerne, la protestation de 1 assistant, auteur du toast,
ne me trouble en aucune facon et ne m empeche pas de
maintenir mon interpretation, ce qui n est peut-etre pas
votre cas : impressionnes par sa denegation, vous vous
demandez sans doute si nous ne ferions pas bien de
renoncer a chercher Interpretation de cas de ce genre
et de les considerer comme des actes purement physio-
logiques, au sens pre-psychanalytique du mot. Je me
doute un pen de la cause de votre attitude. Mon inter
pretation implique que la personne qui parle peut mani-
fester des intentions qu elle ignore elle-meme, mais que
je suis a meme de degager d apres certains indices. Et
vous hesitez a accepter cette supposition sisinguliere et
gross-e de consequences. Et, pourtant, si vous voulez
rester logiques dans votre conception des actes man-
ques, fondee sur tant d exemples, vous ne devez pas
hesiter a accepter cette derniere supposition, quelque
deconcertante qu elle vous paraisse. Si cela vous est
impossible, il ne vous reste qu a renoncer a la com
prehension si peniblement acquise des actes manques.
Arr^tons-nous un instant a ce qui unit les troisgroupes
que nous venons d etablir, a ce qui est commun aux
trois mecanismes de lapsus. A ce propos, nous nous
trouvons heureusement en presence d un fait qui, lui,
est au-dessus de toute contestation. Dans les deux pre
miers groupes, la tendance perturbatrice est reconnue
LES ACTES MANQUES 77
par la personne meme qui parle ; en outre, dans le pre
mier de ces groupes, la tendance perturbatrice se revele
immediatement avant le lapsus. Mais, aussi bien dans le
premier groupe que dans le second, la tendance en ques
tion se trouve refoulee. Comme la personne qui parle s est
decidee a ne pas la faire apparaitre dans le discours, elle
commel un lapsus, c est-a-dire que la tendance refoulee se
manifeste malgre la personne, soit en modifiant ^intention
avouee, soit en se confondant avec elle, soit en fin, en pre-
nant tout simplement sa place. Tel est done le mecanisme
du lapsus.
Mon point de vue me permet d expliquer par le meme
mecanisme les cas du troisieme groupe. Je n ai qu a
admettre que la seule difference qui existe entre mes
trois groupes consiste dans le degre de refoulement
de 1 interition perturbatrice. Dans le premier groupe,
cette intention existe et est apercue de la personne qui
parle, avant sa manifestation ; c est alors quese produit
le refoulement dont 1 intention se venge par le lapsus.
Dans le deuxieme groupe, le refoulement est plus accen-
tue, et Fintention n est pas apercue avant le commence
ment du discours. Ce qui est etonnant, c est que ce
refoulement, assez profond, n empeche pas Tintention de
prendre part a la production du lapsus. Cette situation
nous facilite siriguiierement Fexplication de ce qui se
passe dans le troisieme groupe. J irai meme jusqu a
admettre qu on peut saisir dans 1 acte manque la mani
festation d une tendance, refoulee depuis longtemps,
depuis tres longtemps meme, de sorte que la personne
qui parle ne s eri rend nullement comple et est bien sin
cere lorsqu elle en nie 1 existence. IMais meme enlaissant
de cote le probleme relatif au troisieme groupe, vous ne
pouvez pas ne pas adherer a la conclusion qui decoule de
1 observation d autres cas, a savoir que le refoulement
d une intention de dire quelque chose constitue la condition
indispensable d an lapsus.
Nous pouvons dire maintenant que nous avons realise
de nouveaux progres quanta la comprehension des actes
manques. Nous savons non seulement que ces actes sont
des actes psychiques ayant uri sens et marques d une
intention, qu ils resultent deTinterferencede deux inten
tions differentes, mais aussi qu une de ces intentions
FREUD. 5
LES ACTES MANQUfiS
doit, avantle discours, avoir subi un certain refoulement,
pour pouvoir se manifester par la perturbation de
1 autre. Elle doit etre troublee elle-mme, avant de pou
voir devenir perturbatrice. II va sans dire qu avec cela
nous n acquerons pas encore une explication complete
des phenomenes que nous appelons actes manques.
Nous voyons aussitot surgir d autres questions, et nous
pressentons en general que plus nous avancerons dans
notre etude, plus les occasions de poser de nouvelles
questions seront nombreuses. Nous pouvons demander,
parexemple, pourquoi les choses nese passent pas beau-
coup plus simplement. Lorsque quelqu un a 1 intention
de refouler une certaine tendance, au lieu de la laisser
s exprimer, on devrait se trouver en presence de Tun
des deux cas suivants : ou le refoulement est obtenu, et
alors rien ne doit apparaitre de la tendance perturba
trice ; ou bien le refoulement n est pas obtenu, et alors
la tendance en question doit s exprimer franchement et
completement. Mais les actes manques resultentde com-
promis ; ils signifient que le refoulement est a moitie
manque et a moitie reussi, que 1 intention menacee, si
elle n est pas completement supprimee, est suffisamment
refoulee pour ne pas pouvoir se manifester, abstraction
faite de certains cas isoles, telle quelle, sans modifications.
Nous sornmes en droit de supposer que la production de
ces eflets d interference ou de compromis exige certaines
conditions particulieres, mais nous n avons pas la
moindre idee de la nature de ces conditions. Je ne crois
pas que meme une etude plus approfondie des actes
manques nous aide a decouvrir ces conditions inconnues.
Pour arriver a ce resultat, il nous faudra plutot explorer
au prealable d autres regions obscures de la vie psy-
chique ; seules les analogies que nous y trouverons nous
donneront le courage de formuler les hypotheses suscep-
tibles de nous conduire a une explication plus complete
des actes manques. Mais il y a autre chose : alors meme
qu on travaille sur de petits indices, comme nous le
faisons ici, on s expose a certains dangers. II existe une
maladie psychique, appelee Paranoia combinatoire, dans
laquelle les petits indices sont utilises d une facon
iHimitee, et je n affirmerais pas que toutes les conclu-
qui en sont deduites soient exactes. Nous ne pou-
LES ACTES MANQU&S
vons nous preserver centre ces dangers qu en donnant
a nos observations une base aussi large que possible,
que grace a la repetition cles memes impressions, quelle
que soit la sphere de la vie psychique que nous explo-
rions.
Nous allons done abandonner ici 1 analvse des actes
%r
manques. Je vais seulement vous recommander ceci :
gardez dans votre memoire, a titre de modele, la maniere
dont nous avons traite ces phenomenes. D apres cette
maniere, vous pouvez juger d ores et deja quelles son*
les intentions de notre psychologic. Nous nevoulonspa?
seulement decrire et classer les phenomenes , nous vou-
lons aussi les concevoir comme etant des indices d un
jeu de forces s accomplissantdans Tame, comme la mani
festation de tendances ayant un but defmi et travaillant
soit dans la meme direction, soit dans des directions
opposees. Nous cherchons a nous former une conception
dynamique des phenomenes psychlques. Dans notre
conception, les phenomenes percus doivent s effacer
devant les tendances seulement admises.
Nous n irons pas plus avant dans 1 etude des actes
manques ; mais nous pouvons encore faire dans ce domaine
une incursion au cours de laquelle nous retrouverons
des choses connues et en decouvrirons quelques nou-
velles. Pour ce faire, nous nous en tiendrons a la division
en trois groupes que nous avons etablie au debut de nos
recherches: a) le lapsus, avec ses subdivisions en erreurs
d ecriture, de lecture, fausse audition; 6) I oubli, avec
ses subdivisions correspondant a Fobjet oublie (noms
propres, mots etrangers, projets, impressions); c) la
meprise, la perte, 1 impossibilite de retrouver un objet
range. Les erreurs ne nous interessent qu en tant qu elles
se rattachent a 1 oubli, a la meprise, etc.
Nous avons deja beaucoup parle du lapsus; et, pour-
tant, nous avons encore quelque chose a ajouter a son
sujet. Au lapsus se rattachent de petits phenomenes affec-
tifs qui ne sont pas depourvus d interet. On ne reconnait
pas volontiers qu on a cornmis un lapsus ; il arrive souvent
qu on n entend pas son propre lapsus, alors qu on entend
tou jours celui d autrui. Le lapsus est aussi, dans une cer-
taine mesure, contagieux ; il n est pas facile de parler de
lapsus, sans en commettre un soi-meme. Les lapsusles plus
80 LES ACTES MANQU&S
insignifiants, ceux qui ne nous apprennent rien de
ticulier sur des processus psychiques caches, ont cepen-
dant des raisons qu il n est pas difficile de saisir. Lors-
que, par suite d un trouble quelconque, survenu au
moment de la prononciation d un mot donne, quelqu un
emet brievement une voyelle longue, il ne manque pas
d allonger la voyelle breve qui vient immediatement apres,
commettant ainsi un nouveau lapsus destine a compenser
le premier. II en est de meme, lorsque quelqu un pro-
nonce improprement ou negligemment une voyelle
double ; il cherche a se corriger en prononcant la voyelle
double suivante de facon rappeler la prononciation
exacte de la premiere : on dirait que la personne qui
parle tient a montrer a son auditeur qu elle connait sa
langue maternelle et ne se desinteresse pas de la pronoii-
ciation correcte. La deuxieme deformation, qu on pent
appeler compensatrice, a precisement pour but d attirer
1 attention de 1 auditeur sur la premiere etdelui montrer
qu on s en est apercu soi-meme. Les lapsus les plus sim
ples, les plus frequents et les plus insignifiants consis
tent en contractions et anticipations qui se manifestent
dans des parties peu apparentes du discours. Dans une
phrase un peu longue, par exemple, on commet le lapsus
consistant a prononcer par anticipation le dernier mot
de ce qu on yeut dire. Ceci donne 1 impression d une
certaine impatience d en finir avec la phrase, on atteste
en general une certaine repugnance a communiquer eette
phrase ou tout simplement a parler. Nous arrivons ainsi
aux cas-limites ou les differences entre la conception
psychanalytique du lapsus et sa conception physiologi-
que ordinaire s efTacent. Nous pretendons qu il existe
dans ces cas une tendance qui trouble 1 intention devant
s exprimer dans le discours ; mais cette tendance nous
annonce seulement son existence, et non le but qu elle
poursuit elle-meme. Le trouble qu elle provoque suit
certaines influences tonales ou aflinites associatives et
pent etre concu comme servant a detourner 1 attention
de ce qu on veut dire. Mais ni ce trouble de 1 attention,
ni ces affinites associatives ne suflisent a caracteriser la
nature meme du processus. L un et Tautre n en temoi-
gnent pas moins de Texistence d une intention perturba-
trice, sans que nous puissions nous former une idee de
LES AGTES MANQUES 81
sa nature d apres ses efFets, comme nous le pouvons dans
les cas plus accentues.
Les erreurs d ecriture que j aborde maintenant ressem-
blent tellement aux lapsus de la parole qu elles ne pen-
vent nous fournir aucun nouveau point devue. Essayons
tout de meme de glaner un peu dans ce domaine. Les
fautes, les contractions, le trace anticipe de motsdevant
venir plus tard, et surtout de mots devant venir en der
nier lieu, tous ces accidents attestent manifestement
qu on n a pas grande envie d ecrire et qu on est impatient
d en finir ; des elfets plus prononces des erreurs
d ecriture laissent reconnaitre la nature et 1 intention de
la tendance perturbatrice. On sail en general, lorsqu on
trotive un lapsus calami dans une lettre, que la personne
qui a ecrit n etait pas tout a fait dans son etat normal;
mais onne peut pas toujours etablir ce qui lui est arrive.
Les erreurs d ecriture sont aussi rarement apercues par
leurs auteurs que les lapsus de la parole. Nous signalons
1 interessante observation suivante : il y a des gens qui
ontl habitude de relire, avant deles expedier, les lettres
qu ils ontecrites. D autres n ont pas cette habitude, mais
lorsqu ils le font une fois par hasard, ils ont toujours
1 occasion de trouver etde corriger une erreur frappante.
Comment expliquer ce fait? On dirait que ces gens
savaient cependant qu ils ont commis un lapsus en ecri-
vant. Devons-nous 1 admettre reellement?
A 1 importance pratique des lapsus calami se rattache
un interessant probleme. Vous vous rappelez sans doute
le cas de 1 assassin H. . . qui, se faisant passer pour un bac-
teriologiste, savait se procurer dans les instituts scien-
tifiques des cultures de microbes pathogenes excessive-
ment dangereux et utilisait ces cultures pour supprimer
par cette methode ultra-moderne des personnes qui lui
tenaient de pres. Un jour cet homme adressa a la direc
tion d un de ces instituts une lettre dans laquelle il se
plaignait de 1 inefficacite des cultures qui lui ont ete
envoyees, maisil commit une erreur en ecrivant, de sorte
qu a la place des mots dans mes essais sur des souris
ou des cobayes , on pouvait lire distinctement : dans
mes essais sur des hommes . Cette erreur frappa d ail-
leurs les medecins de 1 Institut en question qui, autant
que je sache, n en ont tire aucune conclusion. Croyez-
82 LES AGTES MANQUES
vous que les medecins n auraient pas etc bien inspires
s ils avaient pris cette erreur pour un aveu et provoque
une enquete qui aurait coupe court a temps aux exploits
de cet assassin? Ne trouvez-vous pas que dans ce cas
1 ignorance de notre conception des actes manques a ete
la cause d un retard infiniment regrettable? En ce qui
me concerne, cette erreur m aurait certainement paru
tres suspecte ; mais a son utilisation a titre d aveu s op-
posent des obstacles tres graves. La chose n est pas
aussi simple qu elle le parait. Le lapsus d ecriture con-
stitue un indice incontestable, mais a lui seul il ne suffit
pas a justifier 1 ouverture d une instruction. Certes, le
lapsus d ecriture atteste que rhomme est preoccupe par
1 idee d infecter ses semblables, mais il ne nous permet
pas de decider s il s agit la d un projet malfaisant bien
arrete ou d une fantaisie sans aucune portee pratique.
II est meme possible que l homme qui a comrnis ce lap
sus d ecriture trouve les meilleurs arguments subjectii s
pour nier cette fantaisie et pour 1 ecarter comme lid
etanttouta faitetrangere. Vous comprendrez mieux plus
tard les possibilites de ce genre, lorsque nous aurons a
envisager la difference qui existe entre la realite psychi-
que et la realite materielle. N empeche qu il s agit la d un
cas ou un acte manque avait acquis ulterieurement une
importance insoupconnee.
Dans les erreurs de lecture, nous nous trouvons en
presence d une situation psychique qui differe nettement
de celle des lapsus de la parole et de Fecriture. L une
des deux tendances concurrentes est ici remplacee par
une excitation sensorielle, ce qui la rend peut-etre moins
resistante. Ge que nous avons a lire n est pas une ema
nation de notre vie psychique, comme les choses que nous
nous proposons d ecrire. G est pourquoi les erreurs de
lecture consistent dans la plupart des cas dans une sub
stitution complete. Le mot a lire est remplace par un
autre, sans qu il existe necessairement un rapport de
contenu entre le texte et 1 effet de Ferreur, la substitution
se faisant generalement en vertu d une simple ressem-
blance entre les deux mots. L exemple de Lichtenberg :
Agamemnon, au lieu de angenommen, est le meilleur
de ce groupe. Si Ton veut decouvrir la tendance pertur-
batrice, cause de 1 erreur, on doit laisser tout a fait de
LES AGTES MANQUES 83
cote le texte mal lu et commencer Texamen analytique
en posant ces deux questions: quelle est la premiere
idee qui vient a 1 esprit et qui se rapproche le plus de
1 erreur commise, et dans quelle situation 1 erreur a-t-elle
ete commise? Parfois la connaissance de la situation
suffit a elle seule a expliquer 1 erreur. Exemple: quel-
qu un eprouvant un certain besoinnaturel erre dans une
ville etrangere et apercoit a la hauteur du premier etage
d une maison une grande enseigne portant 1 inscription;
CLosE rhaus (W.-C.). II a le temps de s etonner
que 1 enseigne soit placee si haut, avant qu il s apercoive
que c est GonsEThaus (Maison de Corsets) qu il Taut
lire. Dans d autres cas, 1 erreur, precisement parce qu elle
est independante du contenu du texte, exige une analyse
approfondie qui ne reussit que si Ton est exerce dans la
technique psychanalytique et si Ton a conflance en elle.
Mais le plus souvent il est beaucoup plus facile d obtenir
1 explication d une erreur de lecture. Comme dans
1 exemple Lichtenberg (Agamemnon au lieu de anyenom-
men), le mot substitue revele sans difliculte le courant
d idees qui constitue la source du trouble. En temps de
guerre, par exemple, il arrive souvent qu on lise les
noms de villes, de chefs militaires et des expressions
militaires, qu on entend de tous cotes, chaque fois qu on
se trouve en presence de mots ayant une certaine ressem-
blance avec ces mots et expressions. Ce qui nous inte-
resse et nous preoccupe vient prendre la place de ce qui
nous est etranger et ne nous interesse pas encore. Les
reflets de nos idees troublent nos perceptions nouvelles.
Les erreurs de lecture nous offrent aussi pas mal de
cas ou c est le texte meme de ce qu on lit qui veille la
tendance perturbatrice, laquelle le transforme alors le
plus souvent en son contraire. On se trouve en presence
d une lecture indesirable et, grace al analyse, on se rend
compte que c est le desir intense d eviter une certaine
lecture qui est responsable de sa deformation.
Dans les erreurs de lecture les plus frequentes, que
nous avons mentionnees en premier lieu, les deux fac-
teurs auxquels nous avons attribue un role important
dans les actes manques ne jouent qu un role tres subor-
donn6: nous voulons parler du conflit de deux tendances
et du refoulement de 1 une d elles, lequel refoulement
84. LES ACTES MANQUtiS
reagit precisement par 1 effet de 1 acte manque. Ce n est
pas que les erreurs de lecture presentent des caracteres
en opposition avec ces facteurs, mais 1 empietement du
courant d idees qui aboutit a 1 erreur de lecture est beau-
coup plus fort que le refoulement que ce courant avait
subi precedemment. C est dans les diverses modalites de
1 acte manque provoque par 1 oubli que ces deux facteurs
ressortent avec le plus de nettete.
L oubli de projets est un phenomene dont 1 interpre-
tation ne souffre aucune difficulte et, ainsi que nous
1 avons vu, n est pas contestee meme par les profanes.
La tendance qui trouble un projet consiste toujours dans
une intention contraire, dans un non-vouloir dont il nous
reste seulement a savoir pourquoi il ne s exprime pas
autrement et d une mariiere moins dissimulee. Mais 1 exis-
tence de ce contre-vouloir est incontestable. On reussit
bien quelquefois a apprendre quelque chose sur les rai-
sons qui obligent a dissimuler ce contre-vouloir: c est
qu en se dissimulant il atteint toujours son butqu il rea
lise dans 1 acte manque, alors qu il serait sur d etre e carte
s il se presentaitcomme une contradiction franche. Lors-
qu il se produit, dans 1 intervalle qui separe la conception
d un projet de son execution, un changement important
de la situation psychique, changement incompatible avec
1 execution de ce projet, Toubli de celui-ci ne peut plus
etre taxe d acte manque. Get oubli n etonne plus, car on
se rend bien compte que 1 execution du projet serait
superfine dans la situation psychique nouvelle. L oubli
d un projet ne peut etre considere comme un acte man
que que dans les cas ou nous ne croyons pas a un chan
gement de cette situation.
Les cas d oubli de projets sont en general tellement
uniformes et evidents qu ils ne presentent aucun interet
pour notre recherche. Sur deux points cependantl etude
de cet acte manque est susceptible de nous apprendre
quelque chose de nouveau. Nous avons dit que Toubli,
done la non execution d un projet, temoigne d un contre-
vouloir hostile a celui-ci. Ceci reste vrai, mais, d apres
nos recherches, le contre-vouloir peut etre direct ou indi
rect. Pour montrer ce que nous entendons par contre-
vouloir indirect, nous ne saurions mieux faire que de
citer un exemple ou deux. Lorsque le tuteur oublie de
LES AGTES MANQU&S 85
recommander son pupille aupres d une tierce personne,
son oubli peut tenir a ce que ne s interessant pas outre
mesure a son pupille il n eprouve pas grande envie de
fairela recommandation necessaire. C est du moins ainsi
que le pupille interpretera 1 oubli du tuteur. Mais la
situation peut etre plus compliquee. La repugnarice a
realiser son dessein peut chez le tuteur provenir d ail-
leurs et etre tournee d un autre cote. Le pupille peut
notamment n etre pour rien dans 1 oubli, lequel serait
determine par des causes se rattachant a la tierce per
sonne. Vous voyez ainsi combienpeut etre difficultueuse
Futilisation pratique de nos interpretations. Malgre la
justesse de son interpretation, le pupille court le risque
de devenir trop mefiantet injuste al egard de son tuteur.
Ou, encore, lorsque quelqu un oublie un rendez-vous
qu il avait accepte et atiquel il est lui-meme decide a
assister, la raison la plus vraisemblable de Toubli devra
etre cherchee le plus souvent dans le peu de sympathie
qu on nourrit a 1 egard de la personne avec laquelle on
devait se rencontrer. Mais, dans ce cas, 1 analyse pourrait
montrer que la tendance perturbatrice se rapporte, non
a la personne, mais a 1 endroit ou doit avoir lieu le ren
dez-vous et qu on voudrait eviter a cause d un penible
souvenir qui s y r attache. Autre exemple : lorsqu on oublie
d expedier une lettre, la tendance perturbatrice peut
bien tirer son origine du contenu dela lettre; mais ilse
peut aussi que ce contenu soit tout a fait anodin et que
1 oubli provienne de ce qu il rappelle par quelque cote
le contenu d une autre lettre, ecrite jadis, et qui a fait
naitre directement la tendance perturbatrice : on peut
dire alors que le contre-vouloir s est etendu de la lettre
precedente, ou il etait justifie, a la lettre actuelle qui ne
le justifie en aucune facon. Vous voyez ainsi qu on doit
proceder avec precaution et prudence, meme dans les
interpretations les plus exactes en apparence ; ce qui a
la meme valeur au point de vue psychologique peut se
montrer susceptible de plusieurs interpretations au point
de vue pratique.
Des phenomenes comme ceux dont je viens de vous
parler peuventvous paraitre extraordinaires. Yous pour-
riez vous demander si le contre-vouloir indirect n im-
prime pas au processes un caractere pathologique. Mais
86 LES ACTES MANQUES
je puis vous assurer que ce processus estegalernent tout
a fait compatible avec Fetat normal, avecl etatde sante.
Comprenez-moi bien toutefois. Je ne suis nullement
porte a admettre Fincertitude de nos interpretations ana-
lytiques. La possibilite de multiples interpretations de
Foubli de projets subsiste seulement, tant que nous
n avons pas entrepris Fanalyse du cas et tant que nos
interpretations n ont pour base que nos suppositions
d ordre general. Toutes les fois que nous nous livrons a
1 analyse de la personne interessee, nous apprenons avec
one certitude suffisante s il s agit d un contre-vouloir
direct et quelle en est la source.
Un autre point est le suivant : ayant constate que dans
un grand nombre de cas Foubli d un projet se ramene
a un contre-vouloir, nous nous sentons encourages a
etendre la meme conclusion a une autre serie de cas ou
la personne analysee, ne se contentant pas de ne pas
confirmer le contre-vouloir que nous avons degage, le nie
tout simplement. Songez aux nombreux cas ou Ton
oublie de rendre les livres qu on avail empruntes, d ac-
quitter des factures ou de payer des dettes. Nous devons
avoir Faudace d affirmer a la personne interessee qu elle
a Fintention de garder les livres, de ne pas payer les
dettes, alors meme que cette personne riiera Fintention
que nous lui preterons, sans etre a meme de nous expli-
quer son attitude par d autres raisons. Nous lui dirons
qu elle a cette intention, mais qu elle ne s en rend pas
compte ; mais que, quant a nous, il nous suffit qu elle se
trahisse par Feffet de Foubli. L autre nous repondra que
c est precisement pourquoi il ne s en souvient pas. Vous
voyez ainsi que nous aboutissons a une situation dans
laquelle nous nous sommes deja trouves une fois. En
voulant donner tout leur developpement logique a nos
interpretations aussi variees quejustifiees des actes man-
ques, nous sommes immanquablementamenes a admettre
qu il existe chez Fhomrne des tendances susceptibles
d agir sans qu il le sache. Mais en formulant cette pro
position, nous nous mettons en opposition avec toutes les
conceptions envigueur dans la vie etdans la psychologic.
L oubli de noms propres, de noms et de mots etrangers
se laisse de meme expliquer par une intention contraire
se rattacbant directement ou indirectement au norn ou
LES AGTES MANQUES 87
au mot en question. Je vous ai deja cite anterieurement
plusieurs exemples de repugnance directe a 1 egard de
noms et de mots. Mais dans ce genre d oublis la deter
mination indirecte est la plus frequente et ne peut le plus
souvent etre etablie qu a la suite d une minutieuse ana
lyse. G est ainsi que la derniere guerre, au cours de
laquelle nous nous sommes vus obliges de renoncer a
tant de nos affections de jadis, a cree les associations
les plus bizarres qui ont eu pour effet d affaiblir notre
memoire de noms propres. II m est arrive recemment de
ne pas pouvoir reproduire le nom de 1 inoffensive ville
morave Bisenz, et 1 analyse a montre qu il ne s agissait
pas du tout d une liostilite de ma part a 1 egard de cette
ville, mais que 1 oubli tenait plutota la ressemblance qui
existe entre son nom et celuidu palais Bisensi, aOrvieto,
danslequel j ai fait autrefois plusieurs sejours agreables.
Ici nous nous trouvons pour la premiere fois en presence
d uri priiicipe qui, au point de vue de la motivation de
la tendance favorisant 1 oubli de rioms, se revelera plus
lard comme jouant un role preponderant dans la determi
nation de symptomes nevrotiques : il s agit notamment du
refus de la memoire d evoquer des souvenirs associes a
des sensations penibles des souvenirs dont 1 evocation
serait de nature a reproduire ces sensations. Dans cette
tendance a eviter le deplaisir que peuvent causer les
souvenirs ou d a litre 8 actes psychiques, dans cette fuite
psychique devant tout ce qui est penible, nous devons
voir 1 ultime raison eflicace, non seulement de 1 oubli de
noms, mais aussi de beaucoup d autres actes manques,
tels que negligences, erreurs, etc.
Mais il semble que 1 oubli de noms soit particuliere-
ment facilite par des facteurs psycho-physiologiques ;
aussi peut-on 1 observer, meme dans des cas ou n inter-
vient aucun element en rapport avec une sensation
de deplaisir. Lorsque vous vous trouvez en presence
de quelqu un ayant tendance a oublier des noms, la
recherche analytique vous permettra toujours de con-
stater que, si certains noms lui echappent, ce n est pas
parce qu ils lui deplaisent ou lui rappellent des sou
venirs desagreables, mais parce qu ils appartiennent chez
lui a d autres cycles d associations avec lesquels ils se
trouventen rapports plus etroits. On dirait que ces noms
88 LES AGTES iMANQUES
sont attaches a ces cycles et sont refuses a d autres asso
ciations qui peuvent se former selori les circonstances.
Rappelez-vous les artifices de la mnemotechnique et
vous constaterez non sans un certain etonnement que
des noms sont oublies par suite des associations memes
qu on etablitintentionnellement pour les preserver centre
1 oubli. Nous en avons un exemple des plus typiques
dans les noms propres de personnes qui, cela va sans
dire, doivent avoir, pour des hommes differents, une
valeur psychique diflerente. Prenez, par exemple, le pre-
norn Theodore. II ne signifie rien pour certains d entre
vous ; pour un autre, c est le prenom du pere, d unfrere,
d un ami, ou mme le sien. L experience analytique vous
montrera que les premiers ne courent pas le risque d ou-
blier qu une certaine personne etrangere porte ce nom,
tandfs que les autres auront to uj ours une tendance a
refuser a un etranger un nom qui leur semble reserve a
leurs relations intimes. Et, maintenant, qu a cet obstacle
associatif viennent s ajouter Faction du principe de
deplaisir et celle d un mecanisme indirect : alors seule-
ment vous pourrez vous faire une idee adequate du degre
de complication qui caracterise la determination de 1 ou-
bli momentane d un nom. Mais une analyse serree est
capable de debrouiller tous les fils de cet echeveau com-
plique. f
L oubli d impressions et d evenements vecus fait res-
sortir, avec plus de nettete et d une facon plus exclusive
que dans les cas d oubli de noms, 1 action de la tendance
qui cherche a eloigner du souvenir tout ce qui est desa-
greable. Cet oubli ne peutetre considere comme un acte
manque que dans la mesure ou, envisage a la lumiere de
notre experience de tous les jours, il nous apparait sur-
prenant et injustifie, c est-a-dire lorsque 1 oubli porte,
par exemple, sur des impressions trop recentes ou trop
importantes ou sur des impressions dontl absence forme
une lacune dans un ensemble dont on garde un souvenir
parfait. Pourquoi et comment pouvons-nous oublier en
general et, entre autres, des evenements qui, tels ceux
de nos premieres annees d enfance, nous ont certaine-
mentlaisse une impression des plus profondes? C est la
un probleme d nnordre tout a fait different, dans la solu
tion duquel nous pouvons bien assignor un certain role
LES AGTES JV1ANQUS 89
a la defense centre les sensations de peine, tout en preve-
nant que ce facteur est loin d expliquer le phenomene
dans sa totalite. C est un fait incontestable que des im
pressions desagreables sont oubliees facilement. De norn-
breux psychologues se sont apercus de ce fait qui fit sur
le grand Darwin une impression tellement profonde qu il
s est impose la regie d or de noter avec un soin par-
ticulier les observations qui semblaient defavorables a sa
theorie et qui, ainsi qu il a eu Foccasion de le constater,
ne voulaientpas se fixer dans sa memoire.
Ccux qui entendent parler pour la premiere fois de
1 oubli comme moyen de defense contre les souvenirs
penibles manquent rarement de formuler cette objection
que, d apres leur propre experience, ce sont plutot les
souvenirs penibles qui s effacent diflicilement, qui revien-
nent sans cesse, quoi qu on fasse pour les etouffer, et
vous torturent sans repit, comme c est le cas, par exeni-
ple, des souvenirs d offenses et d humiliations. Le fait est
exact, rnais 1 objection ne porte pas. II importe de com-
mencer a compter a temps avec le fait que la vie psychi-
que est un champ de bataille et une ar6ne ou luttent des
tendances opposees ou, pour parler un langage moins
dynamique, qu elle se compose de contradictions et de
couples antinomiques. En prouvant 1 existence d une ten
dance determinee, nous ne prouvons pas par la-meme
1 absence d une autre tendance, agissant en sens con-
traire. II y a place pour 1 une et pour Fautre. II s agit sett
lement de connaitre les rapports qui s etablissent entre
les oppositions, les actions qui emanent de 1 une et de
I a utre.
La perte et 1 impossibilite de retrouver des rbjets
ranges nous interessent tout particulierement, a cause
de la multiplicite d interpretations dont ces deux actes
manques sont susceptibles et de la variete des tendances
auxquelles ils obeissent. Ce qui est comrnun a tons les
cas, c est la volonte de perdre ; ce qui difTere d un cas
a 1 autre, c est la raison et c est le but de la perte. On
perd un objet lorsqifil est use, lorsqu on a 1 intention
de le remplacer par un meilleur, lorsqu il a cesse de
plaire, lorsqu on le tient d une personneavec laquelle on
a cesse d etre en bons termes ou lorsqu il a ete acquis
dans descirconstances auxquelles on ne veutpluspenser.
0)6 LES ACTES MANQUES
Les fails de laisser tomber, de deteriorer, de casser un
ob[et peuvent servir aux memes fins. L experience a ete
faite dans la vie sociale que des enfants imposes et nes
hors mariage sont beaucoup plus fragiles queles enfants
reconnus comme legitimes. Ce resultat n est pas le fait
de la grossiere technique de faiseuses d anges ; il s expli-
que par une certaine negligence dans les soins donnes
aux premiers. II se pourrait que la conservation des objets
tombat sous la meme explication que la conservation
des enfants.
Mais dans d autres cas on perd des objets qui n ont
rien perdu de leur valeur, avec la seule intention de sacri-
fier quelque chose au sort et de s epargner ainsi une
autre perte qu on redoute. L analyse montre que cette
maniere de conjurer le sort est assez repandue chez nous
et que pour cette raison nos pertes sontsouvent un sacri
fice volontaire. La perte peut egalementetrel expression
d un defi ou d une penitence. Bref, les motivations plus
eloignees de la tendance a se debarrasser d un objet par
la perte sont innombrables.
Comme les autres erreurs, la meprise est souvent uti-
lisee a realiser des desirs qu on devrait se refuser. L in-
tention revet alors le masque d un heureux hasard. Un
de nos amis, par exemple, qui prend le train pour aller
faire, dans les environs de la ville, une visite a laquelle
il ne tenait pas beaucoup, se trompe de train a la gare
de correspondance et reprend celui qui retourne a la
ville. Ou, encore, il arrive que, desirant, au cours d un
voyage, faire dans une station intermediaire une halte
incompatible avec certaines obligations, on manque
comme par hasard une correspondance, ce qui permet en
fin de compte de s offrir 1 arret voulu. Je puis encore
vous citer le cas d un de mes malades auquel j avais
defendu d appeler sa maitresse au telephone, mais qui,
toutes les fois qu il voulait me telephoner, appelait par
erreur , mentalement , un faux numero qui etait pre-
cisement celui de sa maitresse. Yoici enfln 1 observation
concernant une meprise que nous rapporte un ingenieur:
observation elegante et d une importance pratique consi
derable, en ce qu elle nous fait toucher du doigt les preli-
minaires des dommages causes a un cbjet :
Depuis quelque temps, j etais occupe, avec plusieurs
IKS AGTES AUNQUES gt
de mes collegues de 1 Ecole superieure, aune serie d ex-
periences tres compliquees sur I elasticile : travail clont
nous nous etions charges benevolement, mais qui com-
mencait a nous prendre un temps exagere. Uri jour ou
je me rendais au laboratoire avec mon collegue F...,
celui-ci me dit qu il etait desole d avoir a perdre tant de
temps aujourd hui, attendu qu il avait beaucoup a fa ire
chez lui. Je ne pus que 1 approuver et j ajoutai en plai-
santant et en faisant allusion a un incident qui avait eu
lieu la semaine precedente : Esperons que la machine
restera aujourd hui en panne cornme 1 autre fois, ce qui
nous permettra d arreter le travail et de partir de bonne
heure I
Lorsde la distribution du travail, mon collegue F.,. se
trouva charge de regler la soupape de la presse, c est-a-
dire de laisser penetrer lentement le liquids de pression
de 1 accumulateur dans le cylindre de la presse hydrau-
lique, en ouvrant avec precaution la soupape; celui qui
dirige 1 experience se tient pres du manometre et doit,
lorsque la pression voulue est atteinte, s ecrier a haute
voix: haltel Ayant entendu cet appel, F... saisit la sou
pape et la tourne de toutes ses forces... a gauche (toutes
les soupapes sans exception se ferment par rotation a
droite !) II en resulte que toute la pression de 1 accumu
lateur s exerce dans la presse, ce qui depasse la resis
tance de la canalisation et a pour elfet la rupture d une
soudure de tuyaux: accident sans gravite, mais qui nous
oblige d interrompre le travail et de rentrer chez nous.
Ce qui est curieux, c est que mon ami F..., auquel j ai eu
1 occasion, quelque temps apres, deparler de cet accident,
pretendait ne pas s en souvenir, alors que j en ai garde,
en ce qui me concerne, un souvenir certain.
Des cas comme celui-ci sont de nature a vous suggerer
le soupcon que si les mains de vos serviteurs se trans-
forment si souvent en ennemies des objets que vous
possedez dans votre maison, cela peut ne pas etre du a
un inofl ensif hasard. Mais vous pouvez egalement vous
demander si c est toujours par hasard qu on se fait du
mal a soi-meme et qu on met en danger sa propre inte-
grite. Soupcon et question que 1 analyse des observations
dont vous pourrez disposer eventuellement vous per
mettra de verifier et de resoudre.
LES AGTES
Je suis loin d avoir epuise tout ce qui pent etre dit ati
sujet des actes manques. II reste encore beaucoup de
points a examiner et a discuter. Mais je serais tres satis-
iait si je savais que j ai reussi, par le peu que je vous ai
dit, a ebranler vos anciennes idees sur le sujet qui nous
occupe et a vous rendre prets a en accepter de nouvelles.
Pourle reste, je n eprouve aucun scrupule a laisser les
choses au point ou je les ai amenees, sans pousser plus
loin. Nos principes ne tirentpas touteleur demonstration
des seuls actes manques, et rien ne nous oblige a borner
nos recherches, en les faisant porter uniquement sur les
materiaux que ces actes nous fournissent. Pour nous, la
grande valeur des actes manques consiste dans leur fre
quence, dans le fait que chacun pent les observer facile-
ment sur soi-meme et que leur production n a pas pour
condition necessaire un etat morbide quelconque. En
terminant, je voudrais settlement vous rappeler une de
vos questions que j ai jusqu a present laissee sans
reponse : puisque, d apres les nombreux exemples que
nous connaissons, les hommes sont souvent si proches
de la comprehension des actes manques et se comportent
souvent comme s ils en saisissaient le sens, comment se
fait-il que,d une facon generale, ces memes phenomenes
leur apparaissent souvent comme accidentels, comme
depourvus de sens et d importance et qu ils se montrent
si refractaires a leur explication psychanalytique ?
Vous avez raison: il s agit la d un fait etonnant et qui
demande une explication. Mais au lieu de vous donner
cette explication toute faite, je prefere, par des enchaine-
ments successifs, vous rendre a meme de la trouver, sans
que j aie besoin de venir a votre secours.
DEUXIEME PARTIE
V-XV LE IlfiVE
i 1 LUD.
CHAPITRE V
DIFFICULTES ET PREMIERES APPROCHES
On deeouvrit un jour que les symptomes morbides de
certains nerveux ont un sens 1 . Ge fut la le point de de
part du traitement psychanalytique. Au cours de ce trv-
tement, on constata que les malades alleguaient des reves
<m guise de symptomes. On supposa alors que ces reves
clevaient egalement avoir un sens.
Au lieu cependant de suivre 1 ordre historique, nous
aliens commencer notre expose par le bout oppose. Nous
allons, a litre de preparation a Fetude des nevroses,
dernontrer le sens des reves. Ce renversement de Fordre
d exposition est justifie par le fait que non seulement
F etude des reves constitue la meilleure preparation a
celle des nevroses, mais que le reve lui-meme est un
symptome nevrotique, etun symptome qui presente pour
nous Favantage inappreciable de pouvoir etre observe
chez tons les gens, meme ehez les bien portants. Et
alors meme que tous les hommes seraierit bien portanta
et se contenteraient de faire des reves, nous pourrions,
par Fexamen de ceux-ci, arriver aux memes constatations
que celles que nous obtenons par Fanalyse des nevroses.
G est ainsi que le reve devient un objet de recherche
psychanalytique. Phenomena ordinaire, phenomene au-
quel on attache peu d importance, depourvu en appa-
rence de toute valeur pratique, comme les actes manques
avec lesquels il a ce trait commun qu il se produit chez
les gens bien portants, le reve s offre a nos investiga
tions dans des conditions plutot defavorables. Les actes
manques etaient seulement negliges par la science et on
etait peu soucie ; mais, a tout prendre, il n y avait
i. Joseph Breuer, en 1880-1882. Voir i ce sujet les conferences que j ai
fartes en Amerique en 1909 (Cinq conferences sur la Psychanalyse, trad.
franj. par Yves Le Lay. Payot, Paris, 1921).
96 LE R&VE
aucunc honte a s en occuper, et Ton se disait que, s il y a
des choses plus importantes, il se peut que les actes man-
ques nous fournissent egalement des donnees iriteres-
santes. Mais se livrer a des recherches surles reves etait
considere comme une occupation non seulement sans
valeur pratique et superfine, mais encore comme un
passe-temps honteux : on y voyait une occupation anti-
scientifique et denotant chez celui qui s y li vre un pen
chant pour le mysticisme. Qu un medeciu se consacre a
1 etude du reve, alors que la neuropathologie et la psy
chiatric offrent tant de phenomenes infiniment plus se-
rieux : tumeurs, parfois du volume d une pomme, qui
compriment Torgane de la vie psychique, hemorragies,
inflammations chroniques an cours desquelles on pent
demontrer sous le microscope les alterations des tissus !
Non! Le reve est un objet trop insignifiant et qui ne nie-
rite pas les honneurs d une investigation I
II s agit en outre d un objet dont le caractere est en
opposition avec toiites les exigences de la science exacte,
d un objet sur lequel Finvestigateur ne possede aucune
certitude. Une idee fixe, par exemple, se presente avec
des contours nets et bien delimites. Je suis Tempereur
de Chine , proclame a haute voix le malade. Mais le
reve ? Le plus souvent, il ne se laisse meme pas raconter.
Lorsque quelqu un expose son reve, qu est-ce qui nous
garantit 1 exactitude de son recit, qu est-ce qui nous
prouve qu il ne deforme pas son reve pendant qu il le
raconte, qu il n y ajoute pas de details irnaginaires, du
fait de Tinc-ertitude de son souvenir? Sans parler que la
plupart des reves echappent au souvenir, qu il n en reste
dans la memoire que des fragments insignifiants. Et c est
sur 1 interpretation de ces materiaux qu on veut fonder
une psychologic scientifique on une methode de traite-
ment de malades ?
Un certain exces dans un jugement doit toujours nous
mettre en mefiance. II est evident que les objections con-
tre le reve, en tant qu objet de recherches, vont trop
loin. Les reves, dit-on, ont une importance insignifiante?
Nous avons dej^ eu a repondre a une objection du meme
genre a propos des actes manques. Nous nous sommes
clit alors que de grandes choses peuvent se manifester
par de petits signes. Quant a Tindetermination des
DIFFICULTIES ET PttEMlfcRES APPROCHES 97
reves, elle constitue precisement un caractere comme
un autre ; nous ne pouvons prescrire aux ehoses le earae-
tere qu elles doivent presenter. II y a cTailleurs aussi des
reves clairs et defmis. Et, d autre part, la recherche psy-
chiatrique porte souvent sur des objets qai souffrent de
la meme indetermination, comme c est le cas de beau-
coup de representations obsedantes dont s occupent
cependant des psychiatres respectables et eminents. Je
me rappelle le dernier cas qui s est presente dans ma
pratique medicale. La malade commenca par me decla
rer : J eprouve un sentiment comme si j avais fait ou
vo.ulu laire du tort a un etre vivant... A un enfant? Mais
non, plutot a un chien. J ai 1 impression de F avoir jete
d un pont ou de lui avoir fait du mal autrement. Nous
pouvons remedier au prejudice resultant de I incertitude
des souvenirs qui se rapportent a un reve, en postulant
que ne doit etre considere comme etant le reve que ce
que le reveur raconte et qu on doit faire abstraction de
toutce qu il a pu publier ou deformer dans ses souve
nirs. Eniin, il n est pas permis de dire d une facon gene-
rale que le reve est un phenomene sans importance. Cha-
cun sait par sa propre experience que la disposition psy-
chique dans laquelle on se reveille a la suite d un reve
pent se maintenir pendant une journee entiere. Les me-
decins connaissent des cas ou une maladie psychique a
debute par un reve et ou le malade a garde une idee
iixe ayant sa source dans ce reve. On raconte que des
personnages historiques ont puise dans des reves la
force d accomplir certaines grandes actions. On pent
done se demander d ou vient le mepris que les milieux
scientifiques professent a 1 egard du reve.
Je vois dans ce mepris une reaction contre 1 importanre
exageree qui lui avail ete attribuee jadis. On sait que la
reconstitution du passe n est pas chose facile, mais nous
pouvons admettre sans hesitation que nos ancetres d il
y a trois mille ans et davantage ont reve de la memo
inaniere que nous. Autant que nous le sachions, tons les
peuples anciens ont attache aux reves une grande valeur
et les ont considered comme pratiquement utilisables.
11s y ont puise des indications relatives a Tavenir, ils y
ont cherche des presages. Chez les Grecs et les peu
ples orientaux, une campagne militaire sans interpretes
9 8 LE
de songes etait reputee aussi impossible qtie de
vine campagiie sans les moyens de reconnaissance four-
nis par 1 aviation. Lorsque Alexandre le Grand eul entre-
pris son expedition de conqu6te, il avait dans sa suite
les interpretes de songes les plus reputes. La ville de
Tyr, qui etait encore situee a cette epoque sur une lie,,
opposaii au roi une resistance telle qu il etait decide a
en lever le si6ge, lorsqu il vit une nuit unsatyre se livrant
a une danse triomphale. Ayant fait part de son reve a
son devin, il recut 1 assurance qu il fallait voir la Tan-
nonce d une victoire sur la ville. II ordonna en conse
quence 1 assaut, et la ville fut prise. Les Etrusques et
les Romains se servaient d autres moyens de deviner
ravenir, mais Interpretation des songes a ete cultivee
et avait joui d une grande faveur pendant toute 1 epoque
greco-romaine. De la litterature qui s y rapporte, il ne
nous reste que Touvrage capital d Artemidore d Ephese,
qui dateraitde 1 epoque de Tempereur Adrien. Comment
sefait-il que 1 art d interpreter les songes tombat en deca
dence et le reve lui-meme en discredit? C est ce que jo
ne saurais vous dire. On ne pent voir dans cette deca
dence et dans ce discredit 1 effet de 1 instruction, ear le
sombre moyen age avait fidelement conserve des ehoses
beaucoup plus absurdes que 1 ancienne interpretation
des songes. Mais le fait est que 1 inieret pour les reves
degenera pen a peu en superstition et trouva son dernier
refuge aupres de gens incultes. Le dernier abus de 1 in-
terpretation, qui s est maintenu jusqu a nos jours, con
siste a apprendre par les rves les numeros qui sortiront
au tirage de la petite loterie. En revanche, la science
exacte de nos jours s est occupee des reves k de nom-
breuses reprises, mais toujours avec 1 intention de leur
appliquer ses theories psychologiques. Les medecins
voyaient naturellement dans le reve, non un acte psy-
chique, mais tine manifestation psychique d excitations
somatiques. Binz declare en 1879 que le reve est un
processes corporel, toujours inutile, souvent meme
morbide et qui est a Tame universelle et a rimmortaltto
ce qu un terrain sablonneux, recouvert de inauvaises
herbes et situe dans quelque bas-fond, est u Tether bleu
qui le domine de si haut . Maury compare le reve aux
contractions desordonnees de la danse Saint-Guy, en
DIFFICULTIES ET PREMIERES APPROCHES 99
opposition avec les mouvements coordonnes de Thomme
normal ; ei une vieille cornparaison assimile les reves
aux sons que produit un homme inexpert en musique,
en faisant courir ses dix doigts sur les touches de 1 ins-
trument .
Interpreter signifie trouver un sens cache ; de cela, il
ne peut naturellement pas etre question, larsqu on depre-
cie a ce point la valeur du reve. Lisez la description du
reve chez Wundt, chez Jodl et autres philosophes moder-
ries : tous se contentent d enumerer les points sur les-
quels le reve s ecarte de la pensee eveillee, de faire res-
sortir la decomposition des associations, la suppression
du sens critique, reiimination de toute connaissance et
tous les autres signes tendant a moatrer le peu de valetir
qu on doit attacher aux reves. La seule contribution pre-
cieirse a la connaissance du reve, dont nous soyons rede-
vables a la science exacte, se rapporte a Tinfluence
qu exercent sur le contenu des reves les excitations cor-
porelles se produisant pendant le sommeil. Un auteur
norvegien recemment decede, J. Mourly-Void, nous a
laisse deux gros volumes de recherches experimentales
sur le sommeil (traduits en allemand en 1910 et 1912),
ayant trait a peu pres uniquement aux eflets produits par
les deplacements des membres. On vante ces recherches
comme des modeles de recherches exactes sur le som
meil. Mais que diraitla science exacte, si elie apprenait
que nous voulons essayer de decouvrir le sens des reves ?
Peut-6tre s est-elie deja prononct3e a ce sujet, mais nous
nenous laisserons pas rebuter par son jugement. Puisque
les actes manques peuvent avoir un s^ns, rien ne s op-
pose a ce qu il en soit de meme des reves, et dans beau-
coup de cas ceux-ci ont efTectivement un sens qui a
echappe a la recherche exacte. Faisons done notre le pre-
fuge des anciens et du peuple et engageons-nous sur ies
traces des interpretes dcs songes de jadis.
Mais nous devons tout d abord nous orienter dans
notre tache, passer en revue le domaine du reve. Qu est-
ce done qu un reve? II est difficile d y repondre par une
definition. Aussi ne tenterons-nous pas une definition la
oil il suflit d indiquer une matiere que tout le monde
connait. Mais nous devrions faire ressortir les caracterea
essentiels du rove. Ou les trouver? II y a taut de difte-
JOO LE RE YE
rences, et de toutes sortes, a Finterieiir du cadre qui
delimite notre domaine ! Les caracteres essentiels seront
ceux que nous pourrons iridiquer coin me etant com-
mun s a tons les reves.
Or, le premier des caracteres communs a tousles reves
est que nous dormons lorsque nous revons. II est evi
dent que les reves represented une manifestation de la
vie psychique pendant le sommeil et que si cette vie offre
certaines ressemblances avec celle de 1 etat de veille,
elle en est aussi separee par des differences considera
bles. Telle etait deja la definition d Aristote. II est pos
sible q-u il existe entre le reve et le sommeil des rapports
encore plus etroits. On est souvent reveille par un reve,
on fait souvent un reve lorsqu on se reveille spontane-
ment ou lorsqu on est tire du sommeil violemment. Le
reve apparait ainsi comme un etat intermediaire entre le
sommeil et la veille. Nous voila en consequence ramenes
an sommeil. Qu est-ce que le sommeil?
Ceci est un probleme physiologique ou biologique,
encore tres discute et discutable. Nous ne pouvons rien
decider a son sujet, mais j estime que nous devons es-
sayer de caracteriser le sommeil au point de vue psycho-
logique. Le sommeil est un etat dans lequel le dormeur
ne veut rien savoir du monde exterieur, dans lequel son
interet se trouve tout a fait detache de ce monde. G est
en me retirant du monde exterieur et en me premunis-
sant centre les excitations qui en viennent, que je me
plonge dans le sommeil. Je m endors encore lorsque je
suis fatigue par ce monde et ses excitations. En m endor-
mant, je dis au monde exterieur : laisse-moi en repos,
car je veux dormir. L enfant dit, au contraire : je ne veux
pas encore m endormir, je ne suis pas fatigue, je veux en
core veiller. La tendance biologique du repos semble done
consister dans le delassement ; son caractere psycholo-
gique, dans Textinction de Tinteret pour le monde exte
rieur. Par rapport a ce monde dans lequel nous sommes
venus sans le vouloir, nous nous trouvons dans unc
situation telle que nous ne pouvons pas le supporter
d une facon ininterrompue. Aussi nous replongeons-nous
de temps a autre dans 1 etat ou nous nous trouvions avant
de venir au monde, lors de notre existence intra-uterine.
Nous nous creons du moins des conditions tout a fait
DIFFICULTES ET PREMIERES APPROCHES 101
analogues a celles tie cette existence : chaleur, obscu-
rite, absence d excitations. Certains d enlre nous se roll-
lent en outre en paqnet serre et donnent a leur corps,
pendant lesommeil, vine attitude analogue a celle qu i.l
nvait dans les flancs de la mere. On dirait que meme a
1 etat adulte nous n appartenons au monde que pour les
deux tiers de noire individualite et que pour un tiers nous
ne sommes pas encore nes. Ghaque reveil matinal est
pour nous, dans ces conditions, comme une nouvelle
naissance. Ne disons-nous pas de Fetal dans lequel nous
nous trouvons en sortant du sommeil : nous sommes
comme des nouveau-nes ? Ce disant, nous nous fai-
sons sans doute une idee tres fausse de la sensation
generale du nouveau-ne. II est plutot a supposer que
celui-ci se sent tres mal a son aise. Nous disons egale-
ment de la naissance : apercevoir la lumiere du jour.
Si le sommeil est ce que nous venons de dire, le rve,
loin de devoir en f aire partie, apparait plutot comme un
accessoire malencontreux. Nous croyons que le sommeil
sans reves est le meilleur, ie seul vrai ; qu aucune acti-
vite psychique ne devrait avoir lieu pendant le sommeil.
Si une activite psychique se produit, c est que nous
n avons pas reussi a realiser Tetat de repos foetal, a sup-
primer jusqu aux derniers restes de toute activite psy
chique. Les reves ne seraient autre chose que ces restes,
et il semblerait en effet que le reve ne doit avoir aucun
sens. II en etait autrement des actes manqlies qui sont
des activites de Tetat de veille. Mais quand je dors, apres
avoir reussi a arreter mon activite psychique, a quelques
restes pres, il n est pas du tout necessaire que ces restes
aient un sens. Ce sens, je ne saurais meme pas Tutiliser,
la plus grande partie de ma vie psychique etant endor-
mie. II ne pourrait en effet s agir que de reactions sous
forme de contractions, que de phenomenes psychiques
provoques directement par une excitation somatique.
Les reves ne seraient ainsi que des restes de Factivitt3
psychique de 1 etat de veille, restes susceptibles seule-
ment de troubler le sommeil ; et nous n aurions plus qu a
abandonner ce sujet comme ne rentrant pas dansle cadre
de la psychanalyse.
Mais a supposer m&me que le reve soil inutile, il n en
existe pas moins, et nous pourrions essayer de nous
102 LE REVE
expliquer cette existence. Pourquoi la vie psychique ne
s endort-elle pas ? Sans doute, parce que quelque chose
s oppose a son repos. Des excitations agissent sur elle,
auxquelles e!le doit reagir. Le reve exprimerait done le
mode de reaction de Fame, pendant 1 etatde sommeil, aux
excitations qu elle subit. Nous apercevons ici une voie
d acces a la comprehension du reve. Nous pouvons re-
chercher quelles sont, dans les differents reves, les exci
tations qui tendent a troubler le sommeil et auxquelles
le dormeur reagit par des reves. Nous aurons ainsi degage
le premier caractere commun a tous les 1 reves.
Existe-t-il un autre caractere commun? Certainement v
mais il est beaucoup plus difficile a saisir et a d^crire.
Les processus psychologiques du sommeil different tout
a fait de ceux de 1 etat de veille. On assiste dans le som
meil a beaucoup d evenements auxquels on croit, alors
qu il ne s agit peut-^tre que d une excitation qui nous
trouble. On voitsurtout des images visuelles qui peuverit
parfois etre accompagnees de sentiments, d idees, d im-
pressions fournis par des sens autres que la vue, mais
toujours et partout ce sont les images qui dominent.
Aussi la difficulte de raconter un reve vient-elle en par-
tie de ce que nous avons a traduire des images en paro
les. Je pourrais vous dessiner mon reve, dit souveiit le
reveur, mais je ne saurais le raconter. II ne s agit pas la,
a proprement parler, d une activite psychique reduite,
comme Test celle du faible d esprit a cote de celle de
1 homme de genie : il s agit de quelque chose de qualt-
tativement different, sans qu on puisse dire en quoi la
difference consiste. G.-Th. Fechner formule quelque
part cette supposition que la scene sur laquelle se derou-
lent les reves (dans Fame) n est pas celle des represen
tations de la vie eveillee. G est une chose que nous ne
comprenons pas, dontnous n^ savons que penser ; mais
cela exprime bien cette impression d ^trangete que nous
laissent la plupart des reves. La comparaison de 1 activite
qui se nianifeste dans les r6ves, avec les effets obtenus
par une main iiiexperte en musique, ne nous est plus ici
d aucun secours, parce que le clavier touche par cette
main rend toujours les memes sons, qui ri ont pas besoin
d etre melodieux, toutes les fois que le hasard fera pro-
mener la main sur ses touches. Ayons bien present a
DIFFICULTES ET PREMIERES APPIIOOHES io3
1 esprit le deuxieme caractere commun des reves, tout
incompris qu il soit.
Y a-t-il encore d a litres caracteres communs ? Je n en
trouve plus et ne vois en general que des differences sur
tous les points : aussi bien en ce qui concerne la duree
apparente que la nettete, le role joue par les emotions,
la persistance, etc. Tout se passe, k notre avis, autre-
ment que s ii ne s agissait que d une defense forcee,
momentanee, spasniodique contre une excitation. En ce
qui concerne, pour ainsi dire, leurs dimensions, il y a
des reves tres courts qui se composent d une image ou
de quelques rares images et ne contiennent qu une idee,
qu un mot , il en est d autres dont le contenu est tres
riche, qui se deroulerit comme de veritables romans et
semblent durer tres longtemps. 11 y a des reves aussi
nets que les evenements de la vie reelle, tellement nets
que, meme reveilles, nous avons besoin d un certain
temps pour nous rendre compte qu il ne s agit que d un
reve ; il en est d autres qui sont des3sperement faibles,
effaces, fl ous, et meme, dans un seul et meme reve, on
trouve parfois des parties d une grande nettete, a cote
d autres qui sont insaisissablement vagues. II y a des
reves pleins de sens ou tout au moins coherents, voire
spirituels, d une beaute fantastique ; d autres sont em-
brouilles, stupides, absurdes, voire extravagants. Cer
tains reves nous laissent tout a fait froids, tandis que dans
d autres toutes nos emotions sont eveillees, et nous eprou-
vons de la douleur jusqu a en pleurer, de 1 angoisse qui
nous reveille, de retorinement, du ravissement, etc. La
plupart des reves sont vite oublies apres le reveil ou, s ils
se maintiennent pendant la journee, ils palissent de plus
en plus et presentent vers le soir de grandes iacunes ;
certains reves, au contraire, ceux des enfants, par
exemple, se conservent tellement bien qu on les retrouve
parfois dans ses souvenirs, au bout de 3o ans, comme une
impression toute recente. Certains reves peuvent, comme
1 individu humairi, ne se produire qu une fois ; d autres se
reproduisent plusieurs fois chez la meme personne, soit
tels quels, soit avec de legeres variations. Bref, cette insi-
gnifiante activite psychique nocturne dispose d un reper
toire colossal, est capable de recreer tout ce que Tame cree
pendant son activite diurne, mais elle n est jamais la meme
i 04 LE REVE
On pourrait essayer d expliquer toutes ces varietes da
reve, en supposant qu elles correspondent aux divers
flats intermediates entre le sommeil et la veille, aux
diverses phases du sommeil incomplet. Mais, s il en etait
ainsi, on devrait, a mesure que le reve acquiert plus
de valeur, un contenu plus riche et une nettete plus
grande, se rendre compte de plus en plus distinetement
qu il s agit d un reve, car dans les reves de ce genre la
vie psjchique se rapproche le plus de ce qu elle est a
Fetat de veille. Et, surtout, il ne devrait pas y avoir
alors, a cote de fragments de reves nets et raisonnables,
d autres fragments depourvus de tonte nettete, absurdes
t suivis de nouveaux fragments nets. Admettre Fexpli-
cation que nous venons d enoncer, ce serait attribuer a
la vie psychique la faculte de changer la profondeur de
son sommeil avec une vitesse et une facilite qui.ne cor
respondent pas a la realite. Nous pouvons done dire que
eette explication ne tientpas. En general, les choses ne
sont pas aussi simples.
Nous renoncerons, jusqu a nouvel ordre, & rechercher
le sens du reve, pour essayer, en partant des carac-
teres communs a tons les reves, deles mieux comprendre.
Des rapports qui existent entre les reves et 1 etat de som
meil, nous avons conclu que le reve est une reaction a
une excitation troublant le sommeil. G est, nous le
savons, le seul et unique point sur lequel la psychologic
experimentale puisse nous preter son concours, en nous
lournissant la preuve que les excitations subies pendant
le sommeil apparaissent dans le reve. Nous connaissons
beaucoup de recherches se rapportant a cette question,
jusques et y compris celles de Mourly-Vold dont nous
avons parle plus haut, et chacun de nous a eu Toccasion
de confirmer cette constatation par des observations per-
sonnelles. Je citerai quelques experiences choisies parmi
les plus anciennes. Maury en a fait quelques-unes sur sa
propre personne. On lui fit sentir pendant son sommeil
de 1 eau de Cologne : il reva qu il se trouvait au Caire,
dans la boutique de Jean-Maria Farina, fait auquel se
raltachait une foule d aventures extravagantea. Ou,
encore, on le pincait legerement a la nuque : il reva
aussitot d un emplatre et d un medecin qui 1 avait soigne
dans son enfance. Ou, enfin, on lui versait une goutte
DIFFICULTIES ET PREMfBRES APPROCHES io5
d eau sur le front : il reva qu ii se trouvait en Italic,
transpirait beaucotip et buvait du vin blanc d Orvielo.
Ce qui frappe dans ces reves provoques experimen-
talement nous apparaitra peut-etre avec plus de nettete
encore dans une autre serie de reves par excitation. 11
s agit de trois reves communiques par un observateur
sagace, M. Hildebrandt, et qui constituent tous trois des
reactions a un bruit produit par un reveil-matin.
Je me promene par vine matinee de printemps etje
flane a travers champs, jusqu au village voisin dont je
vois les habitants en habits de fete se diriger nom-
breux vers 1 eglise, le livre de prieres a la main. C est,
en effet, dimanche, et le premier service divin doit
bientot commencer. Je decide d y assister, mais, comrne
il fa litres chaud, j entre, pour me reposer, dans le cime-
tiere qui entoure 1 eglise. Tout enetant occupe a lire les
diverses inscriptions mortuaires, j entends le sonnetir
monter dans le clocher et j apercois tout en haut de
celui-ci la petite cloche du village qui doit bientot
annoncer le commencement de la priere. Elle reste
encore immobile pendant quelques intants, puisellese
met a remuer et soudain ses sons deviennent clairs et
percants au point de mettre fin a mon soinmeil. C est le
reveil-matin qui a fait retentir sa sonnerie.
Autre combinaison. 11 fait une claire journee d hiver.
Les ruessont recouvertes d une epaisse couche de neige.
Je dois prendre part a une promenade en traineau, mais
suis oblige d attendre longtemps avant qu on m annonce
que le traineau est devant la porte. Avant d y nionter,
je fais mes preparatifs : je mets la pelisse, j installe la
chaufTerette. Enfin, me voila instalie dans le traineau.
Nouveau retard, jusqu a ce que les renes donnent aux
chevaux le signal de depart. Geux-ci finissent par
s ebranler, les grelots violemment secoues cornmencerit
a faire retentir leur musique de janissaires bien connue,
avec une violence qui dechire instantanement la toile
d araignee du reve. Cette fois encore, il s agissait tout
simplement du tintement de la sonnerie du reveil-matin.
Troisieme exemple. Je vois une fdle de cuisine se
diriger le long du couloir vers la salie a manger, avec
une pile de quelques douzaines d assiettes. La colonnf3
de porcelaine qu elle porte me parait en danger de
1 00 LE P. EVE
perdre I equilibre. Prends garde, Favertis-je, tout ton
chargement va tomber a terre. Je recois la reponse
d usage qu on a bien Thabitude etc., ce qui ne m empeche
pas de suivre la servante d un ceil inquiet. La voila, en
efFet, qui trebuche au seuil meme de la porte, la vais-
selle fragile tombe et se repand sur le parquet en mille
morceaux, avec un cliquetis epouvantable. Mais je
m apercois bientot qu il s agit d un bruit persistant qui
n est pas un cliquetis a proprement parler, mais b.el et
bieri le tintement d une sonnette. Au reveil, je constate
que c est le bruit du reveil-matin.
Ces reves sont tres beaux, pleins de sens et, eontrai-
rement a la plupart des reves, tres coherents. Aussi n e
leur adressons-nous aucun reproche. Leur trait commun
consiste en ce que la situation se resout toujours par un
bruit qu on reconnait ensuite comme etant produit par
la sonnerie du reveil-matin. Nous voyons done comment
un reve se produit. Mais nous apprenons encore quelque
chose de plus. Le reveur ne reconnait pas la sonnerie du
reveil-matin (celui-ci ne figure d ailleurs pas clans le
reve), mais il en remplace le bruit par un autre et inter-
prete chaque fois d une maniere differente 1 excitation
qui interrompt le sommeil. Pourquoi? A cela il n y a
aucune reponse: on dirait qu il s agit la de quelque
chose d arbitraire. Mais, comprendre ie reve, ce serait
precisement pouvoir expliquer pourquoi Ie reveur choisit
preci^ement tel bruit, et non un autre, pour interpreter
1 excitation qui provoque le reveil. On peut de meme
objecter aux reves de Maury que, si Ton voit 1 excitation
se manifester dans le reve, on ne voit pas precisement
pourquoi elle se manifeste sous telle forme donnee qui
ne decoule nullement de la nature de 1 excitation. En
outre, dans les reves de Maury, on voit se rattacher a
1 effet direct de 1 excitation une foule d effets secondaires
comme, par exemple, les extravagantes aventures du
reve ayant pour objet 1 eau de Cologne, aventures qu il
est impossible d expliquer.
Or, notez bien que c est encore dans les reves aboutis-
sant au reveil que nous avonsle plus de chances d etablir
1 influence des excitations interruptrices du sommeil.
Dans la plupart des autres cas, la chose sera beaucoup
plus difficile. On ne se reveille pas toujours a la suite
DIFFICULTES ET PREMIERES APPROVES 107
cTun reve et, lorsqu on se souvient le matin du reve de
la riuit, comment retrouverait-on Fexcitation qui avail
peut-etre agi pendant le sommeil ? J ai reussi une Ibis,
grace naturellement a des circonstanees particulieres, a
constater apres coup une excitation sonore de ce genre.
Je me suis reveille un matin dans une station d altitude
du Tyrol avec la conviction d avoir reve que le pape etait
mort. Je cherchais a m expliquer ce reve, lorsque ma
femme me demanda : As-tu entendu au petit jour la
formidable sonnerie de cloches a laquelle se sont livrees
toutes les eglises et chapelles? Non, je n avais rien
entendu, car je dors d un sommeil assez proibnd, mais
cette communication nra permis de comprendre mon
reve. Quelle est la frequence de ces excitations qui
induisent le dormeur a rever, sans qu il obtienne plus
tard la moindre information a leur sujet? Elle est peut-
etre grande, et peut-etre non. Lorsque Fexcitation ne
peut plus etre prouvee, il est impossible d en avoir la
moindre idee. Et, d ailleurs, nous n avons pas a nous
attarder a la discussion de la valeur des excitations exte-
rieures, au point de vue du trouble qu elles apportent
au sommeil, puisque nous savons qu elles sont suscep-
tibles de nous expliquer seulement une petite fraction
du reve, et non toute la reaction qui constitue le reve.
Mais ce n est pas la une raison d abandonner toute cette
theorie, qui est d ailleurs susceptible de developpement.
Peu importe, au fond, la cause qui trouble le sommeil et
incite aux reves. Lorsque cette cause ne reside pas dans
une excitation sensorielle venant du dehors, il pent s agir
d une excitation coenesthesique, provenant des organes
internes. Cette derniere supposition parait tres probable
et repond a la conception populaire concernant la pro
duction des reves. Les reves proviennent de 1 estomac,
entendrez-vous dire souvent. Mais, ici encore, il peut
malheureusement arriver qu une excitation coenesthe-
tique qui avait agi pendant la nuit ne laisse aucune
trace le matin et devienne de ce fait indemontrable. Nous
ne voulons cependant pas negliger les bonnes et nom-
breuses experiences qui plaident en faveur du rattache-
ment des reves aux excitations internes. G est en general
un fait incontestable que Tetat des organes internes est
susceptible d influer sur les reves. Les rapports qui
io3 LE ii
existent entre le contenu de certains roves, d tin cote,
1 accumulation d urine dans la vessie ou 1 excitation des
organes genitaux, de 1 autre, ne pouvent 6tre meconnus.
De ces cas evidents on passe a d aulres o-ii Faction d una
excitation interne sur le contenu -du. reve parait phis ou
moins vraisemblable, ce contenu renfcrniant des ele
ments qui peuvent etre consideres comme une elabora
tion, line representation, une interpretation d une exci
tation de ce genre.
Schemer, qui s est beaucoup occupe des reves (iSOi),
avail plus partieuiierement insiste sur ce rapport de
cause a efYet qui existe entre les excitations ayant leur
source dans les organes internes et les reves, et il a cite
quelques beaux exemples a 1 appui de sa these. Lorsqu il
voit, par exemple, deux rangs de jolis garcons aux
cheveux blonds et au teint delicat se fa ire face dans une
attitude de lutte, se precipiter les uns sul^ les autres,
s attaquer mutueliement, se separer ensuite de nouveau
pour revenir sur leurs positions primitives et reconi-
mencer la lutte , la premiere interpretation qui se pre-
sente est que les rangs de garcons sont une represen
tation symbolique des deux rangees de dents, et cette
interpretation a ete confirmee par le fait que le reveur
s est trouve, apres cette scene, dans la necessite de se
faire extraire de la machoire une lon-gue" dent . Non
moins plausible parait Texplication qui attribue a une
irritation intestinale un reve ou rauteur voyait des
couloirs longs, etroits, sinueux , etl on peut admetti-e
avec Schemer que le reve cherche avant tout a reprt3-
senter 1 organe qui envoie 1 excitation par des objets qai
lui ressemblent/
Nous ne devons done pas nous refuser a accorder que
les excitations internes sont susceptibles de jouer le
meme role que les excitations venant de Texterieur.
Malheureusement leur interpretation est sujette aux
memes objections. Dans un grand nombre de cas, 1 inter-
pretation par une excitation interne est incertaine ou
indemontrable ; certains r6ves seulement permettent de
soupconner la participation d excitations ayant leur
point de depart dans un organe interne ; enOn, tout
comme 1 excitation sensorielle exterieure, 1 excitation
d un organe interne n explique du reve que ce qui cor-
DIFFICULTES ET PREMIERES APPROGHES log
respond a la reaction directe a 1 excitation et nous laisse
dans 1 incertitude quant a la provenance des autres
parties du reve.
Notons cependant une particularite des reves que fait
ressortir 1 etude des excitations internes. Le reve ne
reproduit pas 1 excitation telle quelle : il la transforme,
la designe par une allusion, la range sous une rubrique,
la remplace par autre chose. Ce cote du travail qui
s accomplit au cours du reve doit nous interesser,
parce que c est en en tenant compte que nous avons
des chances de nous rapprocher davantage de ce qui
constitue 1 essence du reve. Lorsque nous faisons quel-
que chose a 1 occasion d une certaine circonstance,
celle-ci n epuisepas toujours 1 acte accompli. LeMacdeth,
de Shakespeare, est une piece de circonstance, ecrite a
1 occasion de I avenement d un roi qui fut le premier a
reunir sur sa tete les couronnes des trois pays. Mais cette
circonstance historique epuise-t-elle le contenu de la
piece, explique-t-elle sa grandeur et ses enigmes? II se
peut que les excitations exterieures et interieures qui
agissent sur le dormeur ne servent qu a declencher le
reve, sans rien nous reveler de son essence.
L autre caractere commun a tous les reves, leur singu-
larite psychique, est, d une part, tres difficile a com-
prendre et, d autre part, n ofTre aucun point d appui pour
des recherches ulterieures. Le plus souvent, les evene-
ments dont se compose un reve ont la forme visuelle.
Les excitations fournissent-elles une explication de ce
fait? S agit-il vraiment dans le reve de 1 excitation que
nous avons subie? Mais pourquoi le reve est-il visuel,
alors que 1 excitation oculaire ne declenche un reve
que dans des cas excessivement rares ? Ou bien, lorsque
nous revons de conversation ou de discours, peut-on
prouver qu une conversation ou un autre bruit quel-
conque ont, pendant le sommeil, frappe nos oreilles?
Je me permets de repousser energiquement cette der-
niere hypothese.
Puisque les caracteres communs a tous les reves ne
nous sont d aucun secours pour 1 explication de ceux-ci,
nous serons peut-etre plus heureux en faisant appel aux
differences qui les separent. Les reves sont souvent
depourvus de sens, embrouilles, absurdes ; mais il y a
FREUD.
HO LE REVE
aussi des reves pleins de sens, nets, raisonnables.
Voyons un pen si ceux-ci permettent d expliquer ceux-la.
Je vais vous faire part a cet effet du dernier reve raison-
nable qui m ait ete raconte et qui est celui d un jeune
homme : En me promenant dans la Karntnerstrasse, je
rencontre M. X... avec lequel je fais quelques pas. Je me
rends ensuite au restaurant. Deux dames et un monsieur
viennent s asseoir a ma table. J en suis d abord contrarie
et ne veux pas les regarder. Finalement, je leve les yeux
et constate qu ils sont tres elegants. Le reveur fait
observer a ce propos que, dans la soiree qui avait precede
le reve, il s etait reellement trouve dans la Kiirntnerstrasse
ou il passe habituellement et qu il y avait effectivement
rencontre M. X... L autre partie du rve ne constitue pas
une reminiscence directe, mais ressemble dans une
certaine mesure a un evenement survenu a une epoque
anterieure. Voici encore un autre reve de ce genre, fait
par une dame. Son mari lui demande : ne faut-il pas
faire accorder le piano ? A quoi elle repond : c est
inutile, car il faudra quand meme en changer le cuir .
Ce reve reproduit une conversation qu elle a eue a pen
pres telle quelle avec son mari le jour qui a precede le
reve. Que nous apprennent ces deux reves sobres? Qu on
peut trouver dans certains reves cles reproductions
d evenements de 1 etat de veille ou d episodes se rattachant
aces evenements. Ce serait deja un resultat appreciable,
si Ton pouvait en dire autant de tons les reves. Mais tel
n est pas le cas, et la conclusion que nous venons de
formuler ne s applique qu a des reves trespeu nombreux.
Dans la plupart des reves, on ne trouve rien qui se rat-
tache a 1 etat de veille, et nous restons toujours dans
1 ignorance quant aux facteurs qui determinent les reves
absurdes et insenses. Nous savons seulement que nous
nous trouvons en presence d un nouveau probleme.
Nous voulons savoir, non seulement ce qu un reve
signifie, mais aussi, lorsque, comme dans les cas que
nous venons de citer, sa signification est nette, pourquoi
et dans quel but le reve reproduit tel evenement connu,
survenu tout recemment.
Vous etes sans doute, comme je le suis moi-mme,
las de poursuivre ce genre de recherches. Nous voyons
qu on a beau s interesser a un probleme : cela ne suffit
DIFF1CULTES ET PREMIERED AFPROGHES ill
pas, tant qu on ignore dans quelle direction on doit
chercher sa solution. La psychologic experimentale ne
nous apporte que quelques rares donnees, precieuses
il est vrai, sur le role des excitations dans le declenche-
ment des reves. De la part de la philosophic, nous pou-
vons seulement nous attendre a ce qu elle nous oppose
dedaigneusement I insignifiance intellectuelle de notre
objet. Enfin, nous ne voulons rien emprunter aux sciences
occultes. L histoire etla sagesse des peuples nous ensei-
gnent que le reve a un sens et presente de 1 importance,
qu il anticipe 1 avenir, ce qui est difficile a admettre et
ne se laisse pas demontrer. Et c est ainsi que notre pre
mier effort se revele totalemerit impuissant.
Contre toute attente, un secours nous vient d une
direction que nous n avons pas encore envisagee. Le
langage, qui ne doit rien au hasard, mais constitue pour
ainsi dire la cristallisation des connaissances accu-
mulees, le langage, disons-nous, qu on ne doit cependant
pas utiliser sans precautions, connait des reves
eveilles : ce sont des procluits de 1 imagination, des
phenomenes tres generaux qui s observent aussi bien
chez les personnes saines que chez les malades et que
chacun pent facilement etudier sur lui-meme. Ce qui
distingue plus particulierement ces productions imagi-
na^res, c est qu elles ont recu le nom de reves eveilles ,
et effectivement elles ne presentent aucun des deux
caracteres communs aux reves proprement dits. Ainsi
que 1 indique leur nom, elles n ont aucun rapport avec
1 etat de sommeil, et en ce qui concerne le second carac-
tere commun, il ne s agit dans ces productions ni d eve-
nements, ni d hallucinations, mais bien plutot de repre
sentations : on sait qu on imagine, qu on ne voit pas,
mais qu on pense. Ces reves s observent a 1 age qui
precede la puberte, souvent des la seconde enfance, et
disparaissental age mur , mais ils persistent quelquefois
jusque dans la profonde vieillesse. Le contenu de ces
produits de 1 imagination est domine par une motivation
tres transparente II s agit de scenes et d evenements
dans lesquels 1 egoisme, 1 ambition, le besoin de puis
sance ou les desirs erotiques du reveur trouvent leur
satisfaction. Chez les jeunes gens, ce sont les reves
d ambition qui dominent ; chez les femmes, qui mettent
112 LE REVE
toute leur ambition dans des succes amoureux, ce sont
les reves erotiques qui occupent la premiere place. Mais
souvent aussi on apercoit le besoin erotique a 1 arriere-
plan des reves masculins : tous les succes et exploits
heroiques de ces reveurs n ont pour but que de leur
conquerir 1 admiration et les faveurs des femmes. A part
cela, les reves eveilles sont tres varies et subissent des
sorts variables. Tels d entre eux sont abandonnes, au
bout de peu de temps, pour etre remplaces par d autres ;
d autres sont maintenus, developpes au point de former
de longues histoires, et s adaptent aux modifications des
conditions de la vie. Us marchent pour ainsi dire avec
le temps et en recoivent la marque qui atteste 1 in-
fluence de la nouvelle situation. Us sont la matiere brute
de la production poetique, car c est en faisant subir a
ses reves eveilles certaines transformations, certains tra-
vestissements, certaines abreviations, que 1 auteur d oeu-
vres d imagination cree les situations qu il place dans
ses romans, ses nouvelles ou ses pieces de theatre. Mais
c est toujours le reveur en personne qui, directement ou
par identification manifeste avec un autre, est le heros
de ses reves eveilles.
Ceux-ci ont peut-etre recu leur nom du fait, qu en ce
qui concerne leurs rapports avec la realite, ils ne dbivent
pas etre consideres comme etant plus reels que les reves
proprement dits. II se peut aussi que cette communaute
de nom repose sur un caractere psychique que nous ne
connaissons pas encore, que nous cherchons. II est
encore possible que nous ayons tort d attacher de
Fimportance a cette communaute de nom. Autant de
problemes qui ne pourront etre elucides que plus tard.
CHAPITRE VI
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE ^INTERPRETATION
Nous avons done besoin, pour faire avancer nos
recherehes sur le reve, d une nouvelle voie, d une
methode nouvelle. Je vais vous faire a ce propos une
proposition tres simple : admettons, dans tout ce qui va
suivre, que le reve est un phenomene non somatique,
mais psychique. Vous savez ce que cela signifie; mais
qu est-ce qui nous autorise a le faire? Rien, mais aussi
rien ne s y oppose. Les choses se presentent airisi : si le
reve est un phenomene somatique, il ne nous interesse
pas. II ne peut nous interesser que si nous admettons
qu il est un phenomene psychique. Nous travaillons done
en postulant qu il Test reellement, pour voir ce qui peut
resulter de notre travail fait dans ces conditions. Selon
le resultat que nous aurons obtenu, nous jugerons si
nous devons maintenir notre hypothese et 1 adopter, a
son tour, comme un resultat. En eflet, a quoi aspirons-
nous, dans quel but travaillons-nous? Notre but est celui
de la science en general : nous voulons comprendre les
phenomenes, les rattacher les uns aux autres et, en
dernier lieu, elargir autant que possible notre puissance
a leur egard.
Nous poursuivons done notre travail en admettant que
le reve est un phenomene psychique. Mais, dans cette
hypothese, le reve serait une manifestation du reveur, et
une manifestation qui ne nous apprend rien, que nous ne
comprenons pas. Or, que feriez-vous en presence d une
manifestation de ma part qui vous serait incomprehen
sible? Vous m interrogeriez, n est-ce pas?Pourquoi n en
ferions-nous pas autant a regard du reveur? Pourquoi
ne lui demanderions-nous pas ce que son re-ve signifie?
Rappelez-vous que nous nous sommes deja trouves une
fois dans une situation pareille. G etait lors de 1 analyse
i i4 LE REVE
de certains actes manques, d un cas de lapsus. Quel-
qu un a dit : a Da sind Dinge zum Vorschwein gekom-
men . La-dessus, nous lui demandons... non, heureu-
sement ce n est pas nous qui le lui demandons, mais
d autres personnes, tout a fait etrangeres a la psycha-
nalyse, lui demandent ce qu il veut dire par cettre phrase
inintelligible. II repond qu il avait 1 intention de dire :
Das waren Schweinereien(c etatent des cochonneries) ,
mais que cette intention a ete refoulee par une autre,
plus moderee : Da sind Dinge zum Vorschein gekom-
men (des choses se sont alors produttes) ; seulement, la
premiere intention, refoulee, lui a fait remplacer dans
sa phrase le mot Vorschein par le mot Vorschwein,
depourvu de sens, mais marquant neanmoins son appre
ciation pejorative des choses qui se sont produites .
Je vous ai explique alors que cette analyse constitue le
prototype de toute recherche psychanalytique, et vous
comprenez maintenant pourquoi la psychanalyse suit la
technique qui consiste, autant que possible, a faire
resoudre ses enigmes par le sujet analyse Iui-m6me.
C est ainsi qu a son tour le reveur doit nous dire lui-
meme ce que signifie son reve.
Cependant dans le reve les choses ne sont pas tout a
fait aussi simples. Dans les actes manques, nous avions
d abord affaire a un certain nombre de cas simples;
apres ceux-ci, nous nous etions trouves en presence
d autres ou le sujet interroge ne voulait rien dire et
repoussait meme avec indignation la reponse que nous
lui suggerions. Dans les reves, les cas de la premiere
categoric manquent totalement : le reveur dit toujours
qu il ne sait rien. II ne peut pas recuser notre interpre
tation, parce que nous n en avons aucune a lui proposer.
Devons-nous done renoncer de nouveau a notre tenta
tive? Le reveur ne sachant rien, n ayant nous-memes
aucun element d information et aucune tierce personne
n etant renseignee davantage, il ne nous reste aucun
espoir d apprendre quelque chose. Et bien, renoncez, si
vous le voulez, a la tentative. Mais si vous tenez a ne pas
1 abandonner, suivez-moi. Je vous dis notamment qu il
est fort possible, qu il est-meme vraisemblable que le
reveur sache, malgre tout, ce que son reve signifie, mais
que, ne sachant pas qu il le sait, il croie 1 ignorer.
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE [/INTERPRETATION Ti5
Vous me ferez observer a ce propos que j introduis une
nouvelle supposition, la deuxieme depuis le commence
ment de nos recherches sur les reves, et que ce faisant
je diminue considerablement la valeur de mon precede.
Premiere supposition : le reve est un phenomene psychi-
que. Deuxieme supposition : il se passe dans Thomme
des faits psychiques qu il connait, sans le savoir, etc. II
n y a, me direz-vous, qu a tenir compte de 1 invraisem-
blance de ces deux suppositions pour se desinteresser
completement des conclusions qui peuvent en etre
deduites.
Oui, mais je ne vous ai pas fait venir ici pour vous
reveler ou vous cacher quoi que ce soit. J ai annonce des
lecons elementaires pour servir d introduction a la
psychanalyse , ce qui n impliquait nullement de ma
part 1 intention de vous donner un expose ad usum
delphini, c est-a-dire un expose uni, dissimulant les
difficultes, comblant les lacunes, jetant un voile sur les
doutes, et tout cela pour vous faire croire en toute
conscience que vous avez appris quelque chose de nou-
veau. Non, precisement parce que vous etes des debu
tants, j ai voulu vous presenter notre science telle qu elle
est, avec ses inegalites et ses asperites, ses preventions
et ses hesitations. Je sais notamment qu il en est de
meme dans toute science, et surtout qu il ne peut en etre
autrement dans une science a ses debuts. Je sais aussi
que 1 enseignement s applique le plus souvent a dissi-
muler tout d abord aux etudiants les difficultes et les
imperfections de la science enseignee. J ai done formule
deux suppositions, dont 1 une englobe Fautre, et si le
fait vous parait trop penible et incertain et si vous etes
habitues a des certitudes plus elevees et a des deductions
plus elegantes, vous pouvez vous dispenser de me suivre
plus loin. Je crois meme que vous feriez bien, dans ce
cas, de laisser tout a fait de cote les problemes psycholo-
giques, car il est a craindre que vous ne trouviez pas ici
ces voies exactes et sures que vous etes disposes a
suivre. 11 est d ailleurs inutile qu une science ayant
quelque chose a donner recherche auditeurs et partisans.
Ses resultats doivent parler pour elle, et elle peut
attendre que ces resultats aient fmi par forcer
1 attention.
n6 LE
Mais je tiens a avertir ceux d entre vous qui entendent
persister avec moi dans ma tentative que mes deux
suppositions n ont pas une valeur egale. En ce qui con-
cerne la premiere, celle d apres laquelle le reve serait
un phenomene psychique, nous nous proposons de la
demontrer par le resultat de notre travail; quant a la
seconde, elle a deja ete demontree dans un autre
domaine, et je prends seulement la liberte de Futiliser
pour la solution des problemes qui nous interessent ici.
Ou et dans quel domaine la demonstration a-t-elle ete
faite qu il existe une connaissance dont nous ne savons
cependant rien, ainsi que nous I admettons ici en ce qui
concerne le reveur? Ce serait la un fait remarquable,
surprenant, susceptible de modifier totalement notre
maniere de concevoir T a vie psychique et qui n aurait pas
besoin de demeurer cache. Ce serait en outre uri fait qui,
tout en se contredisant dans les termes contradictio
in adjecto n en exprimerait pas moins quelque chose
de reel. Or, ce fait n est pas cache du tout. Ce n est pas
sa faute si on ne le connait pas ou si Ton ne s y interesse
pas assez; de m&me que ce n est pas notre faute a nous
si les jugements sur tous ces problemes psychologiques
sont formules par des personnes etrangeres aux obser
vations et experiences decisives sur ce sujet.
C est dans le domaine des phenomenes hypnotiques
que la demonstration dont nous parlons a ete faite. En
assistant, en 1889, aux tres impressionnantes demon
strations de Liebault et Bernheim, de Nancy, je fus temoin
de Fexperience suivante. On plongeait un homme dans
1 etat somnambulique pendant lequel on lui faisait
eprouver toutes sortes d hallucinations : au reveil, il
semblait ne rien savoir de ce qui s etait passe pendant
son sommeil hypnotique. A la demande directe de
Bernheim de lui faire part de ces evenements, le sujet
commencait par repondre qu il ne se souvenait de rien.
Mais Bernheim d insister, d assurer le sujet qu il le sait,
qu il doit se souvenir : on voyait alors le sujet devenir hesi
tant, commencer a rassembler ses idees, se souvenir
d abord, comme a travers un reve, de la premiere sensa
tion qui lui avait ete suggeree, puis d une autre; les sou
venirs devenaient de plus en plus nets et complets, jusqu a
emerger sans aucune lacune. Or, puisque le sujet n avait
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE ^INTERPRETATION 11^
etc renseigne entre temps par personne, on est autorise
a conclure, qu avant meme d etre pousse, incite a se
souvenir, il connaissaitles evenements qui se sont passes
pendant son sommeil hypnotique. Seiilement, ces evene
ments lui restaient inaccessibles, il ne savait pas qu il
jes connaissait, il croyaitne pas les connaitre. II s agissait
done d un cas tout a fait analogue a celui que nous
soupconnons chez le reveur.
Le fait que je viens d etablir va sans doute vous sur-
prendre et vous allez me demander : mais pourquoi
n avez-vous pas eu recours a la meme demonstration a
propos des actes manques, alors que nous en etions
venus a attribuer au sujet ayant commis un lapsus des
intentions verbales dont il ne savait rien et qu il niait?
Des 1 instant ou quelqu un croit ne rien savoir d eve-
nements dont il porte cependant en lui le souvenir, il
n est pas du tout invraisemblable qu il ignore bien
d autres de ses processus psychiques. Get argument,
ajouteriez-vous, nous aurait certainement fait impression
et nous eut aide a comprendre les actes manques. II est
certain que j aurais pu y avoir recours a ce moment-la,
si je n avais voulu le reserver pour une autre occasion
ou il me paraissait plus necessaire. Les actes manques
vous ont en partie livre leur explication eux-memes, et
pour une autre partie ils vous ont conduits a admettre,
au nom de 1 unite des phenomenes, Fexistence de pro
cessus psychiques ignores. Pour le reve, nous sommes
obliges de chercher des explications ailleurs, etje compte
en outre qu en ce qui ie concerne, vous admettrez plus
facilement son assimilation a 1 hypnose. L etat dans
lequel nous accomplissons un acte manque doit vous
paraitre normal, sans aucune ressemblance avec 1 etat
hypnotique. II existe, au contraire, une ressemblance
tres nette entre 1 etat hypnotique et 1 etat de sommeil qui
est la condition du reve. On appelle en effet Thypnose
sommeil artificiel. Nous disons a la personne que nous
hypnotisons : dormez 1 Et les suggestions que nous lui
faisons peuvent etre comparees aux reves du sommeil
naturel. Les situations psychiques sont, dans les deux
cas, vraiment analogues. Dans le sommeil naturel, nous
detournons notre attention de tout le monde exterieur ;
dans le sommeil hypnotique, nous en faisons autant, a
REVE
cette exception pres que nous ccntinuons a nous inte-
resser a la personne, et a elle seule, qui nous a hypnotise
et avec laquelle nous restons en relations. D ailleurs, ce
qu on appelle le sommeil de nourrice, c est-a-dire le som-
meil pendant lequel la nourrice reste en relations avec
1 enfant et ne peut etre reveillee que par celui-ci, forme
un pendant normal an sommeil hypnotique. II n yadonc
rien d ose dans Fextension au sommeil naturel d une
particularity caracteristique de 1 hypnose. Et c est ainsi
que la supposition d apres laquelle le reveur possederait
une connaissance de son reve, mais une connaissance
qui lui est momentanement inaccessible, n est pas tout
a fait depourvue de base. Notons d ailleurs qu ici -s ouvre
une troisieme voie d acces a Fetude du reve : apres les
excitations interruptrices du sommeil, apres les reves
eveilles, nous avons les reves suggeres de Fetat
hypnotique.
Et maintenant nous pouvons peut-tre reprendre notre
tache avec une confiance accrue. II est done tres vrai-
semblable que le reveur a une connaissance de son reve,
et il ne s agit plus que de le rendre capable de retrouver
cette connaissance et de nous la communiquer. Nous ne
lui demandons pas de nous livrer tout de suite le sens
de son reve : nous voulons seulement lui permettre d en
retrouver 1 origine, de remonter a Fensemble des idees
et interets dont il decouie. D:ms le cas des actes manques
(vous en souvenez-vous?), dans celui en particulier ou il
s agissait du lapsus Vorschwein, nous avons demand^ a
Fauteur de ce lapsus comment il en est venu a laisser
echapper ce mot, et la premiere idee qui lui etait venue
a i esprit a ce propos nous a aussitot edifies. Pour le
reve, nous suivrons une technique tres simple, calquee
sur cet exemple. Nous demanderons au reveur comment
il a ete amene a faire tel ou tel reve et nous conside-
rerons sa premiere reponse comme une explication
Nous ne tiendrons done aucun compte des differences
pouvant exister entre les cas ou le reveur croit savoir et
ceux ou il ne le croit pas, et nous traiterons les tins et
les autres comme faisant partie d une seule et merne
categoric.
Cette technique est certainement tres simple, maisje
crams iort qu elle ne provoque une tres forte opposition.
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE ^INTERPRETATION lift
Vous allez dire : Voila une nouvelle supposition ! C est
la troisieme, et la plus invraisemblable de toutes! Com
ment? Vous demandez au reveur ce qu il se rappelie a
propos de son reve, et vous considerez comme une
explication le premier souvenir qui traverse sa memoire?
Mais il n est pas necessaire qu il se souvienne de quoi
que ce soit, et il pent se souvenir Dieu sait de quoil
Nous ne voyons pas sur quoi vous fondez votre attente.
C est faire preuve d une confiarice excessive la oii un
peu plus d esprit critique serait davantage indique. En
outre, un reve ne pent pas etre compare a un lapsus
unique, puisqu il se compose de nombreux elements. A
quel souvenir doit-on alors s attacher?
Vous avez raison clans toutes vos objections secon-
daires. Un reve se distingue en efTet d un lapsus par la
multiplicity de ses elements, et la technique doit tenir
compte de cette difference. Aussi vous proposerai-je de
decomposer le reve en ses elements et d examiner chaque
element a part : nous aurons ainsi retabli 1 analogie avec
le lapsus. Vous avez egalement raison lorsque vous
dites que, meme questionne a propos de chaque element
de son reve, le sujet pent repondre qu il ne se souvient
de rien. II y a des cas, et vous les connaitrez plus tard,
ou nous pouvons utiliser cette reponse et, fait curieux, ce
sont precisement les cas a propos desquels nous pouvons
avoir nous-memes des idees definies. Mais, en general,
lorsque le reveur nous dira qu il n a aucune idee, nous
le contredirons, nous insisterons aupres de lui, nous
1 assurerons qu il doit avoir une idee, et nous finirons
par avoir raison. 11 produira une idee, peu nous importe
laquelle. II nous fera part le plus facilement de certains
renseignements que nous pouvons appeler historiques.
II dira : ceci est arrive hier (comme dans les deux
r6ves sobres que nous avons cites plus haut); ou
encore : ceci me rappelie quelque chose qui est arrive
recemrnent . Et nous constaterons, en procedant ainsi,
que le rattachement des r6ves a des impressions recues
pendant les derniers jours qui les "ont precedes est
beaucoup plus frequent que nous ne Tavons cru des
L abord. Finalement, ayant tou jours le reve pour poiril
de depart, le sujet se souviendra d evenements plus
eloignes, parfois meme tres eloignes.
120 LE HEVE!
Vous avez cependant tort quant a I essentiel. Vous
voustrompezen pensant que j agisarbitrairement, lorsque
j admets que la premiere idee du reveur doit m apporter
ce que je cherche ou me mettre sur la trace de ce que je
cherche; vous avez tort en disant que 1 idee en question
peut etre quelconque et sans aucun rapport avec ce que
je cherche et que, sije m attends a autre chose, c estpar
exces de confiance. Je m etais deja permis une fois de
vous reprocher votre croyance profondement enracinee a
la liberte et a la spontaneite psychologiques, et je vous
ai dit a cette occasion qu une pareille croyance est tout
a fait antiscientifique et doit s efFacer devant la reven-
dication d un determinisme psychique. Lorsque le sujet
questionne exprime telle idee donnee, nous nous trouvons
en presence d un fait devant lequel nous devons nous
incliner. En disant cela, je n entends pas opposer une
croyance a une autre. II est possible de prouver que
1 idee produite par le sujet questionne ne presente rien
d arbitraire ni d indetermine et qu elle n est pas sans
rapport avec ce que nous cherchons. J ai meme appris
recemment, sans d ailleurs y attacher une importance
exageree, que la psychologic experimental a egalement
fourni des preuves de ce genre.
Vu Fimportance du sujet, je fais appel a toute votre
attention. Lorsque je prie quelqu un de me dire ce qui
lui vient a 1 esprit a Foccasion d un element determine
de son reve, je lui demande de s abandonner a la libre
association, en partant d une representation initiale. Ceci
exige une orientation particuliere de Fattention, orien
tation differente et meme exclusive de celle qui a lieu
dans la reflexion. D aucuns trouvent facilement cette
orientation; d autres font preuve, a cette occasion, d une
maladresse incroyable. Or, la liberte d association pre
sente encore un degre superieur : c est lorsque j aban-
donne meme cette representation initiale et n etablis que
le genre et 1 espece de 1 idee, en invitant par exemple le
sujet a penser librement a un nom propre ou a un nombre.
Une pareille idee devrait etre encore plus arbitraire et
imprevisible que celle utilisee dans notre technique. On
peut cependant montrer qu elle est dans chaque cas
rigoureusement determinee par d importants dispositifs
internes qui, au moment ou ils agissent, ne nous sont
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE INTERPRETATION 121
pas plus connus que les tendances perturbatrices des
actes manques et les tendances provocatrices des actes
accidentels.
J ai fait de nombreuses experiences de ce genre sur
les noms et les nombres penses au hasard. D autres ont,
apres moi, repete les memes experiences dont beaucoup
ont ete publiees. On precede en eveillant, a propos
du nom pense, des associations suivies, lesquelles ne
sont plus alors tout a fait libres, mais se trouvent ratta-
chees les unes aux autres commes les idees evoquees a
propos des elements du reve. On continue jusqu a ce que
la stimulation a former ces associations soit epuisee.
L experience terminee, on se trouve en presence de
1 explication donnant les raisons qui ont preside a la
libre evocation d un nom donne et faisant comprendre
1 importance que ce nom peut avoir pour le sujet de
1 experience. Les experiences donnent toujours les memes
resultats, portent sur des cas extremement nombreux
et necessitent de nombreux developpements. Les associa
tions que font naitre les nombres librement penses sont
peut-etre les plus probantes : elles se deroulent avec une
rapidite telle et tendent vers un but cache avec une cer
titude tellement incomprehensible qu on se trouve vrai-
ment desempare lorsqu on assiste a leur succession. Je
ne vous communiquerai qu un seul exemple d analyse
ayant porte sur un nom, exemple exceptionnellement
favorable, puisqu il peut etre expose sans trop de deve
loppements.
Un jour, en parlant de cette question a un de mes
jeunes clients, j ai formule cette proposition que, malgre
toutesles apparences d arbitraire, chaque nom librement
pense est determine de pres par les circonstances les
plus proches, par les particularites du sujet de 1 expe
rience et par sa situation momentanee. Comme il en
doutait, je lui proposai de faire seance tenante une expe
rience de ce genre. Le sachant tres assidu aupres de
femmes, je croyais, qu invite a penser librement a un
nom de femme, il n aurait que Fembarras du choix. II
en convient. Mais a rnon etonnement, et surtout peut-etre
au sien, au lieu de m accabler d une avalanche de noms
feminins, il reste muet pendant un instant et m avoue
ensuite qu un seul nom, a 1 exception de tout autre, lui
123 LE REVE
vient a 1 esprit : Albine. C est etonnant, lui dis-je, mais
qu est-ce qui se rattache dans votre esprit a ce nom ?
Combien connaissez-vous de femmes portant ce nom ?
Eh bien, il ne connait aucune femme s appelant Albine,
et il ne voit rien qui dans son esprit se rattache a ce
nom. On aurait pu croire que Fanalyse avait echoue. En
realite, elle etait seulement achevee, et pour expliquer
son resultat, aucune nouvelle idee n etait necessaire.
Mon jeune homme etait excessivement blond et, an
cours du traitement, je 1 ai a plusieurs reprises traite en
plaisantant d albinos ; en outre, nous etions occupes, a
Tepoque ou a eu lieu Fexperience, a etablir ce qu il y
avait de feminin dans sa constitution. II etait done lui-
meme cette Albine, cette femme qui a ce moment-la
Finteressait le plus.
De meme des melodies qui nous passent par la tete
sans raison apparente se revelent a Fanalyse comme
etant determinees par une certaine suite d idees et
comme faisant partie de cette suite qui a le droit de nous
preoccuper sans que nous sachious quoi qne ce soit de
son activite. II est alors facile de montrer que Fevoca-
tion en apparence involontaire de cette melodie se ratta
che soit a son texte, soit a son origine. Je ne parle pas
toutefois des vrais musiciens au sujet desquels je n ai
aucune experience et chez lesquels le contenu musical
d une melodie peut fournir une raison suffisante a son
evocation. Mais les cas de la premiere categoric sont
certainement les plus frequents. Je connais un jeune
homme qui a ete pendant longtemps litteralement obsede
par la melodie, d ailleurs charmante, de Fair de Paris,
dans la Belle Helene , et cela jusqu au jour ou 1 ana
lyse lui eut revele, dans son interet, la lutte qui se livrait
dans son ame entre une Ida et une Helene .
Si des idees surgissant librement, sans aucune con-
trainte et sans aucun effort, sont ainsi determinees, et
font partie d un certain ensemble, nous sommes en droit
de conclure que des idees n ayant qu une seule attache,
celle qui les lie a une representation initiale, peuvent
n etre pas moins determinees. L analyse montre en effet,
qu en plus de 1 attache par laquelle nous les avons
liees a la representation initiale, elles sont sous la
depeiidance de certains interets et idees passionnels, de
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE ^INTERPRETATION 128
complexus dont [ intervention reste inconnue, c est-a-dire
inconsciente, au moment oil elle se produit.
Les idees presentant ce mode de dependance ont fait
1 objet de recherches experimentales tres instructives et
qui ont joue dans 1 histoire de la psychanalyse un role
considerable. L ecole de Wundt avait propose 1 expe-
rience dite de 1 association, au cours de laquelle le sujet
de 1 experience est invite a repondre aussi rapidement
que possible par une reaction quelconque au mot qui lui
est adresse a litre & excitation. On peut ainsi etudier
1 intervalle qui s ecoule entre 1 excitation et la reaction,
la nature de la reponse donnee a titre de reaction, les
erreurs pouvant se produire lors de la repetition ulte-
rieure de la meme experience, etc. Sous la direction de
Bleuler et Jung, 1 ecole de Zurich a obtenu Fexplication
des reactions qui se produisent au cours de 1 experience
de 1 association, en demandant au sujet de 1 experience
de rendre ses reactions plus explicites, lorsqu elles ne
1 etaient pas assez, a Faide d associations supplemen-
taires. On trouva alors que ces reactions peu explicites,
bizarres, etaient determinees de la facon la plus rigou-
reuse par les complexus du sujet de 1 experience. Bleuler
et Jung ont, grace a cette constatation, jete le premier
pont qui a permis le passage de la psychologie experi-
mentale a la psychanalyse.
Ainsi edifies, vous pourriez me dire : Nous recon-
naissons maintenant que les idees librement pensees
sont determinees, et non arbitraires, ainsi que nous
1 avions cru. Nous reconnaissons egalement la determi
nation des idees surgissant en rapport avec les elements
des reves. Mais ce n est pas cela qui nous interesse.
Vous pretendez que 1 idee naissant a propos de 1 element
d un reve est determinee par 1 arriere plan psychique, a
nous inconnu, de cet element. Or, c est ce qui ne nous
parait pas demontre. Nous prevoyons bien que Fidee
naissant a propos de I element d un reve se revelera
comme etant determinee par un des complexus du reveur.
Mais quelle est 1 utilite de cette constatation ? Au lieu de
nous aider a comprendre le reve, elle nous fournit seule-
ment, tout comme 1 experience de 1 association, la con-
naissance de ces soi-disant complexus. Et ces derniers,
qu ont-ils a voir avec le rve?
i24 LE REVE
Vous avez raison, mais il y a une chose qui vous
echappe, et notamment la raison pour laquelle je n ai
paspris 1 experience de 1 association pour point de depart
de cet expose. Dans cette experience, c est nous en effet
qui choisissons arbitrairement un d^s facteurs determi
nants de la reaction : le mot faisant office d excitation.
La reaction apparait alors comme un anneau interme-
diaire entre le mot-excitation et le complexus que ce mot
eveille chez le sujet de 1 experience. Dans le reve, le
mot-excitation est remplace par quelque chose qui vient
de la vie psychique du rveur, d une source qui lui est
inconnue, et ce quelque chose pourrait bien etre
lui meme le produit d un complexus. Aussi n est-il
pas exagere d admettre que les idees ulterieures qui se
rattachent aux elements d un reve ne sont, elles aussi,
determinees que par le complexus de cet element et
peuvent par consequent nous aider a decouvrir celui-ci.
Permettez-moi de vous montrer sur un autre exemple
que les choses se passent reellement ainsi que nous
1 attendons dans le cas qui nous interesse. L oubli de
noms propres implique des operations qui constituent
une excellente illustration de celles qui ont lieu dans
1 analyse d un reve, avec cette reserve toutefois que dans
les cas d oubli toutes les operations se trouvent reunies
chez une seule et meme personne, tandis que dans 1 in-
terpretation d un reve elles sont partagees entre deux
personnes. Lorsque j ai momentanement oublie un nom,
je n en possede pas moins la certitude que je sais ce nom,
certitude que nous ne pouvons acquerir pour le reveur
que par un moyen indirect, fourni par 1 experience de
Bernheim. Mais le nom oublie et pourtant connu ne m est
pas accessible. J ai beau faire des efforts pour 1 evoquer :
1 experience ne tarde pas a m en montrer 1 inutilite. Je
puis cependant evoquer chaque fois, a la place du nom
oublie, un ou plusieurs noms de remplacement. Lorsqu un
de ces noms de remplacement me vient spontanement
a 1 esprit, 1 analogie de ma situation avec celle qui existe
lors de 1 analyse d un reve devient evidente. L element
du reve n est pas non plus quelque chose d authentique :
il vient seulement remplacer ce quelque chose que je ne
connais pas et que 1 analyse du reve doit me reveler. La
seule difference qui existe entre les deux situations con-
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE ^INTERPRETATION
siste en ce que lors de 1 oubli d un nom je reconnais
immediatement et sans hesiter que tel nom evoque n est
qu un nom de remplacement, tandis qu en ce qui con-
cerne 1 element d un reve nous ne gagnons cette convic
tion qu a la suite de longties et penibles recherches. Or
meme, dans les cas d oublis de noms, nous avons un
moyen de retrouver le nom veritable, oublie et plonge
dans 1 inconscient. Lorsque, concentrant notre attention
sur les noms de remplacement, nous faisons surgir a leur
propos d autres idees, nous parvenons toujours, apres
des detours plus ou moins longs, jusqu au nom oublie,
et nous constatons, qu aussi bien les noms de remplace
ment surgis spontanement, que ceux que nous avons pro-
voques, se rattachent etroitement au nom oublie et sont
determines par lui.
Voici d ailleurs une analyse de ce genre : je constate
un jour que j ai oublie le nom de ce petit "pays de la
Riviera dont Monte-Carlo est la ville la plus connue. C est
ennuyeux, mais c est ainsi. Je passe en revue tout ce que je
sais de ce pays, je pense au prince Albert, de la maison
de Matignon-Grimaldi, a ses manages, a sa passion pour
les explorations du fond des mers, a beaucoup d autres
choses encore se rapportant a ce pays, mais en vain. Je
resse done mes recherches et laisse des noms de substi
tution surgir a la place du nom oublie. Ces noms se
succedent rapidement : Monte-Carlo d abord, puis
Piemont, Albanie, Montevideo, Colico. Dans cette serie,
le mot Albanie s impose le premier a mon attention, mais
il est aussitot remplace par Montenegro, a cause du con-
traste entre blanc et noir. Je m apercois alors que quatre
de ces mots de substitution contiennent la syllabe mon ;
je retrouve aussitot le mot oublie et m ecrie : Monaco \
Les noms de substitution furent done reellement derives
du nom oublie, les quatre premiers en reproduisant la
premiere syllabe, et le dernier la suite des syllabes et
toute la derniere syllabe. Je pus en meme temps decouvrir
la raison qui me fit oublier momentanement le nom de
Monaco : c est le mot Munchen, qui n est que la version alle-
mande de Monaco, qui avait excerce Faction inhibitrice.
L exemple que je viens de citer est certainement beau,
mais trop simple. Dans d autres cas on est oblige, pour
rendre apparente 1 analogie avec ce qui se passe lors da
FKEUD.
126 LE
1 interpretation de reves, de grouper autour des premiers
noms de substitution une serie plus longue d autres
noms. J ai fait des experiences de ce genre. Un etranger
m invite un jour a boire avec lui du vin italien. Une fois
au cafe, il est incapable de se rappeler le nom du vin
qu il avail 1 intention de m offrjr, parce qu il en avait
garde le meilleur souvenir. A la suite d une longue serie
de noms de substitution surgis a la place du nom oublie,
j ai cm pouvoir conclure que 1 oubli etait 1 effet d une
inhibition exercee par le souvenir d une certaine Hed~
wige. Je fais part de ma decouverte a mon cornpagnon
qui, non seulement confirme qu il avait pour la premiere
Ibis bu de ce vin en compagnie d une femme appelee
Hedwige, mais reussit enore, grace a cette decouverte, a
retrouver le vrai nom du vin en question. A 1 epoque
dont je vous parle il etait marie et heureux dans son
menage, et ses relations avec Hedwige remontaient a une
epoque ariterieure dont il ne se souvenait pas volontiers.
Ce qui est possible, lorsqu il s agit de 1 oubli d un
nom, doit egalement reussir lorsqu il s agit d inter-
preter un reve : on doit notamment pouvoir rendre ac-
cessibles les elements caches et ignores, a 1 aide d asso-
ciations se rattachant a la substitution prise comme point
de depart. D apres 1 exemple fourni par 1 oubli d un
nom, nous devons admettre que les associations se rat
tachant a I element d un reve sont determinees aussi bien
par cet element que par son arriere-fond inconscient. Si
notre supposition est exacte, notre technique y trouve-
rait une certaine justification.
CIIAPITRE VII
CONTEND MANIFESTS ET IDEES LATENTES DU REVE
Vous voyez que notre etude des actes manques n a
pas ete tout a fait inutile. Grace aux efforts que nous
avons consacres a cette etude, nous avons, sous la
reserve des suppositions que vous connaissez, obtenu
deux resultats : une conception de 1 element du reve et
une technique de Interpretation du reve. En ce qui
concerne 1 element du reve, nous savons qu il manque
d authenticite, qu il ne sert que de substitut a quelque
chose que le reveur ignore, comme nous ignorons les
tendances de nos actes manques, a quelque chose dont
le reveur possede la connaissance, mais une connais-
sance inaccessible. Nous esperons pouvoir etendre cette
conception au reve dans sa totalite, c est-a-dire considere
comme un ensemble d elements. Notre technique con-
siste, en laissant jouer librernent 1 association, a faire
surgir d autres formations substitutives de ces elements
et a nous servir de ces formations pour tirer a la surface
le contenu inconscient du reve.
Je vous propose maintenant d operer une modification
de notre terminologie, dans le seul but de donner a nos
mouvements un peu plus de liberte. Au lieu de dire :
cache, inaccessible, inauthentique, nous dirons desormais,
pour donner la description exacte : inaccessible a la
conscience du reveur ou inconscient. Comme dans le cas
d un mot oublie ou de la tendance perturbatrice qui
provoque un acte manque, il ne s agit la que de choses
momentancment inconscientes . II va de soi que les ele
ments monies du r6ve et les representations substitutives
obtenues par 1 association seront, par contraste avec
cet inconscient momentane, appeles conscients. Cette
terminologie n implique encore aucune construction
theorique. L usage du mot inconscient, a litre de descrip-
128 LE REVE
tion exacte et facilement intelligible, est irreproehable.
Si nous etendons notre maniere de voir de 1 element
separe au reve total, nous trouvons que le reve total
constitue une substitution deformee d un evenement
inconscient et que 1 interpretation des reves a pour tache
de decouvrir cet inconscient. De cette constatation de-
coulent aussitot trois principes auxquels nous devons
nous conformer dans notre travail d interpretation :
i La question de savoir ce que tel reve donne signifie
ne presente pour nous aucun interet. Qu il soit. intelli
gible ou absurde, clair ou embrouille, peu nous importe,
attendu qu il ne represente en aucune facon 1 inconscient
que nous cherchons (nous verrons plus tard que cette
regie comporte une limitation) ; 2 notre travail doit se
borner a eveiller des representations substitutives autour
de chaque element, sans y reflechir, sans chercher a
savoir si elles contiennent quelque chose d exact, sans
nous preoccuper de savoir si et dans quelle mesure elles
nous eloignent de I element du reve ; 3 on attend jusqu a
ce que 1 inconscient cache, cherche, surgisse tout seul,
comme ce fut le cas du mot Monaco dans 1 experience
citee plus haut.
Nous comprenons maintenant combien il importe peu
de savoir dans quelle mesure, grande ou petite, avec
quel degre de fidelite ou d incertitude on se souvient
d un reve. G est que le reve dont on se souvient ne con
stitue pas ce que nous cherchons a proprement parler,
qu il n en est qu une substitution deformee qui doit nous
permettre, a 1 aide d autres formations substitutives que
nous faisons surgir, de nous rapprocher de 1 essence
meme du reve, de rendre 1 inconscient conscient. Si done
notre souvenir a ete infidele, c est qu il a fait subir a
cette substitution une nouvelle deformation qui, a son
tour, peut etre motivee.
Le travail d interpretation peut etre fait aussi bien sur
ses propres reves que sur ceux des autres. On apprend
meme davantage sur ses propres reves, car ici le pro-
cessus d interpretation apparait plus demonstratif. Des
qu on essaie ce travail, on s apercoit qu il se heurte a des
obstacles. On a bien des idees, mais on ne les laisse
pas s afTirmer toutes. On les soumet a des epreuves et a
un choix. A propos de i une on dit : non, elle ne s ac-
CONTENU MANIFESTS ET IDEES LATENTES DU RKYE 129!
coi*de pas avec mon reve, elle n y convient pas ; a propos
(Tune autre : elle est trop absurde ; a propos d une troi-
sieme : celle-ci est trop secondaire. Et Ton peut observer
que grace a ces objections, les idees sont etoulTees et
eliminees avant qu elles aient le temps de devenir
claires. C est ainsi que, d un cote, on s attache trop a la
representation initiale, a I element du reve et, de 1 autre,
on trouble le resultat de 1 association par un parti-pris
de choix. Lorsque, au lieu d interpreter soi-meme son
reve, on le laisse interpreter par un autre, un nouveati
mobile intervient pour favoriser ce choix illicite. On se
dit parfois : non, cette idee est trop desagreable, je ne
veux pas ou ne peux pas en faire part.
II est evident que ces objections sont une menace pour
la bonne reussite de notre travail. On doit se preserver
centre elles : lorsqu il s agit de sa propre personne, on
peut le faire en prenant la ferine decision de ne pas leur
ceder ; lorsqu il s agit d interpreter le reve d une autre
personne, en imposant a celle-ci comme regie inviolable
de ne refuser la communication d aucune idee, alors
meme que cette personne trouverait une idee donnee
trop depourvue d importance, trop absurde, sans rapport
avec lereveou desagreable a communiquer. La personne
dont on veut interpreter le reve promettra d obeir a*cette
regie, mais il ne faudra pas se faeher si 1 on voit, le cas
echeant, qu elle tient mal sa promesse. D aucuns se di-
raient alors que, malgre toutes les assurances autori-
taires, on n a pas pu convaincre cette personne de la
legitimite de la libre association, et penseraient qu il faut
commencer par gagner son adhesion theorique en lui
faisant lire des ouvrages ou en 1 engageant a assister a
des conferences susceptibles de faire d elle un partisan
de nos idees sur la libre association. Ge faisant, on com-
mettrait au fait une erreur, et pour s en abstenir il suflira
de penser que bien que nous soyons siirs de notre con
viction a nous, nous n en voyons pas nioins surgir en
nous, centre certaines idees, les memes objections
critiques, lesquelles ne se trouvent ecartees qu ulterieu-
rement, autant dire en deuxieme instance.
Au lieu de s impatienter devant la desobeissance du
reveur, on peut utiliser ces experiences pour en tirer de
nouveaux enseignements, d autant plus importants qu on
i3o LE
y etait moins prepare. On comprend que le travail d in-
.erpretation s accomplit a 1 encontre d une certaine
resistance qui s y oppose et qui trouve son expression
dans les objections critiques dont nous parlons. Gette
resistance est independante de la conviction theorique
du r6veur. On apprend meme quelque chose de plus. On
constate que ces objections critiques ne sont jamais jus-
tifiees. Au contraire, les idees qu on voudrait ainsi re-
fouler se revelent toujours et sans exception comme etant
les plus importantes et les plus decisives au point de vue
de la decouverte de 1 inconscient. Une objection de ce
genre constitue pour ainsi dire la marque distinctive de
1 idee qu elle accompagne.
Gette resistance est quelque chose de nouveau, un
phenomene que nous avons decouvert grace a nos hypo
theses, mais qui n etaitnullementimplique dans celles-ci.
Ce nouveau facteur introduit dans nos calculs une sur
prise qu on ne saurait qualifier d agreable. Nous soup-
connons deja qu il n est pas fait pour faciliter notre
travail. II serait de nature a paralyser tous nos efforts en
vue de resoudre le probleme du reve. Avoir a faire a une
chose aussi peu importante que le reve et se heurter a
des difficultes techniques aussi grandes I Mais, d autre
part, ces difficultes sont peut-etre de nature a nous sti-
muler et a nous faire entrevoir que le travail vaut les
efforts qu il exige de nous. Nous nous heurtons toujours
a des difficultes lorsque nous voulons penetrer, de la sub
stitution par laquelle se manifeste 1 element du reve,
jusqu a son inconscient cache. Nous sommes done en
droit de penser que derriere la substitution se cache
quelque chose d important. Quelle est done 1 utilite de
ces difficultes si elles doivent contribuer a maintenir
dans sa cachette ce quelque chose de cache? Lorsqu un
enfant ne vent pas desserrer son poing pour montrer ce
qu ? il cache dans sa main, c est qu il y cache quelque
chose qu il ne devrait pas cacher.
Au moment meme ou nous introduisons dans notre
expose la conception dyiiainique d une resistance, nous
devons avertir qu il s agit la d un facteur quantitative-
meiit variable. La resistance pent etre grande ou petite,
et nous devons nous attendre a voir ces differences se
manifester au couro de notre travail. Nous pouvons peut-
CONTENU MANIFESTS ET IDEES LATENTES DU REVE i3i
etre rattacher a ce fait urie autre experience que nous
faisons egalement au cours de notre travail d interpreta-
tion des reves. C est ainsi que dans certains cas une
seuie idee ou un tres petit nombre d idees suffisent a
nous conduire de I element du reve a son substrat incon-
scient, tandis que dans d autres cas nous avons besoin,
pour arriver a ce resultat, d aligner de longues chaines
d associations et de refuter de nombreuses objections
critiques. Nous nous dirons, et avec raison probable-
rnent, que ces differences tiennent aux intensites va
riables de la resistance. Lorsque la resistance est pen
considerable, la distance qui separe la substitution du
substrat inconscient est minime ; mais une forte resi
stance s accompagne de deformations considerables de
Tinconscient, ce qui ne pent qu augmenter la distance
qui separe la substitution du substrat inconscient.
II serait peut-etre temps d eprouver notre technique
sur un reve, afin de voir si ce que nous attendons d elle
se verifie. Oui, mais quel rdve choisirions-nous pour
eels ? Vous ne sauriez croire a quel point ce choix m est
difficile, et il m est encpre impossible de vous faire
comprendre en quoi ces difficultes resident. II doit cer-
tafnement y avoir des reves qui, dans leur ensemble,
n ont pas subi une grande deformation, et le mieux
serait de commencer par eux. Mais quels sont les reves
les moins deformes ? Seraient-ce les reves raisonnables,
non confus, dont je vous ai deja cite deux exemples?
N en croyez rien. L analyse montre que ces reves avaient
subi une deformation extraordinairement grande. Si, ce-
pendant. renoncant a toute condition particuliere, je
choisissais le premier reve venu, vous seriez probable-
ment decus II se pent que nous ayons a noter ou a
observer, a propos de chaque element d un reve, une telle
quantite d idees que notre travail en prendrait une am-
pleur impossible a embrasser. Si nous transcrivons le
reve et que nous tenions registre de toutes les idees
snrgissant a son propos, ces dernieres sont susceptibles
de depasser plusieurs fois la longueur du texte. II sem-
blerait done tout a fait indique de rechercher aux fins
d une analyse quelques reves brefs, dont chacun du
moins puisse nous dire ou confirmer quelque chose. G est
a quoi nous nous resoudrons, a moins que Fexperienc^
1 3-2 LE REVE
nous apprenne ou nous pouvons trouver les reves pen
deformes.
Un autre moyen s offre encore a nous, susceptible cle
faciliter notre travail. Au lieu de viser a Interpretation
de reves entiers, nous nous contenterons de n envisager
que des elements isoles cle reves, afin de voir sur une
serie d exemples ainsi choisis comment ils se laissent
expliquer, grace a Fapplication de notre technique.
a) Une dame raconte qu etant enfant elle a souvent
reve que le ban Dieu avail sur sa tete un bonnet en papier
pointu. Comment comprendre ce reve sans 1 aide de la
reveuse ? Ne parait-il pas tout a fait absurde ? Mais il le
devient moins, lorsque nous entendons la dame nous
raconter que lorsqu elle etait enfant, on la coiftait sou-
vent d un bonnet de ce genre parce qu elle avait 1 habi-
tude, etant a table, de Jeter des coups d oeil furtifs dans
les assiettes de ses freres et sceurs, afin de s assurer
s ils n etaient pas mieux servis qu elle. Le bonnet etait
done destine a lui servir pour ainsi dire d oeillere.Voila
un renseignement purement historique, fourni sans au-
cune difficulte. L interpretation de cet element et, par
consequent, du reve tout entier reussit sans peine, grace
a une nouvelle trouvaille de la reveuse. Comme j ai
entendu dire que le bon Dieu sait tout et voit tout, mon
reve ne peut signifier qu une chose, a savoir que, comme
le bon Dieu, je sais et vois tout, alors meme qu on veut
m en empecher. Mais cet exemple est peut-etre trop
simple.
b) Une patiente sceptique fait un reve un peu plus
long au cours duquel certaines personnes lui parlent,
en en faisant de grands eloges, de mon livre sur les
Traits d esprit ( Witz ). Puis il est fait mention
d un Canal , peut-ctre d un autre livre ou il est ques
tion d un canal ou aijant un rapport quelconque avec un
canal. elle ne sait plus c est tout a fait trouble.
Vous serez peut-etre portes a croire que 1 element
canal etant si indetermine echappera a toute inter
pretation. II est certain que celle-ci se heurte a des diffi-
cultes, mais ces difficuites neproviennentpas du manque
de clarte de 1 element: au contraire, le manque de clarte
de 1 element et la difficulte de son interpretation pro-
viennent d une seule et meme cause. Aucune idee ne
CONTENU MANIFESTS ET 1DEES LATENTES DU REVE 1 33
vient a Fesprit de la reveuse a propos du canal ; en ce
qui me concerne, je ne puis naturellement rien dire non
plus & son sujet. Un peu plus tard, a vrai dire le lende-
main, il lui vient une idee qui a peut-e(reun rapport avec
cet element de son reve. II s agit notamment d un trait
d esprit qu elle avait entendu raconter. Sur un bateau fai-
sant le service Douvres-Calais, un ecrivain connu s entre-
tient avec un Anglais qui cite, au cours de la conversa
tion, cette phrase : Du sublime au ridicule il n y a qu un
pas 1 . L ecrivain repond : Oui, le Pas de Calais , vou-
lant dire par la qu il trouve la France sublime etl Angle-
terre ridicule. Mais le Pas de Calais est un canal, le
canal de la Manche. Vous allez me demander si je vois
un rapport quelconque entre cette id6e et le reve. Mais
certainement, car 1 idee en question donne reellement la
solution de cet enigmatique element du r6ve. Ou bien,
si vous doutez que ce trait d esprit ait existe des avant
le reve comme le substrat inconscient de 1 element
canal , pouvez-vous admettre qu il ait ete invente
apres coup et pour les besoins de la cause ? Cette idee
temoigne notamment du scepticisme qui chez elle se
dissimule derri6re un etonnement involontaire, d ou une
resistance qui explique aussibien la lenteur avec laquelle
1 idee avait surgi que le caract6re indetermine de I ele-
ment du reve correspondant. Considerez ici les rapports
qui existent entre 1 element du reve et son substrat
inconscient : celui-la est comme une petite fraction de
celui-ci, comme une allusion a ce dernier ; c est par son
isolement du substrat inconscient que 1 element du reve
etait devenu tout a fait incomprehensible.
c) Un patient fait un reve assez long : plusieurs mem-
bres de sa famille sont assis autour d une table ayant une
forme particuliere, etc. A propos de cette table, il se
rappelle avoir vu un meuble tout pareil lors d une visile
qu il fit a une famille. Puis ses idees se suivent : dans
cette famille, les rapports entre le pere etle filsn etaient
pas d une extreme cordialite ; et il ajoute aussitot que
des rapports analogues existent entre son pere et lui.
C est done pour designer ce parallele que la table se
trouve introduite dans le reve.
X. En francais dans le texte.
i 34 LE RVE
Ce reveur etait depuis longtemps familiarise avec les
exigences de Interpretation des reves. Un autre eut
trouve etonnant qu on fit d un detail aussi insignifiant
que la forme d une table I objet d une investigation. Et,
en effet, pour nous il n y a rien dans le reve qui soit
accidentel ou indifferent, et c est precisement de 1 eluci-
dation de details aussi insignifiants et non motives que
nous attendons les renseignements qui nous interessent.
Ce qui vous etonne peut-etre encore, c est que le travail
qui s est accompli dans le reve dont nous nous occupons
ait exprime 1 idee : chez nous les choses se passent comme
dans cette famille, par le choix de la table. Mais vous
aurez egalement 1 explication de cette particularity,
quand je vous aurai dit que la famille dont il s agit
s appelait Tischler*. En rangeant les membres de sa
propre famille autour de cette table, le reveur agit
comme si eux aussi s appelaient Tischler. Noter toutefois
combien on est parfois oblige d etre indiscret lorsqu on
veut faire part de certaines interpretations de reves.
Vous devez voir la une des difficultes auxqueiles, ainsi
que je vous 1 ai dit, se heurte le choix d exemples. II
m eut ete facile de remplacer cet exemple par un autre,
mais il est probable que je n aurais evite 1 insdiscretion
que je commets a propos de ce reve qu au prix d une
autre indiscretion, a propos d un autre reve.
Ici il me semble- indique d introduire deux termes
dont nous aurions pu nous servir depuis longtemps.
Nous appellerons contenu manifeste du reve ce que le reve
nous raconte, et idees lalentes du reve ce qui est cache
et que nous voulons rendre accessible par 1 analyse des
idees venant a propos des reves. Examinons done les
rapports, tels qu ils se presentent dans les cas cites,
entre le contenu manifeste et les idees latentes des
reves. Ges rapports peuvent d ailleurs etre tres varies.
Dans les exemples a et b Felement manifeste fait ega
lement partie, mais dans une rnesure bien petite, des
idees latentes. Une partie du grand ensemble psychique
forme par les idees inconscientes du reve a penetre
dans le rove manifeste, soit a litre de fragment, soit,
dans d autres cas, a titre d allusion, d expression symbo
I. Du mot Tisch, table.
CONTENU MANIFESTS ET IDEES LATENTES DU REVE 1 35
lique, d abreviation telegraphique. Le travail d interpre-
tation a pour tache de completer ce fragment ou cette
allusion, comme cela nous a particulierementbien reussi
dans le cas b. Le remplacement par un fragment ouune
allusion constitue done une des formes de deformation
des reves. II existe en outre dans 1 exemple c une autre
circonstance que nous verrons ressortir avec plus de
purete et de nettete dans les exemples qui suivent.
d) Le reveur entraine derriere le lit une dame qu il
connait. La premiere idee qui lui vient a Fesprit lui fournit
le sens de cet element du r6ve : il donne a cette dame la
preference*.
e) Un autre reve que son frere est enferme dans un
coffre. La premiere idee remplace coffre par armoire
(SCHRANK), et 1 idee suivante donne aussitot 1 interpre-
tation du reve : son frere se restreint (SCHRANKT sich
EIN 3 ).
/) Le reveur fait ascension d une monlagne d ou il
decouvre un panorama extraordinairement vaste. Rien de
plus nature!, et il semble que cela ne necessite aucune
interpretation, qu il s agirait seulementde savoir a quelle
reminiscence se rattache ce reve et quelle raisori fait
surgir cette reminiscence. Erreur ! II se trouve que ce
reve a tout autant besoin d interpretation qu un autre,
meme confus et embrouille. Ce ne sont pas des ascen
sions qu il aurait faites qui lui viennent a la memoire
il pense seulement a un de ses amis, editeur d une
Revue 3 qui s occupe de nos relations avec les regions
les plus eloignees de la terre. La pensee latente du reve
consiste done dans ce cas dans Identification du reveur
avec celui qui passe en revue 1 espace qui Tentoure
(Rundschauer) .
Nous trouvons ici un nouveau mode de relation entre
1 element manifeste et relement latent du reve. Gelui-la
est moins une deformation qu une representation de
celui-ci, son image plastique et concrete ayant sa source
dans le mode d expression verbale. A vrai dire, il s agit
encore cette fois d une deformation, car lorsque nous
i. Jeu de mots : entrainer, hervorziehen prf:rence, Vorzuy (la racine zug
itant d^rivee de zieheri).
i. Sich einschriinken : litt^ralement : s enfermer dans une armoire.
3. En allemand Rundschau, coup d oeil circulaire.
i 38 LE UEVE
prononcons un mot, nous avons depaislon^-temps perdu
le souvenir de 1 irnage concrete qui lui a donne nais-
sance, de sorte que nous ne le reconnaissons plus,
lorsqu il se trouve remplace par cette image. Si vous
voulez bien tenir compte du fait que le reve manifeste se
compose principalement d images visuelles, plus rare-
ment d idees et de mots, vous comprendrez 1 importance
particuliere qu il cohvient d attacher a ce mode de rela
tion, au point de vue de Interpretation des reves. Vous
voyez aussi qu il devient de ce fait possible de creer,
dans le reve manifeste, pour tonte une serie de pen-
sees abstraites, des images de substitution qui ne sont
d ailleurs nullement incompatibles avec la latence des
idees. Telle est la technique qui preside a la solution
de notre enigme des images. Mais d oii vient cette appa-
rence de jeux d esprit que presentent les representations
de ce genre ? C est la une autre question dont nous
n avons pas a nous occuper ici.
Je passerai sous silence un quatrieme mode de rela
tion entre 1 element latent etl element manifeste. Je vous
en parlerai lorsqu il se sera revele de lui-meme dans la
technique. Grace a cette omission, mon enumeration ne
sera pas complete ; mais L elle qu elle est, elle sufiit a nos
besoins.
Avez-vous maintenantle courage d aborder 1 interpre-
tation d un reve complet? Essayons-le, afin de voir si
nous sommes bien armes pour cette tache. Ilva sans dire
que le reve que je choisirai, sans etre parmi les plus
obscurs, presentera toutes les proprietes, aussi bien
prononcees que possible, d un reve.
Done une dame encore jeune, marine depuis plusieurs
annees, fait le reve suivant : elle se trouve avec son mart
au theatre, une partie du parterre est completement vide.
Son mart lui raconte qu Elise L... et son fiance auraient
egalementvoulu venir au theatre, mais Us riontplus trouve
que de mauvaises places (3 places pour 1 couronne
50 kreuzer) quils ne pouvaient pas accepter. Elle pense
d ailleurs que ce ne fut pas un grand malheur.
La premiere chose dont la reveuse nous fait part a
propos de son reve montre que le pretexte de ce reve
se trouve deja dansle contenu manifeste. Son mari lui a
bel et bien raconte qu Eiise L..., une arnie ayant le meme
CONTENU MANIFESTE ET IDfeES LATENTES DU R&VE
age qu elle, venait de se fiancer. Le reve constitue done
une reaction a cette nouvelle. Nous savons deja qu il est
facile dans beaucoup de cas de trouver le pretexte du reve
dans les evenements de la journee qui le precede et que
les reveurs indiquent sans difficulte cette filiation. Des
renseignements du meme genre nous sont fournis par
la reveuse pour d autres elements du reve manifeste.
D ou vient le detail concernant 1 absence de spectateurs
dans une partie du parterre ? Ce detail est une allusion
a un evenement reel de la semaine precederite. S etant
proposee d assister a une certaine representation, elle
avail achete les billets a I avance, tellement a 1 avance
qu elle a ete obligee de payer la location. Lorsqu elle
arriva avec son niari au theatre, elle s est apercue qu elle
s etait hatee a tort, car une partie du parterre etait a. pen
pres vide. Elle n aurait rien perdu si elle avait achete
ses billets le jour meme de la representation. Son mari
nemanqvia d ailleurs pas de la plaisanter au sujet de cette
hate. - Et d oii vient le detail concernant la somme de
i fl. 5o kr. ? II a son origine dans un ensemble tout
different, n ayant rien de commun avec le precedent,
tout en constituant, lui aussi, une allusion a une nou
velle qui date du jour ayant precede le reve. Sa belle-
soeur ayant recu en cadeau de son rnari la somme de
i5o florins, n a eu (quelle betise !) rien de plus presse
que de courir chez le bijoutier et d echanger son argent
centre un bijou. Et quelle est Forigine du detail
relatif au chiffre 3 (3 places?). La-dessus notre reveuse
ne sait rien nous dire, a moins que, pour Fexpliquer, on
utilise le renseignement que la fiancee, EliseL..., est de
3 mois plus jeune qu elle qui est mariee depuis dix ans
deja. Et comment expliquer 1 absurdite qui consiste a
prendre 3 billets pour deux personnes? La reveuse ne
nous le dit pas et refuse d ailleurs tout nouvel effort de
memoire, tout nouveau renseignement.
Mais le pen qu elle nous a dit suffit largement a nous
faire decouvrir les idees latentes de son reve. Ce qui
doit attirer notre attention, c est que dans les commu
nications qu elle nous a faites a propos de son reve, elle
nous fournit a plusieurs reprises des details qui ekxbiis-
sent un lien commun entre diiTerentes parties. Ces details
sont tous d ordre lemporel. Elle avait pense aux billets
i38 LE REVE
trop tdt, elle les avail achetes trop a I avance, de sorte
qu elle fut obligee de les payer plus cher ; la belle-soeur
s etail egalement empresses de porter son argent au
bijoutier, pour s acheter un bijou, comrne si elle avail
crainl de le manquer. Si aux notions si accentuees trop
tot , a 1 avance , nous ajoutons le fait qui a servi de
pretexte au reve, ainsi que le renseignement que 1 amie,
de 3 mois seulement moins dge qu elle, est fiancee a
un brave homme, et la critique reprobatrice adressee a
sa belle-soeur qu il etait absurde de tant s empresser,
nous obtenons la construction suivante des ideeslatentes
du reve dont le reve manifeste n est qu une mauvaise
substitution deformee :
Ce fut absurde de ma part de m etre tant hatee de me
marier. Je vois par Fexemple d Elise queje n auraisrien
perdu a attendre. (La hate est representee par son
attitude lors de 1 achat de billets et par celle de sabelle-
sceur quant a Fachal du bijou. Le mariage a sa substi
tution dans le fait d etre allee avec son mari au theatre).
Telle serait 1 idee principale ; nous pourrions continuer,
mais ce serait avec moins de certitude, car 1 analyse ne
pourrait plus s appuyer ici sur les indications de la
reveuse : Et pour le meme argent j auraispu entrouver
un 100 fois meilleur (i5o florins forrnent une somme
100 fois superieure a i fr. 5o). Si nous remplacons le
mot argent par le mot dot, le sens de la derniere phrase
serait que c est avec la dot qu on s achete un mari : le
biiou et les mauvais billets de theatre seraient alors des
u
notions venant se substituer a celle de mari. II serait
encore plus desirable de savoir si 1 element 3 billets
se rapporte egalement a un homme. Mais rien ne nous
permet d aller aussi loin. Nous avons seulement trouve
que le reve en question exprime la mesestime de la
femme pour son mari et son regret de s etre mariee si
tot.
A mon avis, le resultal de cette premiere interpre-
tation d un reve est fait pour nous surprendre et nous
troubler, plutot que pour nous satisfaire. Trop de choses
a la fois s ofFrent a nous, ce qui rend notre orientation
extremernent difficile. Nous nous rendons d ores et deja
compte que nous n epuiserons pas tous les enseigne-
ments qui se degagent de cette interprelalion. Empres-
CONTENU MANIFESTS ET ID&ES LATENTES DU REVE 189
sons-nous de degager ce que nous considerons comme
des donnees nouvelies et certaines.
Premierement : II est 6tonnant que Felement de Fem-
pressement se trouve accentue dans les idees latentes,
tandis que nous n en trouvons pas trace dans le reve
manifeste. Sans 1 analyse, nous n aurions jamais soup-
conne que cet element joue un role quelconque. II semble
done possible que la chose principale, le centre meme
des idees incohscientes manque dans les reves mani-
festes, ce qui est de nature a imprimer une modification
profonde a Fimpression que laisse le reve dans son
ensemble. Ueuxiemement : On trouve dans le reve un
rapprochement absurde : 3 pour i fl. 5o ; dans les idees
du reve nous decouvrons cette proposition : ce fut une
absurdite (de se marier si tot). Peut-on nier absolument
que Fidee ce fut une absurdite soit representee par
Fintroduction d un element absurde dans le reve mani
feste ? Troisiemement : Un coup d oeil compare nous
revele que les rapports entre les elements manifestes et
les elements latents sont loin d etre simples; en toutcas,
iln arrivepas toujours qu un element manifeste remplace
un element latent. II doit plutot exister entre les deux
camps des rapports d ensemble, un element manifeste
pouvant remplacer plusieurs elements latents, et un ele
ment latent pouvant etre remplace par plusieurs elements
manifestes.
Sur le sens du reve et sur Fattitude de la reveuse a
son egard il y aurait egalement des choses surprenantes
a dire. Elle adhere bien a notre interpretation, maiss en
montre etonnee. Elle ignorait qu elle eut si pen d estime
pour son mari ; et elle ignore les raisons pour lesquelles
elle doit le mesestimer a ce point. II y a la encore beau-
coup de points incomprehensibles. Je crois decidement
que nous ne sommes pas encore suffisamment armes
pour pouvoir entreprendre Finterpretation des reves et
que nous avons besoin d indications et d une preparation
supplementaires.
GHA.PITRE VIII
RfiVE ENFANTINS
t
Nous avonsl impression d avoir avance trop vite. Reve-
nons un peu en arriere. Avant de tenter le dernier essai
de surmonter, grace a notre technique, les difficultes
decoulant de la deformation des reves, nous nous etions
dit que le mieux serait de tourner ces difficultes, en
nous en tenant seulement aux reves dans lesquels (a sup-
poser qu ils existent) la deformation ne s est pas produite
ou n a ete qu insignifiante. Ce procede va d ailleurs a 1 en-
contre de 1 histoire du developpement de notre connais-
sance, car, en realite, c est seulement apres une appli
cation rigoureuse de la technique d interpretation a des
reves deformes et apres une analyse complete de ceux-ci
que notre attention s est trouvee attiree sur Fexistence de
reves non deformes.
Les reves que nous cherchons s observent chez les
enfants. Us sont brefs, clairs, coherents, facilement intel-
ligibles, non equivoques, et pourtant ce sont incontesta-
blement des reves. La deformation des reves s observe
egalement chez les enfants, meme de tres bonne heure,
et Ton connait des reves appartenant a des enfants de 5
a 8 ans et presentant deja tous les caracteres des reves
plus tardifs. Si Ton limite toutefois les observations a
1 age compris entre les debuts discernables de 1 activite
psychique etla quatrieme ou cinquieme annee, on trouve
une serie de reves presentant un caractere qu on peut
appeler enfantin et dont on peut a 1 occasion retrouver des
echantillons chez des enfants plus ages. Dans certaines
circonstances, on peut observer, meme chez des per-
sonnes adultes, des reves ayant tout a faitle type infantile.
Par 1 analyse de ces reves enfantins nous pouvons tres
facilement et avec beaucoup de certitude obtenir, sur la
nature du reve, des renseignements qui, il est permis
JRltVES ENFANTINS lit
cle I esperer, se montreront decisifs et universellement
valables.
i Pour comprendre ces reves, on n a besoin ni d ana-
lyse, ni d application d une technique quelconque. On
ne doit pasinterroger 1 enfant qui raconte sonreve. Mais
il faut faire complete]? celui-ci par un recit se rapportant
a la vie de 1 enfant. II y a toujours un evenement qui,
ayant eu lieu pendant la journee qui precede le r6ve, nous
explique celui-ci. Le reve est la reaction du sornmeil a
cet evenement de 1 etat de veille.
Citons quelques exemples qui serviront d appui a nos
conclusions ulterieures.
a) Ungarconde 22 mois est charge d offrir aquelqu un,
a titre de congratulation, un panier de cerises. II le fait
manifestement tres a contre-coeur, malgre la promesse
de recevoir lui-meme quelques cerises en recompense.
Le lendemain matin il raconte avoir reveque Ife(r)mann
(a) mange toutcs les cerises .
6) Une fillette agee de 3 ans et trois mois fait son pre
mier voyage en mer. Au moment du debarquement, elle
ne veut pas quitter le bateau et se met a pleurer amere-
ment. La duree du voyage lui semble avoir ete trop
courte. Le lendemain matin elle raconte: Celts nuit
fat voyage en mer. Nous devons completer ce recit, en
disant que ce voyage avait dure plus longtemps que 1 en
fant ne le disait.
c) Un garcon age de 5 ans et demi est emmene dans
une excursion a Escherntal, ^YesHallstatt. II avait entendu
dire que Halhtattsz trouvait an pied du Dachstein, mon-
tagne a laquelleils interessait beaucoup. Desa residence
a Aussee on voyait tres bien le Dachstein et Ton pouvait
y distinguer, a 1 aide du telescope, Simonyhutte. L en-
fant s etait applique a plusieurs reprises a Fapercevoir a tra-
vers la longue-vue, mais on ne sait avec quel resultat.
L excursion avait commence dans des dispositions gaies,
la curiosite etant tr6s excitee. Toutes les fois qu on aper-
cevait une montagne, 1 enfant demandait : Est-ce cela le
Dachstein? II devenait de plus en plus taciturne a mesure
qu il recevait des reponses negatives ; il a fini par ne plus
prononcer un mot et refusa de prendre part a une petite
ascension qu on voulait faire pour aller voir le torrent.
On Tavaitcru fatigue, maisle lendemain matin il raconta
REVFJ
tout Joycux : a J ai reve cette nuit que nous avons ete a
Simony hiitte. C est done dans 1 attente de cette visile
qu il avait pris part a 1 excursion. En ce qui concerne les
details, il ne donna que celui dont il avait entendti par-
ler precedemment, a savoir que pour arriver a la cabane
on monte des marches pendant six heures.
Ces trois reves suffisent a tous les renseignements que
nous pouvons desirer.
2 On levoit, ces reves d enfants ne sont pas depour-
vus de sens : ce sont des actes psychiques intelliyibles,
complets. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit concer-
nant le jugement que les medecins portent sur les reves,
et notamment de la comparaison avec les doigts que
1 habile musicien fait courir sur les touches du clavier.
L opposition flagrante qui existe entre les reves d enfants
et cette conception rie vous echappera certainement pas.
Mais aiissi serait-il etonnant que 1 enfant fut capable
d accomplir pendant le sommeil des actes psychiques
complets, alors que, dans les memes conditions, 1 adulte
se contenterait de reactions convulsiformes. Nous avons
d ailleurs toutes les raisons d attribuer a 1 enfant un som
meil meilleur et plus profond.
3 Ges reves d enfants n ayant subi aucune deforma
tion n exigent aucun travail d interpretation. Le reve
manifesto et le reve latent se confondent et coincident ici.
La deformation ne constitue done pas un caractere nature i
du reve. J espere que cela vous otera un poids de la poi-
trine. Je dois vous avertir toulefois, qu en y reflechissant
de plus pres, nous serons obliges d accorder meme a ces
reves une toute petite deformation, une certaine difference
entre le contenu manifeste et les pensees latentes.
d Le reve enfaiitin est une reaction a un evenement
de la journee quilaisse apres lui un regret, une tristesse,
un desir insatisfait. Le reve apporte la realisation directe,
non voilee, de ce desir. Rappelez-vous maintenant ce que
nous avons dit concernant le role des excitations corpo-
relles exterienres et interieures, considerees comme per-
turbatrices du sommeil et productrices de reves. Nous
avons appris la-dessus des fails tout a fait certains, mais
seul un petit nombre de faits se pretait a cette explica
tion. Dans ces reves d enfants rien n indique Faction d ex-
citations somatiques; sur ce point, aucune erreur n est
REVES ENFANTINS
possible, les reves etant tout a fait intelligibles et faciles
a embrasser d un seul coup d ceil. Mais ce n est pas la
une raison d abandonner 1 explication etiologique des
reves par 1 excitation. Nous pouvons seulement demander
comment il se fait que nous ayons oublie desle debut que
le sommeil pent etre trouble par des excitations non seu
lement corporelles, mais aussi psychiques? Nous savons
cependant que c est p,ar les excitations psychiques que
le sommeil de 1 adulte est le plus souvent trouble, car
elles I empechent de rcaliser la condition psychique du
sommeil, c est-a-dire 1 abstraction de toutinteret pour le
monde exterieur. L adulte ne s endort pas, parce qu il
hesite a interrompre sa vie active, son travail sur les
choses qui I interessent. Chez 1 enfant, cette excitation
psychique, perturbatiice du sommeil, est fournie par le
desir insatisi ait auquel il reagit par le reve
5 Partant de la, nous aboutissons, par le chemin le
plus court, a des conclusions sur la fonction du reve.
En tant que reaction a 1 excitation psychique, le reve doit
avoir pour fonction d eearter cette excitation, afin quele
sommeil puissese poursuivre.Par quel moyendynamique
le reve s acquitte-t-il de cette fonction? C est ce que nous
ignorons encore ; mais nous pouvons dire d ores et deja
que, loin d etre ^ ainsi qu on le lui reproche, un trouble-
sommeil, le reve est un yardien du sommeil qiCil defend
contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous
croyons que sans le reve nous aurions mieux clormi,
nous sommes dans 1 erreur; en realite, sans 1 aide du
reve, nous n aurions pas dormi du tout. C est a lui que
nous devons le peu de sommeil dont nous avons joui. 11
n ; a pas pu eviter de nous occasionner certains troubles,
de meme que le gardien de nuit est oblige de faire lui-
meme un certain bruit, lorsqu il poursuit ceux qui par
leur tapage nocturne nous auraient troubles dans une
mesure intiniment plus grande.
6 Le desir est 1 excitateur du reve ; la realisation de
ce desir forme le contenu du reve : tel est un des carac-
tores fondamentaux du reve. Un autre caractere, non
moins constant, consiste en ce que le reve, non content
d exprimer une pensee, represente ce desir comme rt3a-
lise, sous la forme d un evenement psychique hallucina-
toire. Je voudrais voyager en mer : tel est le desir excita-
i 44 LE UEVE
teur du reve. Je voyage sur mer: tel est le contenu du
reve. II persiste done, jusque dans les si simples reves
d enfants, une difference entre le reve latent et le reve
manifeste, une deformation de la pensee latente du reve:
c est la transformation de la pensee en evenement vecu.
Dans Interpretation du reve il faut avant tout faire abs
traction de cette petite transformation. S il etaitvrai qu il
s agit la d un des caracteres les plus generaux du reve,
le fragment de reve cite plus haul : je vois mon frere
enferme dans un coffre, devrait etre traduit non par : mon
frere se restreint, mais par : je voudrais que mon frere se
restreigne, mon frere doit se restremdre 1 . 13 e 3 deux carac
teres generaux du reve que nous venons defaireressortir,
le second a le plus de chances d etre accepte sans oppo
sition. G est seulement a la suite de recherches appro-
fondies et portant sur des materiaux abondants que nous
pourrons montrer que Fexcitateur du reve doit toujours
etre un desir, et non une preoccupation, un projet on
un reproche ; mais ceci laissera intact Fautre caractere
du reve qui consiste en ce que celui-ci, au lieu de repro-
duire 1 excitation purement et simplement, la supprime,
1 ecarte, 1 epuise, par une sorte d assimilation vitale.
7 Nous rattachant a ces deux caracteres du reve, nous
pouvons reprendre la comparaison entre celui-ci et 1 acte
manque. Dans ce dernier, nous distinguons une tendance
perturbatrice et une tendance troublee, et dans 1 acte
manque lui-merne nous voyons un compromis entre ces
deux tendances. Le meme schema s applique au reve.
Dans le reve, la tendance troublee ne pent etre autre que
la tendance a dormir. Quant a la tendance perturbatrice,
nous la remplaconsparTexcitation psychique, done par
le desir qui exige sa satisfaction : effectivement, nous ne
connaissons pas jusqu a present d autre excitation psy
chique susceptible de troublerle sommeil. Le reve resul-
terait done, lui aussi, d un compromis. Tout en dormant,
on eprouve la satisfaction d un desir; tout en satisfaisant
un desir, on continue a dormir. II y a satisfaction partielle
et suppression partielle de Fun et de 1 autre.
8 Rappelez-vous 1 espoir que nous avions concu pre-
cedemment de pouvoir utiliser, comme voie d acces a
I. Au sujet de ce reve, vair plus haut, p. 128.
R^VES ENFANTINS 1 45
Fintelligence du probleme du reve, le fait que certains
produits, tres transparents, de Fimagination ont recu le
nom de reves eveilles. En effet, ces reves eveilles ne
sont autre chose que des accomplissements de desirs
ambitieux et erotiques, qui nous sont bien connus ; mais
quoique vivement representees, ces realisations de desirs,
sont seulement pensees et ne prennent jamais la forme
d evenements hallucinatoires de la vie psychique. G est
ainsi que des deux principaux caracteres du reve, c est le
moins certain qui est maintenu ici, tandis que Fautre
disparait, parcequ il depend de Fetat de sornrneil et n est
pas realisable dans la vie eveillee. Le langage courant
lui-meme semble soupconnerle fait que le principal carae-
tere des reves consiste dans la realisation de desirs.
Bisons en passant que si les evenements vecus dans le
reve ne sont que des representations transformees et
rendues possibles par les conditions de Fetat de sommeil,
done des reves eveilles nocturnes , nous comprenons
que la formation d un reve ait pour effet de supprimer
1 excitation nocturne et de satisfaire le desir, car Factivite
des reves eveilles implique elle aussi la satisfaction de
desirs etne s exerce qu en vue de cette satisfaction.
D autres manieres de parler expriment encore le merne
sens. Tout le monde connait les proverbes : Le pore reve
de glands, 1 oie reve de mais ; ou la question : De quoi
reve la poule ? et la reponse : De grains de millet.
C est ainsi que descendant encore plus bas que nous ne
1 avons fait, c est-a-dire de Fenfant a Fanimal, le pro-
verbe voit lui aussi dans le contenu du reve la satisfac
tion d un besoin. Nombreuses sont les expressions impli-
quant le meme sens: beau comme dans un reve , je
n aurais jamais reve d une chose pareille , c est une
chose dont Fidee ne m etait pas venue, merne dans mes
reves les plus hardis . II y a la, de la part du langage
courant, un parti-pris evident. II y a aussi des reves qui
s accornpagnent d angoisse, des reves ayant un contenu
penible ou indifferent, mais ces reves-la n ont pas recu
Fhospitalite du langage courant. Ce langage parle bien
de reves mechants , mais le reve tout court n est pour
lui que le reve qui procure la douce satisfaction d un
desir. II n est pas de proverbe ou il soit question du pore
ou de Foie revant qu ils sont saignes.
1 46 LE
II eut etc sans doute incomprehensible que les auteurs
qui se sont occupes du reve ne se fussent pas apercus que
sa principale foriction consiste dans la realisation de
desirs. Us ont, au contraire, souvent note ce caractere,
mais personne n a jamais eu 1 idee delui reconnaitre une
portee generale et d enfaire le point de depart de 1 expli-
cation du reve. Nous soupconnons bien(et nousy revien-
drons plus loin) ce qui a pu les en empecher.
Songez done a tous les precieux renseignements que
nous avons pu obtenir, et cela presque sans peine, de
1 examen des reves d enfants. Nous savons notamment
que le reve a pour fonction d etre le gardien du sommeil,
qu il resulte de la rencontre de deux tendances opposees,
dont 1 une, le besoin de sommeil, reste constante, tandis
que Fautre cherche a satisfaire une excitation psychique;
nous possedoris, en outre, la preuve que le reve est un
acte psychique, significatif, et nous connaissonsses deux
principaux caracteres : satisfaction de desirs et vie psy
chique hallucinatoire. En acquerant toutes ces notions,
nous etions plus d une fois tentes d oublier que nous nous
occupions de psychanalyse. En dehors de son rattache-
ment aux actes manques, notre travail n avait rien de
specifique. N importe quel psychologue, memetotalement
ignorant des premisses de la psychanalyse, aurait pu
donner cette explication des reves d enfants. Pourquoi
aucun psychologue ne l a-t-il fait ?
S il n y avait que des reves enfantins, le probleme
serait resolu, notre tache terminee, sans que nous ayons
besoin d interroger le reveur, de faire intervenir 1 in-
conscient, d avoir recours a la libre association. Nous
avons deja constate a plusieurs reprises que des carac
teres, auxquels on avait commence par attribuer une
portee generale, n appartenaient en realite qu a une cer-
taine categoric et a un certain nombre de reves. II s agit
done de savoirsiles caracteres generaux que nousoffrent
les reves d enfants sont plus stables, s ils appartiennent
egalement aux reves moins transparents et dont le con-
tenu manifeste ne presente aucun rapport avec la survi-
vance d un desir diurne. D apres notre maniere de voir,
ces autres reves ont subi une deformation considerable,
ce qui ne nous permet pas de nous prononcer sur leur
compte seance tenante. Nous entrevoyons aussi que, pour
RVES EXFANTINS
expliquer cette deformation, nous aurons besoin de la
technique psychanalytique dont nous avons pu nous
passer lors de 1 acquisition de nos connaissances rela
tives aux reves d eniants.
II existe toutefois un groupe de reves non deformes
qui, tels les reves d enfants, apparaissent comme des
realisations de desirs. Ce sont les reves qui, pendant
tout le cours de la vie, sont provoques par les imperieux
besoins organiques : faim, soif, besoins sexuels. Us con
stituent done des realisations de desirs s effectuant par
reaction a des excitations internes. G est ainsi qu une
lillette de 19 mois fait un reve compose d un menu
auquel elle avait ajoute son nom (Anna F... fraises,
framboises, omelette) bouillie) : ce reve est une reaction a la
diete a laquelle elle avait ete soumise pendant une jour-
nee a cause d une indigestion qu on avait attribute a
1 absorption de fraises et de framboises. La grand mere
de cette fillette, dont 1 age ajoute a 1 age de celle-ci don-
nait un total de 70 ans, fut obligee, en raison de troubles
que lui avait occasionnes son rein flottant, de s absteriir
de nourriture pendant une journee entiere : la nuit sui-
vante elle reve qu elle est invitee a diner chez des amis
qui lui offrent les meilleurs morceaux. Les observations
se rapportant a des prisonnicrs prives de nourriture ou a
des persormes qui, au cours de voyages et d expeditions,
se trouventsoumises a de dures privations, montrent que
dans ces conditions tons les reves ont pour objetla satis
faction des desirs qui ne peuvent etre satisfaits dans la
realite. Dans son livre Antarctic (Vol. I, p. 336, igo4),
Otto Nordenskjold parle ainsi de Tequipage qui avait
hiverne avec lui : Nos reves, qui n avaient jamais ete
plus vifs et nombreux qu alors, etaient tres significatifs,
en ce qu ils indiquaient nettement la direction de nos
iclees. Meme ceux de nos camarades qui, clans la vie nor-
male, ne revaient qu exceptionnellement, avaient a nous
raconter de longues histoires chaque matin, lorsque nous
nous reunissions pour echanger nos dernieres experiences
puisees dans le monde de rimagination. Tous ces reves
se rapportaient au monde exterieur dons nous etions si
eloignes, mais souvent aussi a notre situation actuelle...
Manger et boire : tels etaient d ailleurs les centres autour
desquels nos reves gravitaient le plus souvent. L un de
1 48 LE
nous, qui avail la specialite de rever de grands banquets,
elail enchante lorsqu il pouvait nous annoncer le matin
qu il avail prisun repas compose de trois plals ; tin aulre
revail de tabac, de montagnes de labac ; un aulre encore
voyail dans ses r6ves le baleau avancer a pleines voiles
sur les eaux libres. Un aulre reve encore merile d elre
menlionne : le facleur apporte le courrier el explique
pourquoi il s esl fail allendre aussi longtemps ; il se serait
trompe dans sa distribution et n a reussi qu avec beau-
coup de peine a relrouver les lellres. On s occupail natu-
rellemenl dans le sommeil de choses encore plus impos
sibles, mais dans lous les reves que j ai fails moi-meme
qu que j ai enlendu raconler par d aulres, la pauvrele
d imaginalion elail loulafail elonnanle. Si lous ces rves
avaienl pu elre noles, on aurail la des documenls d un
grand interet psychologique. Mais on comprendra sans
peine combien le sommeil elail le bienvenu pour nous
lous, puisqu il pouvail nous offrir ce que nous desirions
le plus ardemmenl. Je cite encore d apres Du Prel :
Mungo Park, tombe, au cours d un voyage a Iravers
1 Afrique, dans un elal proche de 1 inanilion, revail loul
le lemps des vallees el des plaines verdoyanles de son
pays nalal. C esl ainsi encore que Trenck, lourmente par
lafaim, sevoyait assis dans une brasserie de Magdebourg
devant une table ^hargee de repas copieux. Et George
Back, qui avail pris parl a la premiere expedilion de
Franklin, revail loujours el regulieremenl de repas
copieux, alors qu a la suile de lerribles privalions il
mourul lilleralement de faim.
Celui qui, ayanl mange le soir des mels epices, eprouve
pendanl la nuil une sensalion de soif, reve facilemenl
qu il boil. II esl nalurellemenl impossible de supprimer
par le reve une sensalion de faim ou de soif plus ou moins
intense ; on se reveille de ces reves assoiffe el on esl
oblige de boire de 1 eau reelle. Au poinl devue pratique,
le service que rendenl les reves dans ces cas esl insigni-
fianl, mais il n esl pas moins evidenl qu ils onl pour bul
de mainlenir le sommeil a 1 enconlre de Fexcilalion qui
pousse au reveil el a 1 aclion. Lorsqu il s agil de besoins
d une inlensile moindre, les reves de satisfaction exercenl
souvenl une aclion efFicace.
De meme, sous 1 infiucnce des excilations sexuelles, le
R&VES ENFANTINS
reve procure des satisfactions qui presentent cependant
des particularites dignes d etre notees. Le besoin sexuel
dependant moins etroitement de son objet que lafaim et
la soif des leurs, il pent recevoir, grace a 1 emission
involontaire de liquide spermatique, une satisfaction
reelle ; et par suite de certaines difficultes, dont il sera
question plus tard, inherentes aux relations avec 1 objet,
il arrive souvent que le reve accompagnant la satisfac
tion reelle presente un contenu vague ou deforme. Cette
particularity des emissions involontaires de sperme fait
que celles-ci, selon la remarque d O. Rank, se pretent
tres bien a 1 etude des deformations des reves. Tous les
reves d adultes ayant pour objet des besoins renferment
d ailleurs, outre la satisfaction, quelque chose de plus,
quelque chose qui provient des sources d excitations
psyehiques et a besoin, pour etre compris, d etre inter-
prete.
Nous n affirmons d ailieurs pas que les reves d adultes
qui, formes sur le modele des reves enfantins, impliquent
la satisfaction de desirs, ne se presentent qu a titre de
reactions aux besoins imperieux que nous avons enumeres
plus haut. Nous connaissons egalement des reves
d adultes, brefs et clairs, qui, nes sous I influence de cer
taines situations dominantes, proviennent de sources
d excitations incontestablement psychiques. Tels sont,
par exemple, les reves d impatience : apres avoir fait les
preparatifs en vue d un voyage, ou pris toutes les disposi
tions pour assister a un spectacle qui nousinteresse tout
particulierement, ou a une conference, ou pour faire une
visite, on reve la nuit que le but qu on se proposait est
atteint, qu on assiste au theatre ouqu on est en conversa
tion avec la personne qu on se disposait a voir. Tels sont
encore les reves qu on appelle avec raison reves de
paresse : des personnes, qui aiment prolongerleur som-
meil, revent qu elles sont deja levees, qu elles font leur
toilette ou qu elles sont deja a leurs occupations, alors
qu en realite elles continuent de dormir, temoignant par
la qu elles aiment mieux etre levees en reve que reelle-
ment. Le desir de dormir qui, ainsi que nous 1 avons vu,
prend normalement part a la formation de reves, se
manifeste tres nettement dans les reves de ce genre dont
il constitue meme le facteur essentiel. Le besoin de dor-
100 LE HKVE
mir se place a bon droit a cote des autres grands besoms
organiques.
Je vous montre ici sur une reproduction d un tableau
de Schwind, qui se trouve dans la galerie Schack, a
Munich, avec quelle puissance d intuition le peintre a
ramene 1 origine d un reve a une situation dominante.
C est le Reve du Prisonnier qui ne pent naturelle-
ment pas avoir d autre contenu que 1 evasion. Ce qui est
tres bien saisi, c est que 1 evasion doit s efTectuer par la
fenetre, car c est par la fenetre qu a penetre Fexcitation
iumineuse qui met fin an sornmeil du prisonnier. Les
gnomes montes les uns sur les autres representent les
poses successives que le prisonnier aurait a prendre pour
se hausser jusqu a la fenetre, et a moins que je me
trompe, et que j attribue an peintre des intentions qu il
n avait pas, il me sembleque le gnome qui forme le som-
met de la pyramide et qui scie les barreaux de la grille,
faisant ainsi ce que le prisonnier lui-meme serait heureux
de pouvoir faire, presente une ressemblance frappante
avec ce dernier.
Dans tous les autres reves, sauf les reves d enfants et
ceux du type infantile, la deformation, avons-nous dit,
constitue un obstacle sur notre chemin. Nous ne pou-
vons pas dire de prime abord s ils representent, eux
aussi, des realisations de desirs, comme nous sommes
portes a le croire ; leurconterm manifesto ne nous revele
rien sur 1 excitation psychique a laquelle ils doivent leur
origine et il nous est impossible de prouver qu ils visent
egalement a ecarter on a annuler cette excitation. Ces
reves doivent etre interpretes, c est-a-dire trad u its, leur
deformation doit etre redressee et leur contenu manifeste
remplace par leur contenu latent : alors seulement nous
pourrons juger si les donnees valables pour les reves
infantiles le sont egalement pour tous le* reves sans
exception
CIIAPITRE IX
LA CENSURE DU REVE
L etude des reves d enfants nous a revele le mode d ori-
gine, 1 essence et la fonction du reve. Le reve est un moyen
de suppression d excitations (psijchiques) venant troubler le
sommeil, cetle suppression s effectuant a I 1 aide de la satis
faction hallucinatoire. En ce qui concerne les reves
d adultes, nous n avons pu en expliquer qu un seul
groupe, celui notamment que nous avons qualifies de
reves du type infantile. Quant aux autres, nous ne savons
encore rien les concernant ; je dirais meme que nous ne
les eomprenons pas. Nous avons obtenu un resultat pro-
visoire dont il ne faut pas soas-estimer la valeur : toutes
les fois qu un reve nous est parfaitement intelligible, il se
revele comme etant une satisfaction hallucinatoire d un
desir. II s agit la d une coincidence qui ne pent etre ni
accidentelle ni indifferente.
Quand nous nous trouvons en presence d un reve d un
autre genre, nous admettons, a la suite de diverses
reflexions et par analogic avec la conception des actes
manques, qu il constitue une substitution deformee d un
contenu qui nous est inconnu et auquel il doit etre
ramene. Analyser, comprendre cette deformation du reve,
teile est done notre tache immediate.
La deformation du reve est ce qui nous fait appa-
raitre celui-ci comme etrange et incomprehensible. Nous
voulons savoir beaucoup de choses a son sujet : d abord
son origine, son dynamisme ; ensuite ce qu elle fait
et, enfin, comment elle le fait. Nous pouvons dire aussi
que la deformation du reve est le produit du travail
qui s accomplit dans le reve. Nous allons decrire ce
travail du reve et le ramener aux forces dont il subit
1 action.
Or, ecoutez le reve suivant. 11 a ete consigne par une
I 52 LE RKVE
dame de notre cercle * et appartient, d apres ce qu elle
nous apprend, a une dame agee, tres estimee, tr6s cul-
tivee. II n a pas ete fait d analyse de ce reve. Notre infor-
matrice pretend que pour les persoimes s occupant de
psychanalyse il n a besoin d aucune interpretation. La
reveuse elle-meme ne 1 a pas interprete, mais elle Fa juge
et condamne comme si elle avail su Finterpreter. Voici
notamment comment elle s est prononcee a son sujet :
et c est une femme de 5o ans qui fait un reve aussi hor
rible et stupide, une femme qui nuit et jour n a pas d au-
tre souci que celui de son enfant 1
Et, maintenant, voici le reve concernant les services
d amour. Elle se rend a 1 hopital militaire Ni et dit au
planton qu elle a a parler au medecin en chef (elle doniie
un nom qui lui est inconnu) auquel elle veut offrir ses
services a I hojritaL Ce disant, elle accentue le mot ser
vices de telle sorte que le sous-officier s apercoit aussitot
qu il s agit de services d amour. Voyant qu il a affaire a
une dame agee, il la laisse passer apres quelque hesita
tion. Mais au lieu de parvenir jusqu au medecin en chef,
elle echoue dans une grande et sombre piece ou de
nombreux officiers et medecins militaires se tiennent
assis ou debout autour d une longue table. Elle s adresse
avec son offre a un medecin-major qui la comprend des
les premiers mots. Voici le texte de son discours tel
qu elle 1 a prononce dans son reve : Moi et beaucoup
d autres femmes et jeunes filles de Vienne, nous sommes
pretes, aux soldats, homines et officiers sa-ns distinc
tion Aces mots, elle entend (toujours en reve) un
murmure.
Mais 1 expression, tantot genee, tantot malicieuse, qui
se peint sur les visages des officiers, lui prouve que tons
IRS assistants cornprennent bien ce qu elle veut dire. La
dime continue : Je sais que notre decision peut paraitre
bizarre, mais nous la prehons on ne peut plus au serieux.
On ne demande pas au soldat en campagne s il veut
mourir ou non. Ici une minute de silence penible. Le
medecin-major la prend par la taille et lui dit : Chere
madame, supposez que nous en venions reellement la...
(Murmures.) Elle se degage de son bras, tout en pensant
I. M me la doctoresse V. Hug-Hellmuth.
LA CENSURE DU REVE
que celui-ci en vaut bien un autre. et repond : Mon
Dieu, je suis une vieille femme et il se peut que je ne
me trouve jamais dans ce cas. Une condition doit toute-
fois etre remplie : il faudra tenir compte de 1 age, il ne
faudra pas qu une femme agee a un jeune garcon...
(murmures); ce serait horrible. Le medecin-major :
Je vous comprends parfaitement. Quelques officiers,
parmi lesquels s en trouve un qui lui avait fait la cour
dans sa jeunesse, eclatent de rire, et la dame desire 6tre
conduite aupres du medecin en chef qu elle connait, afin
de mettre les choses au clair. Mais elle constate, a son
grand etonnement, qu elle ignore le nom de ce medecin.
Neanmoins le medecin-major lui iridique poliment et
respectueusement un escalier en fer, etroit et en spirale,
qui conduit aux etages superieurs et lui recommande de
monter jusqu au second. En montant, on entend un
officier dire : G est une decision colossale, que la
femme soit eune ou vieille. Tous mes respects! Avec
la conscience d accomplir un devoir, elle monte un
escalier interminable.
Le meme reve se reproduit encore deux fois en
Fespace de quelques semaines, avec des changements
(selon Tappreciation de la dame) tout a fait insignifiants
et parfaitement absurdes.
Ce reve se deroule comme une fantaisie diurne; il ne
presente que peu de discontinuity, et tels details de son
contenu auraient pu etre eclaircis si 1 on avait pris soin
de se renseigner, ce qui, vous le savez, n a pas ete fait.
Mais ce qui est pour nous le plus important et le plus
interessant, c est qu il presente certaines lacunes, non
dans les souvenirs, mais dansle contenu. A trois reprises
le contenu se trouve comme epuise, le discours de la
dame etant chaque fois interrompu par un murmure.
Aucune analyse de ce reve n ayant ete faite, nous n avons
pas, a proprement parler, le droit de nous prononcer
sur son sens. II y a toutefois des allusions, comme celle
impliquee dans les mots services d amour, qui autori-
sent certaines conclusions, et surtout les fragments de
discours qui precedent immediatement le murmure ont
besoin d etre completes, ce qui ne peut etre fait que dans
un seul sens determine. En faisant les restitutions neces-
saires, nous constatons que, pour rernplir un devoir
l54 LE RKVE
patriotique, la reveuse est prete a mettre sa personne a
la disposition des soldats et des officiers pour la
satisfaction de leurs besoins amoureux. Idee des plus
scahreuses, modele d une invention audacieusement
libidineuse; seulement cette idee, cette lantaisie ne
s exprime pas dans le reve. La precisement ou le con-
texte semble impliquer cette confession, celle-ci est
remplacee dans le reve manifesto par un murmure indis
tinct, se trouve eflacee ou supprimee.
Vous soupconnez sans doute que c est precisement
Findecence de ces passages qui est la cause de leur
suppression. Mais ou trouvez-vous tine analogic avec
cette maniere de proceder? De nos jours, vous n avez
pas a la chercher bien loin 1 . Ouvrez n importe quel
journal politique, et vous trouverez de-ci, de-la le texte
interrompu et faisant apparaitre le blanc du papier.
Yous savez que cela a ete fait en execution d un ordre de
la censure. Sur ces espaces blancs devaient figurer des
passages qui, n ayant pas agree auxautorites superieures
de la censure, ont du etre supprimes Vous vous dites
que c est dommage, que les passages supprimes pou-
vaient bien etre les plus interessants, les meilleurs
passages .
D autres fois la censure ne s exerce pas sur des pas
sages tout acheves. L auteur, ayant prevu que certains
passages se heurteront a un veto de la censure, les a an
prealable attenues, legeremeut modifies, ou s est contente
d effleurer ou de designer par des allusions ce qu il avait
pour ainsi dire au bout de sa plume. Le journal parait
alors avec des blancs, mais certaines periphrases et
obscurites vous reveleront facilement les efforts que 1 au-
teur a faits pour echapper a la censure officielle, en
s imposant sa propre censure prealable.
Maintenons cette analogic. Nous disons que les pas
sages du discours de notre dame qui se trouvent omis ou
sont couverts par un murmure ont ete, eux aussi, victimes
d une censure. Nous parlons directement d une censure
du reve a laquelle on doit attribuer un certain role dans
la deformation des reves. Toutes les fois que le reve
I. Nous rappelons aux lecteurs fraurals que ces lecons ont 6l6 faites pendant
la guerre.
LA CENSURE DU REVE IOD
manifesto presente des lacunes, il faut incriminer 1 inter-
vention de la censure du re"ve. Nous pouvons meme aller
plus loin et dire que, toutes les ibis que nous nous trou-
vons en presence d un element de rve particulierement
faible, indetermine et douteux, alors que d autres ont
laisse des souvenirs nets et distincts, on doit admettre
que celui-la a subi Faction de la censure. Mais la censure
se manifeste rarement d une facon aussi ouverte, aussi
naive, pourrait-on dire, que dans le reve dont nous nous
occupons ici. Elle s exerce le plus souvent selon la
deuxieme modalite en imposant des attenuations, des
approximations, des allusions a la pensee veritable.
La censure des reves s exerce encore selon nne troi-
sieme modalite dont je ne trouve pas 1 analogie dans le
domaine de la censure de la presse; mais je puis vous
illustrer cette modalite sur un exemple, celui du seul
reve que nous avons analyse. Yous vous souvenez sans
1 / t/
doute du reve oil flguraient trois mauvaises places de
theatre pour i n ,5o . Dans les idees latentes de ce reve
I element a Favance, trop tot occupait le premier plan :
ce fut une absurdite de se marier si tdt, il fut egalement
absurde de se procurer des billets de theatre si long-
temps a I avance, ce fut ridicule de la part de la belle-
soeur de mettre une telle hate a depenser 1 argent pour
s acheter un bijou. De cet element central des idees du
r^ve rien n avait passe dansle reve manifeste, dans \equel
tout gravitait autour du fait de se rendre au theatre et
de se procurer des billets. Par ce deplacement du centre
de. gravite, par ce regroupement des elements du con-
tenu, le reve manifeste devient si dissemblable au reve
latent qu il est impossible de soupconner celui-ci a tra-
vers celui-la. Ce deplacement du centre de gravite est un
des principaux moyens par lesquels s effectue la defer-
mation des reves; c est lui qui imprime au reve ce
caractere bizarre qui le fait apparaitre aux yeux du reveur
lui-meme comme n etant pas sa propre production.
Omission, modification, regroupement des materiaux:
tels sont done les effets de la censure et les moyens de
deformation des reves. La censure meme est la principale
cause ou Tune des principalea causes de la deformation
des reves dont 1 examen nous occupe maintenant. Quant
a la modification et au regroupement, nous avons
LE REVE
1 habitude de les concevoir egalement comme deS
moyens de deplacernent .
Apres ces remarqnes sur les effets de la censure des
reves, occupons-nous de son dynamisme. Ne prenez pas
cette expression dans un sens trop anthropomorphique et
ne vous representez pas le eenseur du reve sous les traits
d un petit bonhomme severe ou d un esprit loge dans un
compartiment du cerveau d ou ils exerceraient ses fonc-
tions; ne donnez pas non plus au mot dynamisme un
sens trop localisatoire , en pensant a un centre cere
bral d ou emanerait 1 influence censurante qu une lesion
ou une ablation de ce centre pourrait supprimer. Ne
voyez dans ce mot qu un terme commode pour designer
une relation dynamique. II ne nous empeche nullement
de demander par quelles tendances et sur quelles ten
dances s exerce cette influence; et nous ne serons pas
surpris d apprendre qu il nous est deja arrive anterieu-
rement de nous trouver en presence de la censure des
reves, sans peut-etre nous reiidre compte de quoi il
s agissait.
C est en effet ce qui s est produit. Souvenez-vous de
1 etonnante constatation quo nous avions faite lorsque
nous avons commence a appliquer notre technique de la
libre association. Nous avons senti alors une resistance
s opposer a nos efforts de passer de 1 element du reve a
Felement inconscient dont il est la substitution. Cette
resistance, avons-nous dit, pent varier d intensite; elle
peut etre notamment d une intensite tantot prodigieuse,
tantot tout a fait insignifiante. Dans ce dernier cas, notre
travail d interpretation n a que peu d etapes a franchir;
mais lorsque 1 intensite est grande, nous devons suivre, a
partir de 1 element, une longue chaine d associations qui
nous en eloigne beaucoup et, chemin faisant, nous devons
surmonter toutes les diflicultes qui se pr-esentent sous la
forme d objections critiques centre les idees surgissant
a propos du reve. Ce qui, dans notre travail d interpre
tation, se presentait sous 1 aspect d ime resistance, doit
etre integre dans le travail qui s accomplit dans le reve,
la resistance en question n etant que 1 efFet de la censure
qui s exerce sur le reve. Nous voyons ainsi que la censure
ne borne pas sa fonction a determiner une deformation
du reve, mais qu elle s exerce d une facon permanente et
LA CENSURE DU REVE U7
ininterrompue, afm de maintcnir et conserver la defor
mation produite. D ailleurs, de meme que la resistance
a laquelle nous nous heurtions lors de Tinterpretation
variait d in ten site d un element k 1 autre, la deformation
produite par la censure differe elle aussi, dans le meme
reve, d un element a 1 autre. Si Ton compare le reve
manifeste et le reve latent, on constate que certains
elements latents ont ete completement elimines, que
d autres ont subi des modifications plus ou rrioins impor-
tantes, que d autres encore ont passe dans le contenu
manifeste du reve sans avoir subi aucime modification,
peut-etre meme renforces.
Mais nous voulions savoir par quelles tendances et
centre quelles tendances s exerce la censure. A cette
question, qui est d une importance fondamentale pour
Intelligence du reve, et peut-etre meme de la vie
humaine en general, on obtient facilement la reponse si
Ton parcourt la serie des reves qui ont pu etre soumis a
1 interpretation. Les tendances exercant la censure sont
celles que le reveur, dans son jugenient de Fetat de
veille, reconnait conime etant siennes, avec lesquelles il
se sent d accord. Soyez certains que lorsque vous refusez
de donner votre acquiescement a une interpretation
correcte d un de vos reves, tas raisons qui vous dictent
votre reius sont ies memes que ceiles qui president a la
censure et a la deformation et rendent I lnterpretation
necessaire. Pensez seulement au reve de notre dame
quinquagenaire. Sans avoir interprete son reve, elle le
trouve horrible, mais elle aurait ete encore plus desolee
si M me la doctoresse V. Hug lui avait fait tant soit peu
part des donnees obtenues par ^interpretation qui dans
ce cas s imposait. Ne doit-on pas voir precisement une
sorte de condamnation de ces details dans le fait que ies
parties Ies plus indecentes du reve se trouvent rem-
placees par un murmure?
Mais Ies tendances contre lesquelles est dirigee la
censure des reves doivent etre decrites tout d abord en
se placant au point de vue de 1 instance meme represented
par la censure. On peut dire alors que ce sont la des
tendances reprehensibles, indecentes au point de vue
ethique, esthetique et social, que ce sont des choses
auxquelles on n ose pas penser ou auxquelles on ne
FREUD. lo
I 58 LE
pense qu avec horreur. Ces desirs censures et qui
recoivent dans le reve une expression deformee sont
avant lout let* manifestations d un egoisnie sans bornes
et sans scrupules. II n est d ailleurs pas de reve dans
lequel le mot dn reveur ne joue le principal role, bien
qu il sache fort bien se dissimuler dans le conteriu
rnanifeste. Ce sacro egoismo du reve n est certai-
nement pas sans rapport avec notre disposition au
sommeil qui consiste precisement dans le detachement
de tout interet pour le monde exterieur.
Le mot debarrasse de toute entrave morale cede a
toutes les exigences de Finstinct sexuel, a celles que
notre education esthetique a depuis longtemps con-
damnees et a celles qui sont en opposition avec toutes
les regies de restriction morale. La recherche du plaisir,
ce que nous appelons la libido, choisit ses objets sans
rencontrer aucune resistance, et elle choisit de prefe
rence les objets defendus ; elle choisit non seulement la
femme d autrui, mais aussi les objets auxquels 1 accord
unanime de Fhumanite a confere un caractere sacre :
Fhomme porte son choix sur sa mere et sa sceur, la
femme sur son pere et son frere (le reve de notre dame
quinquagenaire est egalement incestueux, sa libido etait
incontestablement dirigee sur son fils). Des convoitises
que nous croyons etrangeres a la nature humaine se
montrent sumsamment fortes pour provoquer des reves.
La haine se donne librement carriere. Les desirs de
vengeance, les souhaits de mort a Fegard de personnes
qu on aime le plus dans la vie, parents, freres, soeurs,
epoux, enfants, sont loin d etre des manifestations
exceptionnelles dans les reves. Ces desirs censures sem-
blent remonter d un veritable enfer ; 1 interpretation faite
a 1 etat de veille montre que les sujets ne s arretent
devant aucune censure pour les reprimer.
Mais ce mechant contenu ne doit pas etre impute au
reve lui-meme. N oubliez pas que ce contenu remplit une
fonction inoffensive, utile meme, qui consiste a defendre
le sommeil centre toutes les causes de trouble. Cette me-
chancete n est pas inherente a la nature meme du r6ve,
car vous n ignorez pas qu il y a des reves dans lesquels
on peut reconnaitre la satisfaction de desirs le"gitimes et
et de besoins organiques imperieux. Ces derniers r^ves
LA CENSURE DU REVE
ne subissent d aillenrs aucune deformation; il n en ont
pas besoin, tant a meme de remplir leur fonction sans
porter la moindre atteinte aux tendances morales et
esthetiques du moi. Sachez egalement qnela deformation
du reve s accomplit en fonction de deux facteurs. Elle
est d autant plus prononcee que le desir ayant a subir la
censure est plus reprehensible et que les exigences de la
censure a un moment donne sont plus severes. G est
pourquoi une jeune fille bien elevee et d une pudeur
farouche deformera, en leur imposant une censure
impitoyable, des tentations eprouvees dans le reve, alors
que ces tentations nous apparaissent a nous antres me-
decins comme des desirs innocemment libidineux et
apparaitront comme tels a la reveuse elle-meme quand
elle sera de dix ans plus vieille.
Du reste, nous n avons aucune raison suffisante de
nous indigner a propos de ce resultat de notre travail
d interpretatioiv Je crois que nous ne le comprenons pas
encore bien; mais nous avons avant tout pour taehe de
le preserver centre certaines attaques. 11 ri est pas
difficile d y trouver des points faibles. Nos interpre
tations de reves ont ete faites sous la reserve d un certain
nombre de suppositions, a savoir que le reve en general
a un sens, qn on doit attribuer au sommeil normal des
processus psychiques inconscients analogues a ceux qui
se manifestent dans le sommeil hypnotique et qne toutes
les idees qui surgissent a propos des reves sont deter-
minees. Si, partant de ces hypotheses, nous avions abouti,
dans nos interpretations des reves, a des resultats plau-
sibles, nous aurions le droit de conclure que les hypo
theses en question repondent a la realite des faits. Mais,
en presence des resultats que nous avons efFectivement
obtenus, plus d un serait tente de dire : ces resultats
etantimpossibles, absurdes ou, tout au moins, tres invrai-
semblables, les hypotheses qui leur servent de base ne
peuvent e"tre que fausses. Ou le reve n est pas un pheno-
mene psychique, ou 1 etat normal ne comporte aucun
processus inconscient, ou enfin votre technique est quel-
que part en defaut. Ces conclusions nesont-elles pas plus
simples et satisfaisantes que toutes les horreurs que
vous avez soi-disant decouvertes en partant de vos
hypotheses ?
160 LE REVE
Elles sont en eflet et plus simples et plus satisfaisantes,
mais il ne s ensuit pas qu elles soient plus exactes.
Patientons : la question n est pas encore mure pour la
discussion. Avant d aborder celle-ci, nous ne pouvons
que renforcer la critique dirigee contre nos interpre
tations des reves. Que les resultats de ces interpretations
soient peu rejouissants et appetissants, voila ce qui
importe encore reiativement pen. Mais il y a un argument
plus solide : c est que les reveurs que nous mettons au
courant des desirs et tendances que nous degageons de
1 interpretation de leurs reves repoussent ces desirs et
tendances avec la plus grande energie et en s appuyanl
sur de bonnes raisons. Comment? clit 1 un, vous voulez
me demontrer, d apres mon reve, que je regrette les
sommes que j ai depensees pour doter mes so3urs et
elever mon frere? Mais c est la chose impossible, car je
ne travaille que pour ma famille, je n ai pas d autre
interet dans la vie que raccomplissement de mon devoir
envers elle, ainsi que je Favais promis, en ma qualite
d aine, a notre pauvre mere. Ou voici une reveuse qui
nous dit : a Vous osez pretendre que je souhaite la mort
de mon mari ! Mais c est la une absurdite revoltante 1 Je
ne vous dirai pas seulement, et vous n y croirez proba-
blement pas, que nous formons un menage des plus
heureux; mais sa mort me priverait du coup de tout ce
que je possede au monde. Un autre encore nous dirait :
Vous avez 1 audace de m attribuer des convoitises
sensuelles a i egard de ma soeur? Mais c est ridicule; elle
ne m interesse en aucune facon, car nous sommes en
rnauvais termes et il y a des annees que nous n avons
pas echange une parole. Passe encore si ces reveurs
se contentaient de ne pas confirmer ou de nier les ten
dances que nous leur attribuons : nous pourrions dire
alors qu il s agit la de choses qu ils ignorent. Mais ce
qui devient a la fois deconcertant, c est qu ils pretendent
eprouver des desirs diametralement opposes a ceux que
nous leur attribuons d apres leurs reves et qu ils sont a
meme de nous demontrer la predominance de ces desirs
opposes dans toute la conduite de leur vie. Ne serait-il
pas temps de renoncer une fois pour toutes a notre
travail d interpretation dont les resultats nous ont amenea
ad absurdum?
LA CENSURE BIT REVE 161
Non, pas encore. Pas plus que les a litres, cet argu
ment, malgre sa force en apparence plus grande, ne
resistera a notre critique. A supposer qu il existe dans
la vie psychique des tendances inconscientes, quelle
preuve peut-on tirer centre elles du fait de F existence
de tendances diametralement opposees dans la vie con-
sciente ? II y a peut-etre place dans la vie psychique pour
des tendances contraires, pour des antinomies existant
cote a cote ; et il est possible que la predominance d une
tendance soit la condition du refoulement dans Fincon-
scient de celle qui lui est contraire. Reste cependant
Fobjection d apres laquelle les resultats de Finterpreta-
tion des reves ne seraient ni simples, ni encourageants.
En ce qui concerne la simplicite, je vous ferai remarquer
que ce n est pas elle qui vous aidera a resoudre les pro-
blemes relatii s aux reves, chacun de ces probleines nous
rnettarit des le debut en presence de circonstances com-
pliquees ; et quant au caractere pen encourageant de nos
resultats, je dois vous dire que vous avez tort de vous
laisser guider par la sympathie ou Fantipathie dans vos
jugements scientifiques. Les resultats de Interpretation
des reves vous apparaissent peu agreables, voire hon-
teux et repoussants? Quelle importance cela a-t-il : Ca
ne les empeche pas d exister 1 , ai-je entendu dire dans
un cas analogue a mon maitre Charcot, alors que, jeune
medecin, j assistais a ses demonstrations cliniques. II
faut avoir Fhuniilite de refouler ses sympathies et anti
pathies si Fon veut connaitre la realite des choses de
ce monde. Si un physicien venait a vous demontrer que
la vie organique doit s eteindre sur la terre dans un delai
tres rapproche, vous aviseriez-vous de lui repondre : Non,
ce n est pas possible ; cette perspective est trop decou-
rageante ? Je crois plutot que vous observerez le silence,
jusqti a ce qu un autre physicien ait reussi a demontrer
que la conclusion du premier repose surdefausses sup
positions ou do faux calculs. En repoussant ce qui vous
est desagreable, vous reproduisez le mecanisme de la
formation de reves, au lieu de chercher a le comprendre
et a le doininer.
Vous vous deciderez peut-etre a faire abstraction du
I. En fr;;u::ais clans le texte.
iGa LE REYK
caractere repoussant des desirs censures des reves, mais
pour vous rabattre sur I argumentd apres lequel il serait
invraisemblable que le mal occupe une si large place
dans la constitution de I liomme. Mais vos propres expe
riences vous autorisent-elles a vous servir de cet argu
ment ? Je ne parle pas de Topinion que vous pouvez avoir
de vous-rnemes ; mais vos superieurs et vos concurrents
ont-iis fait preuve a votre egard de tant de bienveillance,
vos ennemis se sont-ils montres a votre egard assez che-
o
valeresques et avez-vous constate chez les gens qui vous
entourent si peu de jalousie, pour que vous croyiez de
votre devoir de protester contre la part que nous assi-
gnons an mai egoiste dans la nature humaine ? Ne savez-
vous done pas a quel point la moyenne de I humanite est
incapable de dominer ses passions, des qu il s agit de la
vie sexueile ? Ou ignorez-vous que tons les exces et tou-
tes les debauches dont nous revons la nuit sont journel-
lement commis (degenerant souvent en crimes) par de&
hommes eveilles ? La psychanalyse fait-elle autre chose
que confirmer la vieille maxime de Platon que les bons
sont ceux qui se contentent de rever de ce que les autres,
les mechants, font en realite ?
Et, maintenant, vous detournant de 1 individuel, rap-
pelez-vous la grande guerre qui vient de devaster 1 Eu-
rope et songez a toute la brutalite, a toute la ferocite et
a tous les mensonges qu elle a dechaines sur le monde
civilise. Croyez-vous qu une poignee d ambitieux et de
rneneurs sans scrupules aurait sufli a dechainer tous cea
inauvais esprits sans la complicite des millions de me-
nes ? Auriez-vous le courage, devant ces circonstances,
de rompre quand meme une lance en faveur de 1 exclu-
sion du mal de la constitution psychique de Thomme?
Vous me direz que je porte sur la guerre un jugement
unilateral ; que la guerre a fait ressortir ce qu il y a dana
Ihomine de plus beau et de plus noble : son heroisme,
son esprit de sacrifice, son sentiment social. Sans doute ;
mais ne vous rendez pas coupables de Tinjustice qu on
a souvent commise a Tegard de la psychanalyse, en lui
reprochantde nier une chose, pour la seule raison qu elle
en aflirmait une autre. Loin de nous 1 intention de nier
les nobles tendances de la nature humaine, et noua
n avons rien fait pour en rabaisser la valeur. Au con-
LA CENSURE DU REVE
traire : je vous parle non seulement des mauvais desirs
censures dans le reve, mais aussi de la censure meme
qui refoule ces desirs et les rend meconnaissables. Si
nous insistons sur ce qu il y a de mauvais dans 1 homme,
c est uniquement parce que d autres le nient, ce qui
n ameliore pas la nature humaine, mais la rend seule
ment inintelligible. C est en renoncant a 1 appreciation
morale unilaterale que nous avons des chances de trou-
ver la formule exprimant exactement les rapports qui
existent entre ce qu il y a de bon et ce qu il y a de mau-
vaio dans la nature humaine.
Tenons-nous en done la. Alors meme que nous trou-
verons etranges les resultats de notre travail d interpre-
tation desreves,nousnedevronspaslesabandonner.Peut-
etre nous sera-t-il possible plus tard de nous rapprocher
de leur comprehension en suivant une autre voie. Pour
le moment, nous maintenons ceci : la deformation du
reve est une consequence de la censure que les tendances
avouees du moi exercent contre des tendances et des
desirs indecents qui surgissent en nous la nuit, pendant
le somineil. Pourquoi ces desirs et tendances naissent-ils
la nuit et d ou proviennent-ils ? Cette question reste
ouverte et attend de nouvelles recherches.
Mais il serait injuste de notre part de ne pas faire res-
sortir sans retard un autre resultat de nos recherches.
Les desirs qui, surgissant dans les reves, viennent troti-
bler notre sommeil nous sont inconnus ; nous n appre-
nons leur existence qu a la suite de Tinterpretation du
reve. On pent done provisoirement les qualifier d incon-
scients au sens courant du mot. Mais nous devons nous
dire qu ils sont plus que provisoirement inconscients.
Ainsi que nous 1 avons vu dans beaucoup de cas, le
reveur les nie, apres mme que 1 interpretation les eut
rendus manifestes. Nous avons ici la meme situation
que lors de Interpretation du lapsus Aufstossen 1 ou
1 orateur indigne nous affirmait qu il ne se connaissait
et ne s etait jarnais connu aucun sentiment irrespectueux
envers son chef. Nous avions deja a ce moment-la miy
en doute la valeur de cette assurance, et nous avons seu
lement admis que 1 orateur pouvait n avoir pas conscience
I. Voir plus haul, p. 47~43.
IE REVE
de 1 existence en lui d un pareil sentiment. La meme
situation se reproduit chaque fois que nous interpretons
un reve fortement deforme, ce qui ne pent qu augmenter
son importance pour notre conception. Aussi sommes-
nous tout disposes a admettre qu il existe dans la vie
psychique des processus, des tendances dont on ne sait
generalement rien, dont on ne sait rien deptiis longtemps,
dont on n a peut-etre jamais rien su. De ce fait, 1 incon-
scient se presente a nous avec un autre sens ; le facteur
d actualite ou de niomentaneite cesse d etre un
cle ses caracteres fondamentaux ; Finconscient peut ctre
inconscient d une facon permanente, et non seulement
inomentanement latent . II va sans dire que nous
aurons a revenir la-dessus plus tard et avec plus de
details.
CIIAPITRE X
LE SYMBOLISME DANS LE REVE
Nous avons trouve que la deformation qui nous emp6-
che de comprendre le reve est 1 efFet d une censure exer-
eant son activite contre les desirs inacceptables, incon-
scients. Mais nous n avons naturellement pas affirme que
ia censure soil le seul facteur produisant la deformation,
et 1 etude plus approfondie du reve nous permet en effet
tie constater que d autres facteurs prennent part, a cote
de la censure, a la production de ce phenomene. Geci,
elisions-nous, est tellement vrai qu alors merrie que la
censure serait totalement eliminee, notre intelligence du
reve ne s en trouverait nullement facilitee, et le reve
manifeste ne coinciderait pas alors davantage avec les
idees latentes du reve.
G est en tenant coinpte d une lacune cle notre techni
que que nous parvenons a decouvrir ces autres facteurs
qui contribuent a obscurcir et a deformer les reves. Je
vous ai deja accorde que chez les sujets analyses les ele
ments particuliers d un reve n eveillent parfois aucune
idee. Gertes, ce fait est moins frequent que les sujets ne
1 amrment ;dans beaucoup de cas on fait surgir des idees
a force de perseverance et d insistance. Mais il n en reste
pas moins que dans certains cas 1 association se trouve
en defaut ou, lorsqu on provoque son fcnctionnement,
ne donne pas ce qu on en attendait. Lorsque ce fait se
produit an eours d un traitement psychanalytique, il
acquiert une importance particuliere dont nous n avons
pas a nous occuper ici. Mais il se produit aussi lors de
1 interpretatiou de reves de personnes norrnales ou de
celle de nos propres reves. Dans les cas de ce &repre,
lorsqu on a acquis 1 assurance que toute insistance est
inutile, on finit par decouvrir que cet accident indesi-
rable se produit regulierement a propos de certains ele-
LE a
ments determines du reve. On se rend compte alors qu il
s agit, non d une insuffisance accidentelle ou exception-
nelle de la technique, mais d un fait regi par certaines
lois.
En presence de ce fait, on eprouve la tentation d inter-
preter soi-meme ces elements muets du reve, d T en
effectuer la traduction par ses propres moyens. On a
1 impression d obtenir un sens satisfaisant chaque ibis
qu on se fie a pareille interpretation, alors que le reve
reste depourvu de sens et de cohesion, tant qu on ne se
decide pas k entreprendre ce travail. A mesure que
celui-ci s applique a des cas de plus en plus nombreux,
a la condition qu ils soient analogues, notre tentative,
d abord timide, devient de plus en plus assuree.
Je vous expose tout cela d une facon quelque peu sche-
matique, mais Fenseignement admet les exposes cle ce
genre lorsqu ils simplifient la question sans la defor-
mer.
En procedant comme nous venons de le dire, on
obtient, pour une serie d elements de reves, des traduc-
tions constantes, tout a fait semblables a celles que nos
livres des songes populaires donnent pour toutes les
choses qui se presentent dans les reves. J espere, soit
dit en passant, que vous n avez pas oublie qu avec notre
technique de 1 association on n obtientjainais des traduc-
tions constantes des elements de reves.
Vous allez me dire que ce mode d interpretation vous
semble encore plus incertain et plus sujet a critique que
celui a 1 aide d ideeslibrement pensees. Mais la intervient
un autre detail. Lorsque, a la suite d experiences repe-
tees, on a reussi a reunir un nombre assez considerable
de ces traductions constantes, on s apercoit qu il s agit
la d interpretations qu on aurait pu obtenir en se basant
uniquement sur ce qu on sait soi-meme et que pour les
comprendre on n avait pas besoin de recourir aux sou
venirs du reveur. Nous vsrrons dans la suite de cet expose
d ou nous vient la connaissance de leur signification.
Nous donnons a ce rapport constant entre 1 element
d un reve et sa traduction le nom de symbolique, 1 ele
ment lui-rnemeetant unsymbolede la penseeinconsciento
du reve. Vous vous souvenez sans doute qu en exami-
nant precedemment les rapports existant entre les ele-
LE SYMBOLISME DANS LE REVE
u /
ments des rves et leurs substrats, j avais etabli que
. Telement d un reve pent etre a son substrat ce qu une
partie est au tout, qu il pent etre aussi une allusion a
ce substrat on sa representation figuree. En plus de ces
trois genres de rapports, j en avais alors annonce un
quatrieme que je n avais pas nomine. C etait justement
le rapport symbolique, celui que nous introduisons ici.
Des discussions tres interessantes s y rattachent dont
nous allons nous occuper, avant d exposer nos observa
tions specialement symboliques. Le symbolisme consti-
tue peut-etre le chapitre le plus remarquable de la theo-
rie des reves.
Disons avant tout qu en tant que traductions perrna-
nentes, les symboles realisent dans une certaine mesure
1 ideal de I ancienne et populaire interpretation des
reves, ideal dont notre technique nous a considerable-
menteloignes.
Jls nous permettent, dans certaines circonstances,
d interpreter un reve sans interroger le reveur qui
d ailleurs ne saurait rien ajouter au symbole. Lorsqu on
connait les symboles usuels des reves, la personnalite
du reveur, les circonstances dans lesquelles il vit et les
impressions a la suite desquelles le reve est survenu,
on est souvent en etat d interpreter un reve sans aucune
difficulte, de le traduire, pour ainsi dire, a livre ouvert.
Un pareil tour de force est fait pour flatter 1 interprete et
en imposer au reveur ; il constitue un delassement bien-
faisant du penible travail que comporte I interrogation
du reveur. Mais ne vous laissez pas seduire par cetle
facilite. Notre tache ne consiste pas a executer des tours
de force. La technique qui repose sur la connaissance
des symboles ne remplace pas celle qui repose sur 1 as-
sociation et ne peut se mesurer avec elle. Elle ne fait
que completer cette derniere et lui fournir des dorinees
utilisables. Mais en ce qui concerne la connaissance ch
la situation psychique du reveur, sachez que les reves
que vous avez a interpreter ne sont pas toujours ceux
de personnes que vous connaissez bien, que vous n etes
generalement pas au courant des evenements du jour
qui out pu provoquer le reve et que ce sont les idees et
souvenirs du sujet analyse qui vous fournissent la con
naissance de ce qu on appelle la situation psychique.
I 68 LE RKVE
II est en outre tout a fait singulier, meme au point de
vue cles connexions dont il sera question plus tard, que
la conception symbolique des rapports entre le reve et
1 inconscient se soit hem-tee a vine resistance des plus
acharnees. Meme des personnes reflechies et autorisees,
qui n avaient a formuler centre la psych analyse aucune
objection de principe, ont refuse de la suivre dans cette
voie. Et cette attitude est d autant plus singuliere que le
symbolisme n est pas une caracteristique propre au reve
seulement et que sa decouverte n est pas 1 eeuvre de la
psychanalyse qui a cependant fait par jailleurs beaucoup
d autres decouvertes retentissantes. Si Ton vent a tout
prix placer dans les temps modernes la decouverte du
symbolisme dans les reves, on doit considerer comme
son auteur le.philosophe K.-A. Schemer (i80i). La psy
chanalyse a fourni une confirmation a la maniere de
voir de Schemer, en lui faisant d ailleurs subir de pro-
ibndes modifications.
Et maintenant vous voudrez sans doute apprendre
quelque chose sur la nature du symbolisme dans lesre ves
et en avoir quelques exemples. Je vous ferai volontiers
part de ce que je sais sur ce sujet, tout en vous pre>enant
que ce phenomene ne nous est pas encore aussi com
prehensible que nous le voudrions.
L essence du rapport symbolique consiste dans une
comparaison. Mais il ne suffit pas d une comparaison
quelconque pour que ce rapport soit etabli. Nous soup-
connons que la comparaison requiert certaines condi
tions, sans pouvoir dire de quel genre sont ces conditions.
Tout ce qui peut servir de comparaison avec un objet ou
un processus n apparait pas dans le reve comme un
symbole de cet objet ou processus. D autre part, le rve,
loin de symboliser sans choix, ne choisit a cet effet que
certains elements des idees latentes du reve. Le symbo
lisme se trouve ainsi limite de chaque cote. On doit con-
venir egalement que la notion de symbole ne se trouve
pas encore nettement delimitee, qu elle se confond sou-
vent avec celles de substitution, de representation, etc.,
qu elle se rapproche meme de celle d allusion. Dans cer
tains symboles la comparaison qui leur sert de base est
evidente. Mais il en est d autres a propos desquels nous
sommes obliges de nous demander ou il faut chercher
LE SYMBOLISMS DANS LE RVE l6>
le facteur commun, le tertium comparationis de la compa-
raison presumee. Une reflexion plus approfondie nous
permeltra parfois de decouvrir ce facteur commun qui,
dans d autres cas, restera reellement cache. En outre, si
le symbole est urie comparaison, il est singulier que
1 association ne nous fasse pas decouvrir cette compa
raison, que le reveur lui-meme ne la connaisse pas et
s en serve sans rien savoir a son sujet ; plus que cela :
que le reveur ne se montre nullement dispose a recon-
naitre cette comparaison, lorsqu elle est mise sous ses
yeux. Yous voyez ainsi que le rapport symbolique est
une comparaison d un genre tout particulier et dont les
raisons nous echappent encore. Peut-etre trouverons-
nous plus tard quelques indices relatils a cet inconnu.
Les objets qui trouvent dans le reve une representa
tion symbolique sont peu nombreux. Le corps humain,
dans son ensemble, les parents, enfants, frcres, soeurs,
la naissance, la mort, la nudite, et quelque chose de
plus. C est la maison qui constitute la seule representation
typique, c est-a-dire reguliere, de rensemble de la per-
sonne humaine. Ce fait a ete reconnu deja par Schemer
qui voulait lui attribuer une importance de premier
ordre, a tort selon nous. On se voit souvent en reve
glisser le long de facades de maisons, en eprouvant pen
dant cette descente une sensation tantot de plaisir, tant( A )t
d angoisse. Les maisons aux murs lisses sont des
hommes ; celies qui presentent des saillies et des balcons,
auxquels on pent s accrocher, sont des femmes. Les
parents ont pour symboles 1 empereur et Timperatrice,
le roi et la reine ou d autres personnages eminents : c est
ainsi que les reves oii figurent les parents evoluent dans
une atmosphere de piete. Moins lendres sont les reves
ou figurent des enfants, des freres ou soeurs, lesquels
ont pour symboles de petits animaux, la vennine. La
naissane est presque toujours representee . par une
action dont Mean est le principal facteur : on reve soit
qu on sejette a 1 eau ou qu on en sort, soit qu on retire
une personne de 1 eau ou qu on en est retire par elle,
autrement dit qu il existe entre cette personne et le
reveur une relation maternelle. La mort imminente est
remplacee dans le reve par le depart, par un voyage en
chemin de fer ; la mort realisee, par certains presages.
1 7 LE RKVE
obscurs, sinistres ; la nudite par des habits et unifonnes.
Vous voyez que nous sommes pour ainsi dire a cheval
sur les deux genres de representations : les symboles et
les allusions.
En sortant de cette enumeration plutot maigre, nous
abordons un domaine dont les objets et contenns sont
representes par un symbolisme extraordinairement riclie
et varie. (Test le domaine de la vie sexuelle, des organes
genitaux, des actes sexuels, des relations sexuelles. La
majeure partie des symboles dans le reve sont des sym
boles sexuels. Mais ici nous nous trouvons en presence
d une disproportion remarquable. Alors que les contenus
a designer sont pen nombreux, les symboles qni les
designent le sont extraordinairement, de sorte que
chaque objet pent etre exprime par des symboles nom
breux, ayant tous a pen pres la meme valeur. Mais au
cours de 1 interpretation on eprouve une surprise desa-
greable. Contrairement aux representations des reves
qui, elles, sont tres variees, les interpretations des sym
boles sont on ne pent plus monotones. C est la un fait
qui deplait a tous ceux qui ont 1 occasion de le constater.
Mais qu y faire ?
Comme c est la premiere fois qiril sera question, dans
cet entretien, de contenus de la vie sexuelle, je dois vous
dire comment j entends trailer ce sujet. La psycha-
nalyse n a aucune raison de parler a mots converts ou
de se contenter d allusions, elle n eprouve aucune honte
a s occuper de cet important sujet, elle trouve correct et
convenable d appeler les choses par leurs noms et cori-
sidere que c est la le meilleur moyen de se preserver
centre des arriere-pensees troublantes. Le fait qu on se
trouve a parler devant un auditoire compose de repre-
sentants des> deux sexes, ne change rien a 1 affaire. i)e
meme qu il n y a pas de science ad usum delphini, il ne
doit pas y en avoir une a 1 usage des jeunes filles na ives,
et les dames que j apercois ici ont sans doute vonlu
marquer par leur presence qu elles veulent etre traitees,
sous le rapport de la science, a 1 egal des hommes.
Le reve possede done, pour les organes sexuels de
l homme,une foule de representations qu on peutappeler
symboliques et dans lesquellee le facteur commun de la
comparaison est le plus souvent evident. Pour 1 appareil
LE SYMBOLISME DANS LE REVE 171
genital de rhomme, dans son ensemble, c est surtout le
nombre sacre 3 qui presente une importance symbolique.
La partie principale, et pour les deux sexes la plus inte-
ressante, de Fappareil genital de rhomme, la verge,
trouve d abord ses substitutions symboliques dans des
objets qui lui ressemblent par la forme, a savoir : cannes,
parapluies, tiges, arbres, etc.; ensuite dans des objets
qui ont en conimun avec la verge de pouvoir penetrer a
Finterieur d un corps et causer des blessures : armes
pointues de toutes sortes, telles que couteaux, poignards,
lames, sabres, ou encore armes a feu, telles que fusils,
pistolets et, plus particulierement, Farme qui par sa forme
se prete tout specialement a cette cornparaison, c est-a-
dire le revolver. Dans les cauchemars des jeunes filles la
poursuite par un homme arme d un couteau ou d une
arme a feu jbue un grand role. G est la peut-etre le cas
le plus frequent du symbolisme des reves, et son inter
pretation ne presente aucune difficulte. Non moins com
prehensible est la representation du me/mbre masculin
par des objets d ou s echappe un liquide : robinets a
eau, aiguieres, sources jaillissantes, et par d autres qui
sont susceptibles de s allonger tels que lampes d suspen
sion, crayons a coulisse, etc. Le fait que les crayons,
les porte-plumes, les limes d ongles, ies marteaux et
autres instruments sont incontestablement des repre
sentations symboliques de Forgane sexuel masculin tient
a son tour a une conception facilement comprehensible
de cet organe.
La remarquable propriete que possede celui-ci de
pouvoir se redresser contre la pesanteur, propriete qui
forme une partie du phenomena de 1 erection, a cree la
representation symbolique a 1 aide de ballons, d avtons
et, tout recemment, de dirigeables Zeppelin. Mais le
reve connait encore un autre moyen, beaucoup plus
^xpressif, de symboliser Ferection. II fait de 1 organe
sexuel Fessence meme de la personne et fait voler celle-
ci tout entiere. Ne trouvez pas etonnant si je vous dis
que les reves souvent si beaux que nous connaissons
tons et dans lesquels le vol joue un role si important
doivent etre interpretes comme ayant pour base une
excitation sexuelle generale, le phenomene de Ferection.
Parmi les psychanalystes, c est P. Feclcrn qui a etabli
I 72 LE REVE
cette interpretation a 1 aide de preuves irrefutables ,
mais meme un experimentateur aussi impartial, aussi
etranger et peut-etre meme aussi ignorant de la psycha-
nalyse que Hourly- Void est arrive aux memes conclu
sions, a la suite de ses experiences qui consistaient a
donner aux bras et auxjambes, pendant le sommeil, des
positions artificielles. Ne m objectez pas le fait que des
femmes peuvent egalement rever qu elles volent. Rap-
pelez-vous plutot que nos reves veulent etre des realisa
tions de desirs et que le desir, conscient ou inconscient,
d etre un homme est tres frequent chez la femme, Et ceux
d entre vous qui sont plus ou moins verses dans 1 ana-
tomie ne trouveront rien d etonnant a ce que la femme
soit a meme de realiser ce desir a 1 aide des memes
sensations que celles eprouvees par Fhomme. La femme
possede en effet dans son appareil genital un petit
membre semblable a la verge de 1 homme, et ce petit
membre, le clitoris, joue dans 1 enfance et dans 1 age
qui precede les rapports sexuels le meme role que le
penis masculin.
Parmi les symboles sexuels masculins moins compre-
hensibles nous citerons les reptiles et les poissons, mais
surtout le fameux symbole du serpent. Pourquoi le cha-
peau et le manteau ont-ils recu la meme application ?
G est ce qu il n est pas facile de deviner, mais leur signi
fication symbolique est incontestable. On peut enfin se
demander si la substitution a 1 organe sexuel masculin
d un autre membre tel que le pied ou la main, doit ega
lement etre consideree comme symbolique. Je crois
qu en considerant 1 ensemble du reve et en tenant compte
des organes correspondants de la femme on sera le plus
souvent oblige d admettre cette signification.
L appareil genital de la femme est represente symbo-
liquement par tous les objets dont la caracteristique
consiste en ce qu ils circonscrivent une cavite dans
laquelle quelque cbose peut etre loge : mines, fosses,
cavernes, vases et bouleilles, boites de toutes formes,
co/fres, caisses, poches, etc. Le bateau fait egalement
partie de cette serie. Certains symboles tels (\\\ armoires ,
fours et surtout ckambres se rapportent a 1 uterus plutot
qu a 1 appareil sexuel proprement dit. Le symbole chambre
louche ici a celui de maison, po^te et portail devenant a
LE SYMBOLISMS DANS LE REVE ryi
leur tour des symboles designant 1 acces de 1 orifice
sexuel. Ont encore une signification symbolique certains
materiaux, tels que le bois et le papier, ainsi que les
objets faits avec ces materiaux, tels que table et livre.
Parmi les animaux, les escargots et les coquillages sont
incontestablement des symboles feminins. Citons encore,
parmi les organes du corps, la bouche comme symbole de
1 orifice genital et, parmi les edifices, Yeglise et la cha-
pelle. Ainsi que vous le voyez, tous ces symboles ne sont
pas egalement intelligibles.
On doit considerer comme faisant partie de 1 appareil
genital les seins qui, de meme que les autres hemi
spheres, plus grandes, du corps feminin, trouvent leur
representation symbolique clans les pommes, les p&ckes,
les fruits en general. Les poils qui garnissent Tappareil
genital chez les deux sexes sont decrits par le reve sous
1 aspect d une foret, d un bosquet. La topographic compli-
<juee de 1 appareil genital de la femme fait qu on se
le represente souvent comme un paysage, avec rocher,
foret, eau, alors que 1 imposant mecanisme de 1 appareil
genital derhomme est symbolise sous la forme de toutes
sortes de machines compliquees, difficiles a decrire.
Un autre interessant symbole de 1 appareil genital de
la femme est represente par le coffret a bijoux ; bijou et
Iresor sont les caresses qu on adresse, meme dans le
reve, a la personne aimee ; les sucreries servent souvent
a symboliser la jouissance sexuelle. La satisfaction
sexuelle obtenue sans le concours d une personne du
sexe oppose est symbolisee par toutes sortes de jeux,
entre autres par le jeu de piano, l^eylissement, la descents
brusque, Yarrachage d une branche sont des representa
tions finement symboliques de Tonanisme. Nous avons
encore une representation particulierement remarquable
clans la chute d une dent, dans V extraction d une dent : ce
symbole signifie certainement la castration, envisagee
comme une punition pour les pratiques contre-nature.
Les symboles destines a representer plus particuliere
ment les rapports sexuels sont moins nombreux dans les
reaves qu on ne 1 aurait cru d apres les communications
que nous possedons. On peut citer, comme se rappor-
tant a cette categoric, des activites rythmiques telles que
la danse, Y equitation, Y ascension, ainsi que des accidents
FRBUD. n
1 74 LE REVE
violents, comme par exemple le fait d etre ecrase par une
voiture. Ajoutons encore certaines activites manuelles et,
naturellement, la menace avec une arme.
L application et la traduction de ces symholes sont
moins simples que vous ne le croyez peut-etre. L une et
1 autre comportent nombre de details inattendus. C est
ainsi que nous constatons ce fait incroyable queles diffe
rences sexuelles sont souvent a peine marquees dans ces
representations symboliques. Nombre de symboles desi-
gnent un organe genital en general masculin ou
ieminin, peu importe : tel est le cas des symboles ou
figurent un petit enfant, une petite fille, un petit ills.
D autres fois, un symbole masculin sert a designer une
partie de Fappareil genital feminin, et inversement. Tout
cela reste incomprehensible, tantqu on n est pas au cou-
rant du developpement des representations sexuelles des
hommes. Dans certains cas cette ambiguite des symboles
peut n etre qu apparente ; et les symboles les plus frap-
pants, tels que poche, arme, boite, n ont pas cette appli
cation bisexuelle.
Commencant, non par ce que le symbole represente,
mais par le symbole lui-meme, je vais passer en revue les
domainesauxquels les symboles sexuels sont empruntes,
en faisant suivre cette recherche de quelques conside
rations relatives principalement aux symboles dont le
facteur commun reste incompris. Nous avons un sym
bole obscur de ce genre dans le chapeau, peut-etre dan
tout couvre-chef en general, a signification generalement
masculine, mais parfois aussi feminine. De merne man-
teau sert a designer un homme, quoique souvent a un
point de vue autre que le point de vue sexuel. Vous
etes libre d en demander la raison. La cravate qui
descend sur la poitrine et qui n est pas portee par
la femme, est manifestement un symbole masculin.
Linge blanc, toile sont en general des symboles femi-
nins ; habits, uniformes sont, nous le savons deja,
des symboles destines a exprimer la nudite, les for
mes du corps ; soulier, pantoufle designent symbolique-
ment les organes genitaux de la femme. Nous avons
deja parle de ces symboles enigmatiques, maissurement
feminins, que sont la table, le hois. Echclle, es^alizr,
rampe, ainsi que 1 acte de monter sur une eclielle, etc,.
LE SYMBOLISME DANS LE REVE 170
sont certainement des symboles exprimant les rapport*,
sexuels. Eny reflechissantde pres, nous trouvons conime
facteur commun la rythmique de 1 ascension, peut-etre
aussi le crescendo de { excitation : oppression, a mesure
qu on monte.
Nous avons deja mentionne le pay sage, en tant que
representation de Fappareil genital de la femme. Mon-
lagne et rocker sont des symboles du membre masculin,
jardin est un symbole frequent des organes genitaux de
la femme. Le fruit designe, non 1 enfant, mais le sein.
Les animaux sauvages servent a representer d abord des
hommes passionnes, ensuite les mauvais instincts, les
passions. Boutons et fleurs designent les organes geni
taux de la femme, et plus specialement la virginite. Rap-
pelez-vous a ce propos que les boutons sont effective-
mentles organes genitaux des plantes. Nous connaissons
deja le symbole chambre. La representation se develop-
pant, les fenetres, les entrees et sorties de la chambre
acquierent la signification d ouvertures, d orifices du
corps. Chambre ouverte, chambre close font partie du
meme symbolisme, et la clef qui ouvre est incontestable-
inent un symbole masculin.
Tels sont les materiaux qui entrent dans la composi
tion du symbolisme dans les reves. Us sont d ailleurs
loin d etre complets, etnotre expose pourrait etre etendu
aussi bien en largeur qu en profondeur. Mais je pense
que mon enumeration vous paraitra plus que suffisante.
II se peut m6me que vous me disiez, exasperes : a vous
entendre, nous ne vivrions que dans un monde de sym
boles sexuels. Tous les objets qui nous entourent, tous
les habits que nous mettons, toutes les choses que nous
prenons a la main, ne seraient done, a votre avis, que
des symboles sexuels, rien de plus ? Je conviens qu il
y a la des choses faites pour etonner, et la premiere ques
tion qui se pose tout naturellement est celle-ci : com
ment pouvons-nous connaitre la signification des sym
boles des reves, alors que le reveur lui-meme ne nous
fournit a leur sujet aucun renseignement ou que des
renseignements tout a fait insuffisants?
Je reponds : cette connaissance nous vient dediverses
sources, des contes et des mythes, de farces et face ties,
du folk-lore, c est-a-dire de 1 etude des moeurs,
176 LE REVE
proverbes et chants de differents peuples, du langage
poetique etdu langage commun. Nousy retrouvons partout
3e meme symbolisme que nous comprenons souvent sans
la moindre difficulte. En examinant ces sources les unes
apres les autres, nous y decouvrirons un tel parallelisme
avec le symbolisme des reves que nos interpretations
sortiront de cet examen avec une certitude accrue.
Le corps humain, avons-nous dit, est souvent repre-
sente, d apres Schemer, par le symbole de la maison ;
or, font egalement partie de ce symbole les fenetres,
portes, portes-cocheres qui symbolisent les acces dans
les cavites du corps, les facades, lisses ou garnies de
saillies et de balcons pouvant servir de points d appui.
Ce symbolisme se retrouve dans notre langage courant :
c est ainsi que nous saluons familierement un vieil ami
en le traitant de vieille maison et que nous disons de
quelqu un que tout n est pas en ordre a son etage
superieur .
II parait a premiere vue bizarre que les parents soient
representes dans les reves sous 1 aspect d un couple
royal ou imperial. Ne croyez-vous pas que dans beau-
coup de contes qui commencent par la phrase : II etait
one fois un roi et une reine , on se trouve en presence
d une substitution symbolique de la phrase : II etait
one fois un pere et une mere? Dans les families, on
appelle souvent les enfants, en plaisantant,/>rmces, Faine
recevant le litre de Kronprinz. Le roi lui-meme se fait
appeler le pere du pays. C est encore en plaisantant que
les petits enfants sont appeles vers et que nous disons
d eux avec compassion : les pauvres petits vers (das arme
Wurni),
Mais revenons au symbole maison et a ses derives.
Lorsqu en reve nous .utilisons les saillies des maisons
comme points d appui, n y a-t-il pas la une reminiscence
de la reflexion bien connue que les gens du peuple for-
mulent lorsqu ils rencontrent une femme aux seins for-
tement developpes : il y a la a quoi s accrocher? Dans la
sneme occasion, les gens du peuple s expriment encore
autrement, en disant: Voila une femme qui a beaucoup
de bois devant sa maison , comme s ? ils voulaientconfir-
mer notre interpretation qui voit dans le bois un sym-
l>cle feminin, maternel
LE SYMBOUSME DANS LE RfiVE 177
A propos debois, nous ne reussironspas a comprendre
la raison qui en a fait un symbole du maternel, dufemi-
nin, si nous n invoquons pas 1 aide de la lingtiistique
comparee. Notre mot allemand Hols (bois) aurait la
meme racine que le mot grec uXyj, qui signifie matiere,
matiere brute. Mais il arrive souvent qu un mot gene-
rique finit par designer un objet particulier. Or, il existe
dans rAtlantique une ile appelee Madere, noin qui lui a
ete donne paries Portugais lors de sa decouverte,parce
qu elle etait alors couverte de forets. Madeira signifie
precisement en portugais bois. Vous reconnaissez sans
doute dans ce mot madeira le mot latin materia legere-
ment modifie et qui a son tour signifie matiere en gene
ral. Or, le mot materia est un derive de mater, mere. La
matiere dont une chose est faite est comme son apport
maternel. C est done cette vieille conception qui se
perpetue dans Fusage symbolique de bois pour femme,
mere.
La naissance se trouve regulierement exprimee dans
le reve par 1 intervention de Feau : on se plonge dans
1 eau ou on sort de 1 eau, ce qui veut dire qu on enfante
ou qu on nait. Or, n oubliez pas que ce symbole pent
etre considere comme se rattachant doublement a la
verite transformiste : d une part (et c est la un fait tres
recule dans le temps) tous les mammiferes terrestres, y
compris les ancetres de rhomme, descendent d animaux
aquatiques ; d autre part, chaque mammifere, chaque
homme passe la premiere phase de son existence dans
1 eau, c est-a-dire que son existence embryonnaire se
passe dans le liquide placentaire de 1 uterus de sa mere,
et naitre signifie pour lui sortir de 1 eau. Je n affirmepas
que le reveur sache tout cela, mais j estime aussi qu il
n a pas besoin de le savoir. Le reveur sait sans doute
des choses qu on lui avait racontees dans son enfance ;
mais meme au sujetdeces connaissances j affirme qu elle
n ont contribue en rien a la formation du symbole. On
lui a raconte jadis que c est la cigogne qui apporte les
enfants. Mais ou les trouve-t-elle? Dans la riviere, dans
le puits, done toujours dans 1 eau. Un de mes patients,
alors tout jeune enfant, ayant entendu raconter cette
histoire, avait disparu pour tout un apres-midi. On finit
par le retrouver au bord de 1 etang du chateau qu il
178 LE UEVE
habitait, le visage penche sur 1 eau et cherchant a aper-
cevoir an fond les petits enfants.
Dans les mythes relatifs a la naissance de heros, que
O Rank avail soumis a one analyse comparee (le plus
ancien est celui concernant la naissance du roi Sargon,
d Agade, en Tan 2800 av. J.-Ch.), rimmersion dans 1 eau
et le sauvetage de 1 eau jouent un role predominant.
Rank a trouve qu il s agit la de representations symbo-
liques de la naissance, analogues a celles qui se mani-
festent dans le reve. Lorsqu on reve qu on sauve une
personne de 1 eau, on fait de cette personne sa mere ou
une mere tout court ; dans le mythe, une personne qui
a sauve un enfant de 1 eau, avoue etre la veritable mere
de cet enfant. II existe une anecdote bien connue ou Ton
demande a un petit juif intelligent : Qui fut la mere de
Mo ise ? Sans hesiter, il repond : La princesse. -Mais
non, lui objecte-t-on, celle-ci Fa seulement sauve des
eaux. G est-elle qui le pretend , replique-t-il, mon-
trarit ainsi qu il a trouve la signification exacte du mythe.
Le depart symbolise dans le reve la mort. Et, d ailleurs,
lorsqu un enfant demande des nouvelles d une personne
qu il n a pas vue depuis longtemps, on a rhabitude de lui
repondre, lorsqu il s agit d une personne decedee, qu elle
est partie en voyage. Ici encore je pretends que le sym-
bole ri a rien a voir avec cette explication a 1 usage des
enfants. Le poete se sert du meme symbole lorsqu il
parle de 1 au dela comme d un paysinexplore d ou aucun
voyageur (no traveller) ne revient. Meme dans nos
conversations journalieres, il nous arrive souvent de
parler du dernier voyage. Tous les connaisseurs des
anciens rites savent que la representation d un voyage
au pays de la mort faisait partie dela religion del Egypte
ancienne. II reste de nombreux exemplaires du livre des
morts qui, tel un Baedeker, accompagnait lamomie dans
ce voyage. Depuis que les lieux de sepulture ont ete
separes des lieux d habitation, ce dernier voyage du mort
etait devenu une realite.
De meme le symbolisme genital n est pas propre au
reve seulement. II est arrive a chacun de vous depousser,
ne fut-ce qu une fois dans la vie, 1 impolitesse jusqu a
trailer une femme de vieille boite , sans savoir peut-
etre que ce disant vous vous serviez d un symbole geni-
LE SYMBOLISME DANS LE REVE
tal. II est dit dans le Nouveau Testament : la femme est
un vase faible. Les livres sacres des Juifs sont, dans levir
style si proche de la poesie, remplis d expressions em-
pruntees au symbolisme sexuel, expressions qui n ont
pas toujours ete exactement comprises et dont Finter-
pretation, dans le Cantique des Cantiques par exemple,
a donne lieu a beaucoup de malentendus. Dans la litte-
rature hebra ique posterieure on trouve tresfrequemment
le symbole qui represente la femme comme une maison
dont la ,porte correspond a 1 orifice genital. Le mari se
plaint par exemple, dans le cas de perte de virginite,
d avoir trouve la porte ouverte. La representation de la
femme par le symbole table se rencontre egalement dans
cette litterature. La femme dit de son mari : je lui ai
dresse la table, mais il la retourna. Les enfants estropies
naissent pour la raison que le mari retourne la table.
J emprunte ces renseignements a une monographie de
M. L. Levy, de Brimn, sur Le symbolisme sexuel dans la
Bible et le Talmud.
Ce sont les etymologistes qui ont rendu vraisemblable
la supposition que le bateau est une representation sym-
bolique de la femme : le nom Schiff (bateau), qui servait
primitivement a designer un vase en argile, ne serait en
realite qu une modification du mot Schaff (ecuelle). Que
four soit le symbole de 1& femme et de la matrice, c est
ce qui nous est confirme par la legende grecque relative
a PeriandredeCorinthe et a sa femme Melissa. Lorsque,
d apres le recit d Herodote,, le tyran, apres avoir par
jalousie tue sa femme bien-aimee, adjura son ombre de
lui donner de ses nouvelles, la morte revela sa presence
en rappelanta Periandre qu il avait mis son pain dans un
four froid, expression voilee, destinee a designer un acte
qu aucune autre personne ne pouvait connaitre. Dans
YAnthropophyteia, publiee par F.-S. Kraus et qui constitue
une mine de renseignements incomparable pour tout ce
qui concerne la vie sexuelle des peuples, nous lisons que
dans certaines regions de FAllemagne on dit d une
femme qui vient d accoucher : son four sest effondre. La
preparation du feu, avec tout ce qui s y rattache, est
perietree profondement de symbolisme sexuel. La flamme
symbolise toujours 1 organe genital de 1 homme, et le
foyer le giron feminin.
i So LE RVE
Si vous trouvez etonnant que les paysages servent si
frequemment dans les reves a representer symbolique-
mentl appareil genital de la femme, laissez-vous instruire
par les mythologistes qui vous diront quel grand role la
terre nourriciere a toujours joue dans les representations
et les cultes des peuples anciens et a quel point la con
ception de 1 agriculture a ete determinee par ce symbo-
lisme. Vous serez tentes de chercher dans le langage
courant les raisons qui, dans les reves, font de chambre
la representation symbolique de la femme : ne dit-on pas
(en allemand) Frauenzimmer (chambre de la femme), au
lieu de Frau (femme), remplacant ainsi la personne
humaine par I emplacement qui lui est destine? Nous
disons de memela Sublime Porte , designant par cette
expression le sultan et son gouvernement ; de meme
encore le mot Pharaon qui servait a designer les souve-
rains de 1 ancienne Egypte signifiait grande cour >
(dansl ancien Orient les cours disposees entreles doubles,
portes de la ville etaient des lieux de reunion, tout
comme les places de marche dans le monde classique).
Je pense cependant que cette filiation est un peu trop
superficielle. Je croirais plutot que c est en tant qu elle
designe 1 espace dans lequel Thomme se trouve enferme
que chambre est devenu symbole de femme. Le symbole
maison nous est deja connu sous ce rapport ; la mytho-
logie et le style poetique nous autorisent a admettre
comme autres representations symboliquesde la femme :
chateau-fort, forteresse, chateau, ville. Le doute, en ce
qui concerne cette interpretation, n est permis que
lorsqu on se trouve en presence de personnes ne parlant
pas allemand et, par consequent, incapables de nous
comprendre. Or, j ai eu, au cours de ces dernieres
annees, Foccasion de trailer un grand nombrede patients
etrangers et je crois me rappeler que dans leurs reves,
malgre 1 absence de toute analogic entre ces deux mots
dans leurs langues maternelles respectives, chambre
signifiait toujours femme (Zimmer^ouv Frauenzimmer). II
y a encore d autres raisons d admettre que le rapport
symbolique pent depasser les limites linguistiques, fait
qui a deja ete reconnu par Tinterpretedes reves Schubert
(1862). Je dois dire toutefois qu aucun de mes reveurs.
n igriorait totalement lalangue allemande, de sorte que
LE SYMBOL1SME DANS LE REVE i&t
je dois laisser le soin d etablir cette distinction aux
psychanalystes a meme de reunir dans d autres pays des
observations relatives a des personnes ne parlant qu une
seule langue.
En ce qui concerne les representations symboliques
de 1 organe sexuel de I homme, il n en est pas une qui
ne se trouve exprimee dans le langage courant sous une
forme comique, vulgaire ou, comme parfois chez les
poetes de 1 antiquite, sous une forme poetique. Parmi
ces representations figurent non seulement les symboles
qui se manifestent dans les reves, mais d autres encore,
comme par exemple divers outils, et principalement la
charrue. Du reste, la representation symbolique de
1 organe sexuel masculin touche a un domaine tres
etendu, tres controverse et dont, pour desraisons d eco-
nomie, nous voulons nous tenir a distance. Nous ne
ferons quelques remarques qu a propos d un seul de ces
symboles hors serie : du symbole de la trinite (3). Lais-
sons de cote la question de savoir si c est a ce rapport
symbolique que le nombre 3 doit son caractere sacre.
Mais ce qui est certain, c est que si des objets composes
de trois parties (trefles a trois feuilles, par exemple) ont
donne leur forme a certaines armes et a certains
emblemes, ce fut uniquement en raison de leur signifi
cation symbolique.
La fleur de lys francaise a trois branches et le Triskeles
(trois os demi-courbes partant d un centre commun), cea
bizarres armoiries de deux iles aussi eloignees Tune de
1 autre que la Sicile et Isle of Man ne seraient egalement,
a mon avis, que des reproductions symboliques, stylisees,
de 1 appareil genital de I homme. Les reproductions de
1 organe sexuei masculin etaient considerees dans Tanti-
quite comme de puissants moyens de defense (Apotro-
paea) contre les mauvaises influences, et il faut peut-etre
voir une survivance de cette croyance dans le fait que
meme de nos jours toutes les amulettes porte-bonheur
ne sont autre chose que des symboles genitaux ou sexuels.
Examinez une collection de ces amulettes portees autour
du cou en forme de collier : vous trouverez un trefle a
quatre feuilles, un cochon, un champignon, un fer a
cheval, un-e echelle, un ramoneur de cheminees. Le trefle
a quatre feuilles remplace le trefle plus proprement sym~
I 82 LE REVE
bolique a trois feuilles ; le cochon estun ancien symbole
de la fecondite ; le champignon estim symbole incontes
table du penis, et il est des champignons qui, tel le Phal
lus impudicus,doivent leur nom a leur ressemblance frap-
pante avec Forgane sexuel de 1 homme ; le fer a cheval
reproduit les contours de 1 orifice genital de la femme,
et le ramoneur qui porte Fechelle fait partie de la collec
tion, parce qu il exerce une de ces professions auxquelles
le vulgaire compare les rapports sexuels (voir YAnthropo-
phyteia). Nous connaissons deja Fechelle comme faisant
partie du symbolisme sexuel des reves ; la langue alle-
mande nous vient ici en aide en nous montrant que le
mot monter est employe dans un sens essentiel-
lement sexuel. On dit en allemand : G monter apres les
femmes et un vieux monteur . En francais, ou le
mot allemand Stufe se traduit par le mot marche, on
appelle un vieux noceur un vieux marcheur . Le fait
que chez beaucoup d animaux I accouplement s accomplit,
le male etant a califourchon sur la femelle, n est sans
doute pas etranger a ce rapprochement.
L arrachage d une branche, comme representation sym-
bolique de 1 onanisme, ne correspond pas seulement aux
designations vulgaires de 1 acte onaaique, mais possede
aussi de nombreuses analogies mythologiques. Mais ce
qui est particulierement remarquable, c est la represen
tation de 1 onanisme ou, plutot de la castration envisa-
gee comme un chatiment pour ce peche, par la chute on
1 extractioii d une dent : Fanthropologie nous offre en effet
un pendant a cette representation, pendant que peu de
reveurs doivent connaitre. Je ne crois pas me tromper
en voyant dans la circoncision pratiquee chez tant de peu-
ples un equivalent ou un sraccedane de la castration. Nous
savons en outre que certaines tribus primitives du con
tinent africain pratiquent la circoncision a litre de rite
de la puberte (pour celebrer 1 entree du jeune homme
dans Fage viril), tandis que d autres tribus, voisines de
celles-la, remplacent la circoncision par 1 arrachement
d une dent.
Je termine mon expose par ces exernples. Ce ne sont
que des exemples ; nous savons davantage la-dessus, et
vous vous imaginez sans peine combien plus variee et
interessante serait une collection de ce genre faite, non
LE SYMBOLISME DANS LE REVE i83
par des dilettanti comme nous, mais par des specia-
listes en anthropologie, mythologie, linguistique et folk
lore. Mais le pen que nous avons dit comporte certaines
conclusions qui, sans pretendre epuiser le sujet, sont de
nature a faire refleehir.
Et, tout d abord, nous sommes en presence de ce fait
que le reveur a a sa disposition le mode d expression
symbolique qu il ne connait ni ne reconnait a Tetat de
veille. Ceci n est pas moins fait pour vous etonner que
si vous appremez que votre femme de chambre comprend
le Sanscrit, alors que vous savez pertinemment qu elle
est nee dans un village cle Boheme et n a jamais etudle
cette langue. II n est pas facile de nous rendre compte
de ce fait a 1 aide de nos conceptions psychologiques.
Nous pouvons dire seulement que chezle reveur la con-
naissance du symbolisme est inconsciente, qu elle fait
partie de sa vie psychique inconsciente. Mais cette expli
cation ne nous mene pas bienloin. Jusqu a present nous
n avions besoin d admettre que des tendances ineon-
scientes, c est-a-dire des tendances qu on ignore momen-
tanement ou pendant une duree plus on moins longue.
Mais cette fois il s agit de quelque chose de plus : de con-
riaissances inconscientes, de, rapports inconscients entre
certaines idees, de comparaisons inconscientes entre
divers objets, comparaisons a la suite desquelles un cle
ces objets vient s installer d une facon permanemte a la
place del autre. Ces comparaisons ne sont pas effectuees
chaque iois pour les besoins de la cause elles sont faites
une fois pour toutes et toujours pretes Nous en avons
la preuve dans le fait qu elles sont identiques chez les
personnes les plus differentes, malgre les differences de
langue.
D ou peut venir la connaissance de ces rapports symbo-
liques? Le langage courant n en fournit qu une petite
partie. Les nombreuses analogies que peuvent offrir
d autres domaines sont le plus souvent ignorees du reveur ;
et ce n est que peniblement que nous avons pu nous-
memes en reunir un certain nombre.
En deuxieme lieu, ces rapports symboliques n appar-
tiennent pas en propre au reveur et ne caracterisent pas
uniquement le travail qui s accomplit au cours des reves.
Nous savons deja que les mythes et les contes, le peuple
l84 LE REVE
dans ses proverbes et ses chants, le langage courant et
I imagination poetique utilisent le meme symbolisme.
Le domaine du symbolisme est extraordinairement grand,
et le symbolisme des reves n en est qu une petite province ;
et rien n est moins indique que des attaquer auprobleme
entier en partant du reve . Beaucoup des symboles employes
ailleurs ne se manifestent pas dans les reves on ne s y
manifestent que rarement ; et quant aux symboles des
reves, il en est beaucoup qu on ne retrouve pas ailleurs
ou qu on ne retrouve, ainsi que vous 1 avez vu, que ca et
la. On a 1 impression d etre en presence d un mode d ex-
pression ancien, mais disparu, sauf quelques restes dis-
semines dans differents domaines, les uns ici, les autres
ailleurs, d autres encore conserves, sous des formes lege-
rement modiflees, dans plusieurs domaines. Je me sou-
viens a ce propos de la fantaisie d un interessant aliene
qui avait imagine Fexistence d une langue fondamen-
tale dont tons ces rapports symboliques etaient, a son
avis, les survivances.
En troisieme lieu, vous devez trouver surprenant que
le symbolisme dans tous les autres domaines ne soit pas
necessairement et uniquement sexuel, alors que dans les
reves les symboles servent presque exclusivement a 1 ex-
pression d objets et de rapports sexueis. Ceci n est pas
facile a expliquer non plus. Des symboles primitivement
sexueis auraient-ils recu dans la suite une autre applica
tion, et ce changement d application aurait-il entraine
pen a peu leur degradation, jusqu a la disparition de leur
caractere symbolique? II est evident qu on ne peut
repondre a ces questions tant qu on ne s occupe que du
symbolisme des reves. On doit seulement maintenir le
principe qu il existe des rapports particulierement etroits
entre les symboles veritables et la vie sexuelle.
Nous avons recu dernierement, concernant ces
rapports, une importante contribution. Un linguiste,
M. H. Sperber (d Upsala), qui travailta independamment
de la psychanalyse, a pretendu que les besoins sexueis
ont joue un role des plus importants dans la naissance
et le developpementde la langue. Les premiers sons arti-
cules avaient servi a communiquer des idees et a appeler
le partenaire sexuel ; le developpement ulterieur des
racines de la langue avait accompagne rorgani$ation du
LE SYMBOLISME DANS LE REYE i85
travail dans 1 humanite primitive. Les travaux etaierit
effectues en commun et sous 1 accompagnement de mots
et d expressions rythmiquement repetes. L interetsexuel
s etait ainsi deplace pour se porter sur le travail. On
dirait que I homme primitif ne s est resigne au travail
qu en en faisant I equivalent et la substitution de 1 activite
sexuelle. C est ainsi que le mot lance aueours du travail
en commun avait deux sens, 1 un exprimantl acte sexuel,
Fautre le travail actif qui etait assimile a cet acte. Peu a
peu le mot s est detache de sa signification sexuelle pour
s attacher definitivement au travail. II en fut de meme
chez des generations ulterieuresqui, apres avoir invente
un mot nouveau ayant une signification sexuelle, 1 ont
applique a un nouveau genre de travail. De nombreuses
racines se seraient ainsi formees, ayant toutes une ori-
gine sexuelle et ayant fini par abandonner leur significa
tion sexuelle. Si ce schema que nous venons d esquisser
est exact, il nous ouvre une possibilite de comprendre
le symbolisme des reves, de comprendre pourquoi le
reve, qui garde quelque chose de ces anciennes condi
tions, presente tant de symboles se rapportant a la vie
sexuelle, pourquoi, d une facon generale, les armes et
les outils serventde symboles masculins, tandis que les
etoffes et les objets travailles sont des symboles femi-
nins. Le rapport symbolique serait une survivance de
1 ancienne identite de mots ; des objets qui avaient porte
autrefois les memes noms que les objets se rattachant a
la sphere et a la vie genitales apparaitraient maintenant
dans les reves a titre de symboles de cette sphere et de
cette vie.
Toutes ces analogies evoquees a propos du symbolisme
des reves vous permettront de vous faire une idee de la
psychanalyse qui apparait ainsi comme une discipline
d un interet general, ce qui n est le cas ni cle la psycho
logic ni de la psychiatric. Le travail psychanalytique
nous met en rapport avec une foule d autres sciences
morales, telle que la mythologie, la linguistique, le folk
lore, la psychologic des peuples, la science des religions,
dont les recherches sont susceptibles de nous fournir
les donnees les plus precieuses. Aussi ne trouverez-vous
pas etonnant que le mouvement psychanalytique ait
abouti a la creation d un periodique consacre unique-
LE REVE
ment a 1 e tu.de de ces rapports : je veux parler dela revue
Imago, fondee en 1912 par Hans Sachs et Otto Rank.
Dans tons ses rapports avec les autres sciences, la psy-
chanalyse donne plus qu elle ne recoil. Certes, les
resultats souvent bizarres annonces par la psychanalyse
deviennent plus acceptables du fait de leur confirmation
par les recherches effectuees dans d autres domaines ;
mais c est la psychanalyse q-ui fournit les methodes
techniques et etablit les points de vue dont I application
doit se montrer feconde dans les autres sciences. La
recherche psychanalytique decouvre clans la vie psychi-
que de Tindividu humain des faits qui nous permettent
de resoudre ou de mettre sous leur vrai jour plus d une
enigme de la vie collective des homines.
Maisje ne vous ai pas encore dit dans quelles circon-
stances nous pouvons obtenir la vision la plus profonde
de cette presumee langue fondamentale , quel est le
domaine qui en a conserve les restes les plus nombreux.
Tant que vous ne le saurez pas, il vous sera impossible
de vous rendre compte de toute Fimportance du sujet
Or, ce domaine est celui des nevroses ; ses materiaux sont
constitues par les symptomes et autres manifestations
des sujets nerveux, symptomes et manifestations dont
Fexplication et le traitement torment precisement Fob jet
de la psychanalyse.
Mon quatrieme point de vue nous ram<bne done a notre
point de depart et nous oriente dans la direction qui nous
est tracee. Nous avons dit qu alors meme que la censure
des reves n existerait pas, le reve ne nous serait pas plus
intelligible, car nous aurionsalors a resoudre le probleme
qui consiste a traduire le langage symbolique du reve
clans la langue de notre pensee eveillee. Le symbolisme
est done un autre facteur de deformation des reves, inde-
pendant de la censure. Mais nous pouvons supposer qu il
est commode pour la censure de se servir du symbolisme
qui concourt au meme but: rendre le reve bizarre et
incomprehensible.
L etude ulterieure du reve peut nous faire decouvrir
encore un autre facteur de deformation. Mais je ne veux
pas quitter la question du symbolisme sans vous rappeler
une fois de plusl attitude enigmatique que les personnes
cultivees out cru devoir adopter a son egard : attitude
LE SYMBOLISMS DANS LE REVE 187
toute de resistance, alors que Fexistence du symbolisme
est demontree avec certitude dans le mythe, la religion,
Tart et la langue qui sont d un bout, a 1 autre penetres
de symboles. Faut-il voir la raisoii de cette attitude dans
les rapports que nous avons etablis entre le symbolisme
des reves et la sexualile?
CHAPITR^ XI
L ELABORATION DU
Si vous avez reussi a vous faire une idee du meca-
nisme de la censure et de la representation symbolique,
vous serez a meme de comprendre la plupart des reves,
sans toutefois connaitre a fond le mecanisme de la de
formation des reves. Pour comprendre les rves, vous
vous servirez en effet des deux techniques qui se com-
pletent mutuellement : vous ferez surgir chez le rveur
des souvenirs, jusqu a ce que vous soyez amene de la
substitution an substrat meme du reve, et vous rempla-
cerez, d apres vos connaissances personnelles, les sym-
boles par leur signification. Vous vous trouverez, au
cours de ce travail, en presence de certaines incerti
tudes. Mais il en sera question plus tard.
Nous pouvons maintenant reprendre un travail que
nous avons essaye d aborder anterieurement avec des
moyens insuffisants. Nous voulions notamment etablir
les rapports existant entre les elements des reves et leurs
substrats et nous avons trouve que ces rapports etaient
au nombre de quatre : rapport d une partie au tout,
approximation ou allusion, rapport symbolique et repre
sentation verbale plastique. Nous allons entreprendre le
rneme travail sur une echelle plus vaste, en comparant
le contenu manifeste du reve dans son ensemble au reve
latent tel que nous le revele 1 interpretation.
J espere qu il ne vous arrivera plus de confondre le
reve manifeste et le reve latent. En rnaintenant cette
distinction toujours presente a 1 esprit, vous aurez ga-
gne, au point de vue de la comprehension des reves,
plus que la plupart des lecteurs de ma Traumdeutuny .
Laissez-moi vous rappeler que le travail qui transforme
le reve latent en reve manifeste s appelle elaboration du
rve. Le travail oppose^, celui qui veut du r6ve manifeste
L ixABQRATION DU REVE 189
arriver au reve latent, s appelle travail d interpretation.
Le travail d interpretation cherche a supprimer le travail
d elaboration. Les reves du type infantile, dans lesquels
nous avons reconnu sans peine des realisations de de- #
sirs, n en ont pas moins subi une certaine elaboration,
et notamment la transformation du desir en une realite,
et le plus souvent aussi celle des idees en images vi-
suelles. Ici nous avons besoin, non d une interpretation,
mais d un simple coup d oeil derriere ces deux transforma
tions. Ce qui, dans les autres reves, vient s ajouter au
travail d elaboration, constitue ce que nous appelons la
deformation du reve, et celle-ci ne peut etre supprimee
que par notre travail d interpretation.
Ayant eu 1 occasion de comparer tin grand nombre
d interpretations de reves, je suis a meme de vous
exposer d une facon synthetique ce que le travail d ela
boration fait avec les materiaux des idees latentes des
reves. Je vous prie cependant de ne pas tirer de conclu
sions trop rapides de ce que je vais vous dire. Je vais
seulement vous presenter une description qui demande
a etre ecoutee avec una-calme attention.
Le premier effet du travail d elaboration d un reve
consiste dans la condensation de ce dernier. Nous vou-
lons dire par la que le contenu du reve manifeste est
plus petit que celui du reve latent, qu il represente par
consequent une sorte de traduction abregee de celui-ci.
La condensation peut parfois faire defaut, mais elle
existe d une facon grenerale et est souvent considerable.
o
On n observe jamais le contraire, c est-a-dire qu il n ar-
rive jamais que le reve manifeste soit plus etendu que le
reve latent et ait un contenu plus riche. La condensa
tion s effectue par un des trois procedes suivants : i cer
tains elements latents sont tout simplement elimines ;
2 le reve manifeste ne recoit que des fragments de cer
tains ensembles du reve latent; 3 des elements latents
ayant des traits communs se trouvent fondus ensemble
dansle reve manifeste.
Si vous le voulez, vous pouvez reserver le terme
condensation a ce dernier precede setil. Ses effets
sont particulierement faciles a demontrer. En vous re-
memorant vos propres reves, vous trouverez facilement
des cas de condensation de plusieurs personnes en une
FFEUD. i a
LE REVE
seule. Une personne composee de ce genre a f aspect de
A, est mise comme B, fait quelque chose qui rappelle C,
et avec tout cela nous savons qu il s agit de D. Dans ce
melange, se trouve naturellement mis en relief un carac-
tere ou attribut commun aux quatre personnes. On pent
de meme former un compose de plusieurs objets ou loca-
lites, a la condition que les objets ou les localites en
question possedent un trait ou des traits communs que
le reve latent accent ae d une facon particuliere. II se
forme la comme une notion nouvelle et ephemere ayant
pour noyau Telement commun. De la superposition des
unites fondues en un tout composite resulte en general
une image aux contours vagues, analogue a celle qu on
obtient en tirant plusieurs photographies sur la meme
plaque. Le travail d elaboration doit etre fortement inte-
resse a la production de ces formations composites, car
il est facile de trouver que les traits communs qui en
sont la condition sont crees intentionnellement la ou ils
font defaut, et cela, par exemple, par le choix de 1 expres-
sion verbale pour une idee. Nous connaissons deja des
condensations et des formations composites de ce
genre ; nous les avons vus notamment jouer un certain
role dans certains cas de lapsus. Rappelez-vous le jeune
homme qui voulait begleit-digen (mot compose de
begleiten, accompagner, et beleidigen, manquer de
respect) une dame. II existe en outre des traits d esprit
dont la technique se reduit a une condensation de ce
genre. Mais, abstraction faite de ces cas, le procede en
question apparait comme tout a fait extraordinaire et
bizarre. La formation de personnes composites dans les
reves a, il est vrai, son pendant dans certaines creations
de notre fantaisie qui fond souvent ensemble des ele
ments qui ne se trotivent pas reunis dans 1 experience :
tels les centaures et les animaux legendaires de la mytho-
logie ancienne ou des tableaux de Bocklin. D ailleurs,
1 imagination creatrice est incapable d inventer quoi
que ce soit : elle se contente de reunir des elements
separes les uns des autres. Mais le procede mis en oeuvre
par le travail d elaboration presente ceci de particulier
que les materiaux dont il dispose consistent en idees,
dont certaines peuvent etre indecentes et inacceptables,
mais qui sont toutes formees et exprimees correctement
L ELABORATION DU REVE tgt
Le travail d elaboration donne a ces idees une autre
forme, et il est remarquable et incomprehensible que
dans cette transcription ou traduction comme en une
autre langue il se serve du procede de la fusion ou de la
combinaison. Une traduction s applique generalement
a tenir compte des particularites du texte et a ne pas
confondre les similitudes. Le travail d elaboration, au
contraire, s efforce a condenser deux idees differentes,
en cherchant, comme dans un calembour, un mot a plu-
sieurs sens dans lequel puissent se rencontrer les deux
idees. II ne faut pas se hater de tirer des conclusions de
cette particularity qui peut d ailleurs devenir importante
pour la conception du travail d elaboration.
Bien que la condensation rende le reve obscur, on n a
cependant pas 1 inipression qu elle soit un effet de la
censure. On pourrait plutot lui assigner des causes me-
caniques et economiques ; mais la censure y trouve son
compte quand meme.
Les effets de la condensation peuvent etre tout a fait
extraordinaires. Elle rend a 1 occasion possible de reunir
dans un reve manifeste deux series d idees latentes tout
a fait difierentes, de sorte qu on peut obtenir une inter
pretation apparemment satisfaisante d un reve, sans
s apercevoir de la possibilite d une interpretation au
deuxieme degre.
La condensation a encore pour effet de troubler, de
compliquer les rapports entre les elements du reve
latent et ceux du reve manifeste. C est ainsi qu un ele
ment manifeste peut correspondre simultanement a plu-
sieurs latents, de meme qu un element latent peut parti-
ciper a plusieurs manifestes : il s agiraitdonc d une sorte
de croisement. On constate egalement, au cours de 1 in-
terpretation d un reve, que les idees surgissant a propos
d un element manifeste ne doivent pas etre utilisees au
fur et a mesure, dans 1 ordre de leur succession. II faut
souvent attendre j.usqu a ce que tout le reve ait recti son
interpretation.
Le travail d elaboration opere done une transcription
peu commune des idees des reves ; une transcription
qui n est ni une traduction mot a mot ou signe par signe,
ni un choix guide par une certaine regie, comme lors-
qu on ne reproduit que les consonantes d un mot, en
tg2 LE REVE
omettant les voyelles, ni ce qu on pourrait appeler un
remplacement, comme lorsqu on fait toujours ressortir
un element aux depens de plusieurs autres : nous nous
trouvons en presence de quelque chose de tout a fait
different et beaucoup plus complique.
Un autre effet du travail d elaboration consiste dans le
displacement. Celui-ci nous estheureusement deja connu ;
nous savons notamment qu il est entierement 1 oeuvre de
la censure des reves. Le deplacement s exprime de deux
manieres : en premier lieu, un element latent est rem
place, non par un de ses propres elements constitutifs,
mais par quelque chose de plus eloigne, done par une
allusion ; et, en deuxieme lieu, 1 accent psychique est
transfere d un element important sur un autre, pen
important, de sorte que le reve recoit un autre centre et
apparait etrange.
Le remplacement par une allusion existe egalement
dans notre pensee eveillee, mais avec une certaine diffe
rence. Dans la pensee eveillee, I allusion doit etre facile-
ment intelligible, et il doit y avoir entre I allusion et la
pensee veritable un rapport de contenu. Le trait d esprit
se sert souvent de I allusion, sans observer la condition
de 1 association entre les contenus ; il remplace cette
association par une association exterieure peu usitee,
fondee sur la similitude tonale, sur la multiplicite des
sens que possede un mot, etc. II observe cependant ri-
goureusement la condition de I intelligibilite ; le trait
d esprit manquerait totalement son effet si Ton ne pou-
vait remonter sans difficulte de I allusion a son objet.
Mais le deplacement par allusion qui s effectue dans le
reve se soustrait a ces deux limitations. Ici I allusion ne
presente que des rapports tout exterieurs et tres eloignes
avec 1 element qu elle remplace ; aussi est-elle inintelli-
gible, et lorsqu on veut remonter a Felement, 1 interpre-
tation de I allusion fait 1 impression d un trait d esprit
rate ou d une explication forcee, tiree par les cheveux. La
censure des reves n atteint son but que lorsqu elle reussit
a rendre introuvable le chemin qui conduit de I allusion
a son substrat.
Le deplacement de 1 accent constitue le moyen par
excellence de 1 expression des pensees. Nous nous en
servons parfois dans la pensee eveillee, pour produire
ELABORATION DU REVE 198
un effet comique. Pour vous donner une idee de cet effet,
je vous rappellerai 1 anecdote suivante : il y avail dans un
village un marechal-ferrant qui s etait rendu coupable
d un crime grave. Le tribunal decida que ce crime de-
vait &tre expie ; mais comme le marechal-ferrant 6tait le
seul dans le village et, par consequent, indispensable, et
que, par contre, il y avait dans le mme village trois
tailleurs, ce fut un de ceux-ci qui fut pendu a la place du
marechal.
Le troisieme effet du travail d elaboration est, au point
de vue psychologique, le plus interessant. II consiste en
une transformation d idees en images visuelles. Cela ne
veut pas dire que tous les elements constitutifs des idees
des reves subissent cette transformation ; beaucoup
d idees conservent leur forme et apparaissent comme
telles ou a titre de connaissances dans le reve manifeste ;
d un autre cote, les images visuelles ne sont pas la seule
forme que revetent les idees. II n en reste pas moins que
les images visuelles jouent unroleessentiel dans la forma
tion des reves. Cette partie du travail d elaboration est
la plus constante ; nous le savons deja, de meme que
nous connaissons deja la representation verbale plas-
tique )> des elements individuels d un reve.
II est evident que cet effet n est pas facile a obtenir.
Pour vous faire une idee des difficultes qu il presente,
imaginez-vous que vous ayez entrepris de remplacer un
leader- article politique par une serie d illustrations,
c est-a-dire de remplacer les caracteres d imprimerie par
des signes figures. En ce qui concerne les personnes et
les objets concrets dont il est question dans cet article,
il vous sera facile et, peut-etre, meme commode de les
remplacer par des images, mais vous vous heurterez aux
plus grandes difficultes des que vous aborderez la repre
sentation concrete des mots abstraits et des parties du
discours qui expriment les relations entre les idees :
particules, conjonctions, etc. Pour les mots abstraits,
vous pourrez vous servir de toutes sortes d artifices.Vous
chercherez, par exemple, a transcrire le texte de Farticle
sous une autre forme verbale peu usitee peut-etre, mais
contenant plus d elements concrets et susceptibles de
representation. Vous vous rappellerez alors que la plu-
part des mots abstraits sont des mots qui furent autre-
ig4 LE REVE
fois concrets et vous chercherez, pour autant que vous le
pourrez, a rernonter a leur sens primitivement concret.
Vous serez, par exemple, enchantes de pouvoir repre-
senter la possession (Besitzen) d un objet par sa signi
fication concrete qui est celle d etre ass-is sur (darauf-
sitzeri) cet objet. Le travail d elaboration ne precede pas
autrement. A une representation faite dans ces condi
tions il ne faut pas demander une trop grande precision.
Aussi ne tiendrez-vous pas rigueur au travail d elabora-
tion s il remplace un element aussi difficile a exprimer a
1 aide d images concretes que 1 adultere (Ehebrucli) 1 par
une fracture du bras (ArmbrucJi)^ . Connaissant ces de
tails, vous pourrez dans une certaine mesure corriger
\. Ehebruch, litte>alement : rupture de mariage.
2. Pendant que je corrigeai s les 6preuves de ces feuilles, il m est tomb6
par hasard sous les yeux un fait divers que je transcris ici, parce qu il apporte
une confirmation inattendue aux considerations qui precedent :
Le Chdtiment de Diea.
Fracture de bras (Arm6ruc/i) comme expiation pour un adultere (Ehebrucfi).
La femme Anna M..., epouse d un r^serviste, depose centre la femrne Cle"
mentine K... une plainte en adultere. Elle dit dans sa plainte que la femme
K... avail entretenu avec M... des relations coupables, alors q ue son prop re
marl etait sur le front d ou il lui envoyait meme 70 couronnes par mois. La
feirime K... avail d6ja recu du rnari <le la plaignante beaucoup d argent, alors
que la plaignaule elle-meme et son enfant souffrent de la faim et de la misere.
Les camarades de M... ont rapport^ a la plaignante que son mari a fr^quent6
avec la femme K... des debits de vin ou il restait jusqu a une heure tardive de
la nuit. One fois meme la femme K... a demand^ au mari de la plaignante,
en presence de plusieurs fantassins, s il ne se deciderait pas bientot h quitter
sa vieille , pour venir vivre avec elle. La logeuse de K... a souvent vu
le mari de la phsijjmmte dans le logement de sa maitresse, en tenue plus
que negligee. Devant un juge de Leopoldstadt, la femme K... a pretendu
hier e pas connaitre M... et ni6 par consequent et i plus forte raison toutes
relations intimes avec lui.
Mais le tmoin Albertiue M... dposa qu elle aA ait surpris la femme K...
en train d embrasser le mari de la plaignante.
Deja cntendu au cours d une stance anterieure a titre de temoin, M...
avail a son tour, ni toutes relations avec la femme K... Mais hier le juge
recoil une lettre dans laquelle M... retire son temoignage fait prec^demment
et*avoue avoir eu la femme K... pour maitresse jusqu au mois de juin der
nier. S il a ni6 toutes relations avec cette femme, lors du precedent interroga-
toire ce fut paroe qu elle etait venue le trouver et 1 avait suppli6 k genoux de
la sauver en n avouant rien. v Auiourd hui, ^crivait le temoin, je me sens
forc a dire au tribunal toute la veritS car, m tkant fractur^ le bras gauche,
\e considere cet accident comme un chatiment que Dieu m inflige pour moa
peche.
Le juge ayant constate que 1 action pumssable remontait a plus d une
annee, la plaignante a retir6 sa plainte et 1 inculpee a beneficie d un nori-
lieu.
^ELABORATION DU REVE 196
les maladresses de Fecriture figur6e lorsqu elle est ap-
pelee a remplacer 1 ecriture verbale.
Mais ces moyens auxiliaires manquent lorsqu il s agit
de representer des parties du discours qui expriment des
relations entre des idees : parce que, pour la raison
que, etc. Ces elements du texte ne pourront done pas
etre transiormes en images. De meme le travail d elabo-
ration des reves reduit le contenu des idees des reves a
leur matiere brute faite d objets et d aetivites.Vous devez
etre contents si vous avez la possibilite de traduire par
une plus grande finesse des images les relations qui ne
sont pas susceptibles de representation concrete. G est
ainsi en effet que le travail d elaboration reussit a expri-
mer certaines parties du contenu des idees latentes du
rve par les proprietes formelles du reve manifeste, par
le degre plus ou moins grand de clarte ou d obscurite
qu il lui imprime, par sa division en plusieurs frag
ments, etc. Le nombre des reves partiels en lesquels se
decompose un reve latent correspond generalement au
nombre des themes principaux, des series d idees dont
se compose ce dernier ; un bref reve preliminaire joue
par rapport au reve principal subsequent le role d une
introduction ou d une motivation ; une idee secondaire
venant s ajouter aux idees principales est remplacee dans
le reve manifeste par un changement de scene intercale
dans le decor principal dans lequel evoluent les evene-
ments du reve latent. Et ainsi de suite. La forme meme
des reves n est pas denuee d importance et exige, elle
aussi, une interpretation. Plusieurs reves se produisant
au cours de la meme nuit presentent souvent la meme
importance et temoignent d un effort de maitriser de plus
en plus une excitation d une intensite croissante. Dans
un seul et meme reve, un element particulierement difli-
cile peut etre represente par plusieurs symboles, par des
doublets .
En poursuivant notre confrontation entre les idees des
reves et les reves manifestes qui les remplacent, nous
apprenons une foule de choses auxquelles nous ne nous
attendions pas; c est ainsi que nous apprenons, par
exemple, que 1 absurdite meme des reves a sa significa
tion particuliere. On peut dire que sur ce point 1 opposi
tion entre la conception medicale et la conception psycha-
196 LE REVE
nalytique du reve atteint un degre d acuite tel qu elle
devient a peu pres absolue. D apres la premiere, le reve
serait absurde, parce que 1 activite psychique dont il est
1 efTet a perdu toute faculte de formuler un jugernent
critique; d apres notre conception, au contraire, le reve
devient absurde des que se trouve exprimee la critique
contenue dans les idees du reve, des que se trouve for-
mule le jugement : c est absurde. Vous en avez un bon
exemple dans le reve, que vous connaissez deja, relatif a
1 intention d assister a une representation theatrale (trois
billets pour i florin 5o). Le jugement formule a cette
occasion etait : ce fut une absurdite de se marier si tot.
Nous apprenons de meme, au cours du travail d inter-
pretation, ce qui correspond auxdoutes et incertitudes si
souvent exprimes par le reveur, a savoir si un certain
element donne s est reellement manifeste dans le reve, si
c etait bien I eleinentallegue ou suppose, et non un autre.
Rien dans les idees latentes du reve ne correspond gene-
ralement a ces doutes et incertitudes ; ils sont unique-
ment 1 effet de la censure et doivent etre consideres
comme correspondant a une tentative, partiellement
reussie, de suppression, de refoulement.
Une des constatations les plus etonnantes est celle
relative a la maniere dont le travail d elaboration traite
les oppositions existant au sein du reve latent. Nous
savons deja que les elements analogues des materiaux
latents sont remplaces dans le reve manifeste par des
condensations. Or, les contraires sont traites de la meme
maniere que les analogies et sont exprimes de preference
par le meme element manifeste. C est ainsi qu un element
du reve manifeste qui a son contraire pent aussi bien
signifier lui-meme que ce contraire, ou 1 un etl autre a la
fois ; ce n est que d apres le sens general que nous pouvons
decider notre choix quant a 1 interpretation. C est ce qui
explique qu on ne trouve pas dans le reve de representa
tion, univoque tout au moins, du non .
Cette etrange maniere d operer qui caracterise le tra
vail d elaboration trouve une heureuse analogic dans le
developpement de la langue. Beaucoup de linguistes out
constate que dans les langues les plus anciennes les
oppositions : fort-faible, clair-obscur, grand-petit sont
exprimees par le meme radical ( Opposition de sens
L LABORATION DU RfiVE 19-7
dans les mots primitifs ). C est ainsi que dans le vieil
egyptien ken signifiait primitivement fort et faible. Pour
eviter des malentendus pouvant resulter de 1 emploi de
mots aussi ambivalents, on avail recours, dans le langage
parle,aune intonation et a un geste quivariaient avec le
sens qu on voulait donner au mot ; et dans 1 ecriture on
faisait suivre le mot d un determinatif , c est-a-dire
d une image qui, elle, n etait pas destinee a etre pronon-
cee. On ecrivait done ken-fort, en faisant suivre le mot
d une image representant la figurine d un homme
redresse ; et on ecrivait ken-foible, en faisant suivre le
mot de la figurine d un homme nonchalamment accroupi.
G est seulement plus tard qu on a obtenu, a la suite de
legeres modifications imprimees au mot primitif, une
designation speciale pour chacun des contraires qu il
englobait. On arriva ainsi a dedoubler ken (fort-faible),
en Aen-fort et Aen-faible. Quelques langues plus jeunes et
certaines langues vivantes de nos jours ont conserve de
nombreuses traces de cette primitive opposition de sens.
Je vous en citerai quelques exemples, d apres G. Abel
(i884).
Le latin presente toujours les mots ambivalents sui-
vants :
altus (haut, profond) et sacer (sacre, damne).
Voici quelques exemples de modifications du meme
radical :
clamare (crier) ; clam (silencieux, doux, secret) ;
siccus (sec) ; succus (sue).
Et en allemand :
stimme (voix) ; stumm (muet).
Le rapprochement de langues parentes fournit de nom-
breux exemples du meme genre :
Anglais ; lock (fermer) ; allemand : Loch (trpu), Liicke
(lacune) ;
Anglais : cleave (fendre) ; allemand : kleben (coller).
Le mot anglais without, dont le sens litteral est avec-
sans, n est employe aujourd hui qu au sens sans ; que le
mot with fut employe pour designer non seulement
une adjonction, mais aussi une soustraction, c est ce que
prouvent les mots composes withdraw, withhold. II en
est de meme du mot allemand wieder
Une autre particularity encore du travail d elaboration
LE REVE
trouve son pendant dans le developpement de la langue.
Dans 1 ancien egyptien, comme dans d autres langues
plus recentes, il arrive souvent que, d une langue a 1 au-
tre, le meme mot presente, pour le rneme sens, les sons
ranges dans des ordres opposes. Voici quelques exemples
tires de la comparaison entre 1 anglais et 1 allemand :
Topf(poi) pot; boat (bateau) - tub ; hurry (se pres-
ser) - - Ruhe (repos) ; Balken (poutre) Kloben (buche),
dab ; wait (attendre) tauwen.
Et la comparaison entre le latin et Fallemand donne :
caper e (saisir) paeken ; ren (rein) Niere.
Les inversions dans le genre de celles-ci se produisent
dans le reve de plusieurs manieres differentes. Nous
connaissons deja I inversion du sens, le remplacement
d un sens par son contraire. II se produit, en outre, dans
les reves, des inversions de situations, de rapports entre
deux personnes, comme si tout se passait dans un
monde renverse . Dans le reve, c est le lievre qui fait
souvent la chasse au chasseur. La succession des evene-
ments subit egalement une inversion, de sorte que la
serie antecedente ou causale vient prendre place apres
celle qui normalement devrait la suivre. C est comme
dans les pieces qui se jouerit dans des theatres de foire
et ou le heros tombe raide mort, avant qu ait retenti dans
la coulisse le coup de feu qui doit le tuer. II y a encore
des reves ou Fordre des elements est totalement inter-
verti, de sorte que si Ton veut trouver leur sens, on doit
les interpreter en commencant par le dernier element,
pourfinir par le premier. Vous vous rappelez sans doute
nos etudes sur le symbolisme des reves ou nous avons
montre que se plonger ou tomber dans 1 eau signiiie la
meme chose que sortir de I e&u, c est-a-dire accoucher
bu.naitre, et que grimper sur une echelle ou monter un
escalier a le meme sens que descendre Fun ou 1 autre.
On apercoit facilement les avantages que la deformation
des reves peut tirer de cette liberty de representation.
Ges particularites du travail d elaboration doivent etre
considerees comme des traits archa iques. Elles sont ega
lement inherentes aux anciens systemes d expression,
aux anciennes langues et ecritures ou elles presentent
les memes difficultes dont il sera encore question plus
tard, en rapport avec quelques remarques critiques.
L LABORATION DU RVE 199
Et, pour terminer, formulons quelques considerations
supplementaires. Dans le travail d elaboration, il s agit
evidemment de transformer en images concretes, de pre
ference de nature visuelle, les idees latentes concues
verbalement. Or, toutes nos idees ont pour point de
depart des images concretes ; leurs premiers materiaux,
leurs phases preliminaires sont constitues par des im
pressions sensorielles ou, plus exactement, par les
images-souvenirs de ces impressions. C est seulement
plus tard que des mots ont ete attaches a ces images et
relies en idees. Le travail d elaboration fait done subir
aux idees une marche regressive, undeveloppement retro
grade et, au cours de cette regression, doit disparaitre
tout ce que le developpement des images-souvenirs et
leur transformation en idees ont pu apporter a litre de
nouvelles acquisitions.
Tel serait done le travail d elaboration des reves. En
presence des processus qu il nous a reveles, notre interet
pour le reve manifeste a forcement recule a 1 arriere-
plan. Mais comme le reve manifeste est la seule chose
que nous connaissions d une facon directe, je vais lui
consacrer encore quelques remarques.
Que le reve manifeste perde d importance a nos yeux,
rien de plus nature!.- Peu nous importe qu il soit bien
compose ou qu il se laisse dissocier en une suite d images
isolees, sans lien entre elles. Alors meme qu il a une
apparence significative, nous savons que celle-ci doit son
origine a la deformation du reve et ne presente pas,
avec le contenu interne du reve, plus de rapport brga-
nique qu il n en existe entre la facade d une eglise ita-
lienne et sa structure et son plan. Dans certains cas, cette
facade du reve presente, elle aussi, une signification
qu elle emprunte a ce qu elle reproduit sans deformation
ou a peine deforme un element constitutif important des
idees latentes du reve. Ge fait nous echappe cependanl
tant que nous n avons pas effectue 1 mterpretation du
r6ve qui nous permette d apprecier le degre de deforma
tion. Un doute analogue s applique au cas ou deux ele
ments du reve semblentrapproches au point de se trouver
en contact intime. On pent tirer de ce fait la conclusion
que les elements correspondants du reve latent doivent
egalement etre rapproches, mais dans d autres cas il est
200 LE
possible de constater que les elements unis dans les idees
latentes sont dissocies dans le reve manifeste.
On doit se garder, d une facon generale, de vouloir
expliquer une partie du reve manifeste par une autre,
comme si le reve etait concu comme un tout coherent et
formait une representation pragmatique. Le reve res-
semble ptutot, dans la majority des cas, a une mosaique
faite avec des fragments de differentes pierres reunis par
un ciment, de sorte que les dessins qui en resultent ne
correspondent pas du tout aux contours des mineraux
auxquels ces fragments ont ete empruntes. II existe en
effet une elaboration secondaire des reves qui se charge
de transformer en un tout a peu pres coherent les don-
nees les plus immediates du reve, mais en rangeant les
materiaux dans un ordre souvent absolument incompre
hensible eten les completant la ou cela parait riecessaire.
D autre part, il ne faut pas exagerer { importance du
travail d elaboration ni lui accorder une confiance sans
reserves. Son activite s epuise dans les effets que nous
avons enumeres ; condenser, deplacer, effectuer une
representation plastique, soumettre ensuite le tout a une
elaboration secondaire, c est tout ce qu il pent faire, et
rien de plus. Les jugements, les appreciations critiques,
1 etonnement, les conclusions qui se produisent dans les
reves, ne sont jamais les effets du travail d elaboration,
ne sont que rarement les effets d une reflexion sur le
reve : ce sont le plus souvent des fragments d idees
latentes qui sont passes dans le reve manifeste, apres
avoir subi certaines modifications et une certaine adap
tation reciproque. Le travail d elaboration ne pent pas
davantage composer des discours. A part quelques rares
exceptions, les discours entendus ou prononces dans les
reves sont des echos ou des juxtapositions de discours
entendus ou prononces le jour qui a precede le reve, ces
discours ayant ete introduits dans les idees latentes en
qualite de materiaux ou a titre d excitateurs du reve. Les
calculs echappent egalement a la competence du travail
d elaboration ; ceux qu on retrouve dans le reve manifeste
sont le plus souvent des juxtapositions de nombres, des
apparences de calculs, totalement depourvues desens ou,
encore, de simples copies de calculs effectues dans les
idees latentes du reve. Dans ces conditions, on ne doit
N DU R&VE
pas s etonner de voir 1 interet qu on avail poite au travail
d elaboration s en detourner pour se diriger vers les
idees latentes que le reve manifeste revile dans un etat
plus ou moins deforme. Mais on a tort de pousser ce
changement d orientation jusqu a ne parler, dans les con
siderations theoriques, que des idees latentes du reve, en
les mettant a la place du r6ve tout court et a formuler,
a propos de ce dernier, des propositions qui ne s appli-
quent qu aux premieres. II est bizarre qu on aitpu abuser
des donnees de la psychanalyse pour operer cette con
fusion. Le reve n est pas autre chose que 1 effet du
travail d elaboration ; il est done la forme que ce travail
imprime aux idees latentes.
Le travail d elaboration est un processus d un ordre
tout a fait particulier et dont on ne connait pas encore
d analogue dans la vie psychique. Ges condensations,
deplacements, transformations regressives d idees en
images sont des nouveautes dont la connaissance consti-
tue la principale recompense des efforts psychanaly-
tiques. Et, d autre part, nous pouvons, par analogic avec
le travail d elaboration, constater les liens qui rattachent
les etudes psychanalytiques a d autres domaines tels
que 1 evolution de la langue et de la pensee. Vous ne
serez a meme d apprecier toute 1 importance de ces
notions que lorsque vous saurez que les mecanismes qui
president an travail d elaboration sont les prototypes de
ceux qui reglent la production des symptomes nevro-
tiques.
Je sais egalement que nous ne pouvons pas encore
embrasser d un coup d oeil d ensemble toutes les nouvelles
acquisitions que la psychologie peut retirer de ces tra-
vaux. J attire seulement votre attention sur les nouvelles
preuves que nous avons pu obtenir en faveur de Fexis-
tence d actes psychiques inconscients (et les idees latentes
des reves ne sont que cela) et sur 1 acces insoupconne
que 1 interpretation des reves ouvre a ceux qui veulent
acquerir la connaissance de la vie psychique inconsciente.
Et, maintenant, je vais analyser devant vous quelques
petits exemples de reves, afin de vous montrer en detail
ce que je ne vous ai present jusqu a present, a titre de
preparation, que d une facon synthetique et generale.
GIUPITRE XII
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RfiVES
Ne soyez pas decus si, au lieu de vous inviter a assis -
ter a 1 interpretation d un grand et beau reve, je ne vous
presente encore cette fois que des fragments d interpre-
tations. Vous pensez sans doute qu apres tant de prepa
ration vous avez le droit d etre traites avec plus de con-
fiance et qu apres 1 heureuse interpretation de tant de
milliers de reves on aurait du pouvoir, depuislongtemps,
reunir une collection d excellents exemples de reves of-
frant toutes les preuves voulues en faveur de tout ce que
nous avons dit concernant le travail d elaboration et les
idees des reves. Vous avez peut-etre raison, maisje dois
vous avertir que de nombreuses difficultes s opposent a
la realisation de votre desir.
Et, avant tout, je tiens a vous dire qu il n y a pas de
personnes faisant de 1 interpretation des reves leur occu
pation principale. Quand a-t-on Foccasion d interpreter
un reve ? On s occupe parfois, sans aucune intention
speciale, des reves d une personne amie, ou bien on tra-
vaille pendant quelque temps sur ses propres reves, afin
de s entrainer a la technique psychanalytique ; mais le
plus souvent on a affaire aux reves de personnes ner-
veuses, soumises autraitement psychanalytique. Ges der-
niers reves constituent des materiaux excellents et ne le
cedent en rien aux reves de personnes saines, mais la
technique du traitement nous oblige a subordonner 1 in
terpretation des reves aux exigences therapeutiques et
a abandonner en cours de route un grand nombre de
reves, des qu on reussi a en extraire des donnees suscep-
tibles de recevoir une utilisation therapeutique. Certains
reves, ceux notammentqui se produisent pendant la cure,
echappent tout simplement a une interpretation com
plete. Gomme ils surgissent de 1 ensemble total des ma-
ANALYSE DE QtELQUES EXE3MPLES DE R^VES
teriaux psychiques que nous ignorons encore, nous ne
pouvons les comprendre qu une fois la cure terminee.
La communication de ces reaves necessiterait la mise
sous vos yeux de tous les mysteres d une nevrose ; ceci ne
cadre pas avec nos intentions, puisque nous voyons dans
1 etude du reve une preparation a celle des nevroses.
Cela etant, vous renoncerez peut-etre volontiers a ces
reves, pour entendre Fexplication de reves d hommes
sains ou de vos propres reves. Mais cela n est guere fai-
sable, vu le contenu des uns-et des autres. II n est guere
possible de se confesser soi-meme ou de confesser ceux
qui ont mis en vous leur confiance, avec cette franchise
et sincerite qu exigerait une interpretation complete de
reves, lesquels, ainsi que vous le savez, relevent de ce
qu il y a de plus intime dans notre personnalite. En
dehors de cette diffieulte de se procurer des materiaux,
il y a encore une autre raison qui s oppose a la commu
nication des reves. Le reve, vous le savez, apparait au
reveur comme quelque chose d etrange ; a plus forte
raison doit-il apparaitre comme tel a ceux qui ne connais-
sent pas la personne du reveur. Notre litterature ne
manque pas de bonnes et completes analyses de reves ;
j en ai publie moi-meme quelques-unes a propos d ob-
servations de malades ; le plus bel exemple d interpre-
tation est peut-etre celui publie par M. O. Rank. II s agit
de deux reves d une jeune fille, se rattachant Fun a Fau-
tre. Leur expose n occupe que deux pages imprimees,
alors que leur analyse en comprend soixante-seize. II me
faudrait presque un semestre pour efTectuer avec vous
un travail de ce genre. Lorsqu on aborde 1 interpretation
d un reve un peu long et plus ou nioins considerablement
deforme, on a besoin de tant d eclaircissements, il faut
tenir compte de tant d idees et de souvenirs surgissant
chez le reveur, s engager dans tant de digressions qu un
compte rendu d un travail de ce genre prendrait une
extension considerable et ne vous donnerait aucune satis
faction. Je dois done vous prier de vous contenter de ce
qui est plus facile a obtenir, a savoir de la communica
tions de petits fragments de reves appartenant a des per-
sonnes nevrotiques et dont on peut etudier isolement
tel ou tel element. Ce sont les symboles des reves et cer-
taines particularites de la representation regressive des
LE REVtf
rves qui se pretent le plus facilement & la demonstra
tion. Je vous dirai, a propos de chacun des reves qui
suivent, les raisons pour lesquelles il me semble meriter
une communication.
,i. Voici un reve qui se compose de deux breves ima
ges : Son oncle fume une cigarette, bien gu on soit un
samedi. Une femme lembrasse et le caresse comme son
enfant.
A propos de la premiere image, le reveur, qui est Juif,
nous dit que son oncle, homme pieux, n a jamais corn-
mis et n aurait jamais ete capable de commettre un peche
pareil 1 . A propos de la femme qui figure dans la seconde
image, il ne pense qu a sa mere. II existe certainement
un rapport entre ces deux images ou idees. Mais lequel?
Comme il exclut lormellement la realite de 1 acte de.
son oncle, on est tente de reunir les deux images par la
relation de dependance temporelle. Au cas oil mon
oncle, le saint homme, se deciderait a fumer une ciga
rette un samedi, je devrais me laisser caresser par ma
mere. Gela signifie que les caresses echangees avec
la mere constituent une chose aussi peu permise que le
fait pour un Juif pieux de fumer un samedi. Je vous ai
dejadit, etvous vousen souvenez sans doute, qu au cours
du travail d elaboration toutes les relations entre les
idees des reves se trouvent supprimees, que ces idees
memes sont reduites k Tetat de materiaux bruts et que
c est la tache de 1 interpretation de reconstituer ces rela
tions disparues.
2. A la suite de mes publications sur le reve, je suis
devenu, dans une certaine mesure, un consultant ofliciel
pour les affaires se rapportant aux r6ves, et je recois
depuis des annees des epitres d un peu partout, dans
lesquelles on me communique des rves ou demande
mon avis sur des reves. Je suis naturellement reconnais-
sant a tous ceux qui m envoient des materiaux suffisants
pour rendre Finterpretation possible ou qui proposent
eux-memes une interpretation. De cette categorie fait
partie le reve suivant qui m a ete communique en 1910
par un etudiant en medecine de Munich. Je le cite pour
I. Fumer et, en g*ne>al, manner le feu un samedi est conaidt^r^ par les
Jujfs comme un peche.
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REYES 2o5
vous montrer combien un reve est en general difficile a
comprendre, tant que le reveur n a pas fourni tons les
renseignements necessaires. Je vais egalement vous
epargnerune grave erreur, car je vous soupconne enclins
a considerer 1 interpretation des reves qui appuie sur
Timportance des symboles comme Interpretation ideale
et a refouler an second plan la technique fonclee sur les
associations surgissant a propos des reves.
i3 juillet 1910 : Vers le matin je fais le reve suivant :
Je descends a bicyclette une rue de Tubingue, lorsquim
basset noir se precipite demure moi el me saisit cm talon.
Je descends un peu plus loin, m assieds sur une mar die et
commence a me defendre contre I animal qui aboyait avec
rage (Ni la morsure ni la scene qui la suit ne me font
eprouver de sensation desagreable). Vis-a-vis de moi sqnt
assizes deux dames dgees qui me regardent d un air mo-
queur. Je me reveille alors et, chose qui m est deja arrivee
plus d une fois, au moment meme du passage du sommeil
a I etat de veille, tout mon reve mapparait clair.
Les symboles nous seraient ici de pen de secours. Mais
le reveur nous apprend ceci : a J etais, depuis quelque
temps, amouretix d une jeune fille que je ne connaissais
que pour 1 avoir rencontree souvent dans la rue et sans
jamais avoir eu roccasiondel approcher. J aurais ete tres
heureux que cette occasion me fut fournie par le basset,
car j aimebeaucoup les betes et croyais avec plaisir avoir
surpris le meme sentiment chez la jeune fille. II ajoute
qu il lui est souvent arrive d intervenir, avec beaucoup
d adresse et au grand etonnement des spectateurs, pour
separer des chiens qui se battaient. Nous apprenons
encore que la jeune fille qui lui plaisait etait toujoura
vue en compagnie de ce chien particulier. Seulement, dans
le reve manifeste cette jeune fille etait ecartee et seul y
etait maintenu le chien qui lui etait associe. II se pent
que les dames qui se moquaient de lui aient ete evoquees
a la place de la jeune fille. Ses renseignements ulterieurs
ne suffisent pas a eclaircir ce point. Le fait qu il se voit
dans le reve voyager a bicyclette constitue la reproduc
tion directe de la situation dont il se souvient : il ne reri-
contrait la jeune fille avec son chien que lorsqu il etait
a bicyclette.
3. Lorsque quelqu un perd un parent qui lui est cher,
FREUD. i3
LE RVE
il fait pendant longtemps des reves singuliers dans les-
quels ont trouve les compromis les plus etonnants entre
la certitude de la mort et le besoin de faire revivre le
mort. Tantot le disparu, tout en etant mort, continue de
vivre, car il ne sait pas qu il est mort, alors qu il mour-
rait tout a fait s il le savait ; tantot il est a moitie mort, a
moitie vivant, et chacun de ces etats se distingue par des
signes particuliers. On aurait tort de trailer ces reves
d absurdes, car la resurrection n est pas plus inadmissi
ble dans le reve quo dans le conte, par exemple, ou elle
constitue un ev^nenionl: ordinaire. Pour autant que j ai
pu analyser ces reves, j ai trouve qu ils se pretaient a une
explication rationnelle, mais que le pieux desir de rap-
peler le mort a la vie sait se satisfaire par les moyens les
plus extraordinaires. Je vais vous citer un reve de ce
genre, qui parait bizarre et absurde et dont 1 analyse
vous revelera certains details que nos considerations
theoriques etaient de nature a vous faire prevoir. C est
le reve d un homme qui a perdu son pere depuis plu-
sieurs annees.
Le pere est mort, mais il a etc exhume et a mauvaise
mine. II reste en vie depuis son exhumation) et le reveur
fait tout son possible pour quit ne s en apergoive pas. (Ici
le reve passe a d autres choses, tres eloignees en appa-
rence.)
Le pere est mort : nous le savons. Son exhumation ne
correspond pas plus a la realite que les details ulterieurs
du reve. Mais le reveur raconte : lorsqu il fut revenu des
obseques de son pere, il eprouva un mal de dents. II
voulait trailer la dent malade selon la prescription de la
religion juive : Lorsqu une dent te fait souftVir, arrache-
la , et se rendit chez le dentiste. Mais celui-ci lui dit :
On ne fait pas arracher une dent ; il faut avoir patience.
Je vais vous mettre dans la dent quelque chose qui la
tuera. Revenez dans trois jours : j extrairai cela.
C est cette extraction , dit tout a coup le reveur, qui
correspond a rex humation.
Le reveur aurait-il raison ? Pas tout a fait, car ce n est
pas la dent qui devait etre extraite, mais sa partie morte.
Mais c est la une des nombreuses imprecisions que,
d apres nos experiences, on constate souvent dans les
reves. Le reveur aurait alors opere une condensation, en
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 67
fondant en un seal le pere mart et la dent tuee et cepen-
dant conservee. Rien d etonnant s il en est resulte dans
le reve manifeste quelque chose d absurde, car tout ce
qui est dit de la dent ne peut pas s appliquer au pere.
Ou se trouverait en general entre le pere et la dent, ce ter-
tium comparationis qui a rendu possible la condensation
que nous trouvons dans le reve manifeste ?
II doit pourtant y avoir un rapport entre le pere et la
dent, car le reveur nous dit qu il sail que lorsqu on reve
d une dent tombee, cela signifie qu on perdra un membre
de sa famille.
Nous savons que cette interpretation populaire est
inexacte ou n est exacte que dans un sens special, c est-
a-dire en tant que boutade. Aussi serons-nous d autant
plus etonnes de retrouver ce theme derriere tons les au-
tres fragments du contenu du reve.
Sans y tre sollicite, notre reveur se met maintenant
nous parler de la maladie et de la mort de son pere,
ainsi que de son attitude a regard de celui-ci. La maladie
du pere avait dure longtemps, les soins et le traitement
ont coute au fils beaucoup d argent. Et, pourtant, lui, le
fils, ne s en etait jamais plaint, n avait jamais manifeste
la moindre impatience, n avait jamais exprime le desir
de voir la fin de tout cela. II se vante d avoir toujours
eprouve a 1 egard de son pere un sentiment de piete vrai-
ment juive, de s etre toujours rigoureusement conforme
a la loi juive. N etes-vous pas frappesde la contradiction
qui existe dans les idees se rapportant aux r^ves ? II a
identifie dent et pere. A 1 egard de la dent il voulait agir
selon la loi juive qui ordonnait de Tarracher des 1 ins-
tant ou elle etait une cause de douleur et contrariete. A
Fegard du pere, il voulait egalement agir selon la loi
qui, cette fois, ordonne cependant de ne pas se plain-
dre de la depense et de la contrariete, de supporter pa-
tiemment 1 epreuve et de s interdire tout intention hos
tile envers 1 objet qui est cause de la douleur. L analogie
entre les deux situations aurait cependant ete plus
complete si le fils avait eprouve a 1 egard du pere lea
memes sentiments qu a 1 egard de la dent, c est-a-dire
s il avait souhaite que la mort vint mettre fin a 1 existence
inutile, douloureuse et couteuse de celui-ci.
Je suis persuade que tels furent effectivement les sen-
ao8 LE REVE
timents de notre reveur a 1 egard de son pere pendant
la penible maladie de celui-ci, et que ses bruyantes pro
testations de piete filiale n etaient destinees qu a le de-
tournerde ces souvenirs. Dans des situations de ce genre,
on eprouve generalement le souhait de voir venir la
mort, mais ce souhait se couvre du masque de la pitie :
la mort, se dit-on, serait une delivrance pour le malade
qui souffre. Remarquez bien cependant qu ici nous fran-
ehissons la limite des idees latentes elles-memes. La pre-
oiiere intervention de celles-ci ne fut certainement in-
consciente que pendant peu de temps, c est-a-dire pendant
la duree de la formation du reve ; mais les sentiments
hostiles a 1 egard du pere ont du exister a 1 etat incon-
scient depuis un temps assez long, peut-etrememe depuis
1 enfance, et ce n est qu occasionnellement, pendant la
maladie, qu ils se sont, timides et marques, insinues dans
la conscience. Avec plus de certitude encore nous pou-
vons affirmer la meme chose concernant d autres idees
latentes qui ont contribue a constituer le contenu du
reve. On ne decouvre dans le reve nulle trace de senti
ments hostiles a 1 egard du pere. Mais si nous cherchons la
racine d une pareille hostilite a 1 egard du pere, en remon
tant jnsqu a 1 enfance, nous nous souvenons qu elle
reside dans la crainte que nous inspire le pere, lequel
commence de tres bonne heure a refrenerractivite sexuelle
du garcon et continue a lui opposer des obstacles, pour
des raisons sociales, meme a 1 age qui suit la puberte.
Ceci est egalement vrai de 1 attitude de notre reveur a
1 egard de son pere : son amour etait mitige de beaucoup
de respect et de crainte qui avaient leur source dans le
controle exerce par le pere sur 1 activite sexuelle du fils.
Les autres details du reve manifeste s expliquent par
ronanie-complexe. II a mauvaise mine : cela pent bien
tre une allusion aux paroles du dentiste que c est une
mauvaise perspective que de perdre une dent en c.et en-
droit. Mais cette phrase se rapporte peut-etre egalement
a la mauvaise mine par laquelle le jeune homme ayant
atteint 1 age de la puberte trahit ou craint de trahir son
activite sexuelle exageree. Ce n est pas sans un certain
soulagement pour lui-meme que le reveur a, dans le
contenu du reve manifeste, transfere la mauvaise mine
au pere, et cela en vertu d une inversion du travail d ela-
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 209
boration que vous connaissez deja. II continue a vivre
depuis : cette idee correspond aussi bien au souhait de
resurrection qu a la promesse du dentiste que la dent
pourra etre conservee. Mais la proposition : le reveur
fait tout son possible, pour qu il (le pere) ne s en apergoive
pas , est tout a fait raffinee, car elle a pour but de nous
suggerer la conclusion qu il est mort. La seule conclu
sion significative decoule cependant de 1* onanie-com-
plexe , puisqu il est tout a fait comprehensible que le
jeune homme fasse tout son possible pour dissimuler au
pere sa vie sexuelle. Rappelez-vous a ce propos que nous
avons toujours ete amenes a recourir a 1 onanisme et a la
craintede chatiment pour les pratiques qu elle comporte,
pour interpreter les reves ayant pour objet le mal de
dent.
Vous voyez maintenant comment a pu se former ce
reve incomprehensible. Plusieurs precedes ont ete mis
en oeuvre a cet effet : condensation singuliere et trom-
peuse, deplacement de toutes les idees hors de la serie
latente, creation de plusieurs formations substitutives
pour les plus profondes et les plus reculees dans le temps
d entre ces idees.
4. Nous avons deja essaye a plusieurs reprises d abor-
der ces reves sobres et banals qui ne contiennent rien
d absurde ou d etrange, mais a propos desquels la ques
tion se pose : pourquoi reve-t-on de choses aussi indiffe-
rentes ? Je vais, en consequence, vous citer un nouvel
exemple de ce genre . trois reves assortis Tun a 1 autre
et faits par une jeune femme au cours de la meme
nuit.
a) Elle traverse le salon de son appartement et se coc/ne
la tete contre le lustre suspendu au plafond. II en results
une plaie saignante.
Nulle reminiscence ; aucun souvenir d un evenement
reellement arrive. Les renseignements qu elle fournit
indiquent une tout autre direction. Vous savez a quel
point mes cheveuxtombent. Mon enfant, m a dithier ma
mere, si cela continue, ta tete sera bientot nue comme
un derriere. La tete apparait ici comme le symbole de
la parlie opposee au corps. La signification symbolique
du lustre est evidente : tons les objets allonges sont des
syinboles de 1 organe sexuel masculin. II s agirait done
210 LE REVE
d une hemorragie de la partie inferieure du tronc, a la
suite de la blessure occasionnee par le penis. Ceci pour-
rait encore avoir plusieurs sens ; les autres renseigne-
ments fournis par la reveuse montrent qu il s agit de la
croyance d apres laquelle les regies seraient provoquees
par les rapports sexuels avec Fhomme, theorie sexuelle
qui compte beaucoup de fideles parmi les jeunes filles
n ayant pas encore atteint la maturite.
b) Elle voit dans la vigne une fosse profonde qui, elle
le sait, provient de I arrachement d un arbre. Elle remar-
que a ce propos que 1 arbre lui-meme manque. Elle croit
n avoir pas vu 1 arbre dans son reve, mais toute sa phrase
sert a 1 expression d une autre idee qui en revele la signi
fication symbolique. Ce reve se rapporte notamment a
une autre theorie sexuelle d apres laquelle les petites
filles auraient au debut les memes organes sexuels que
les garcons et que c est a la suite de la castration
(arrachement d un arbre) que les organes sexuels de la
femme prendraient la forme que Ton sait.
c) Elle se tient devant le tiroir de son bureau dont le
contenu lui est tellement families qu elle s aperqoit aussitot
de la moindre intervention d une main etrangere. Le tiroir
du bureau est, comme tout tiroir, boite ou caisse, la
representation symbolique de 1 organe sexuel de la femme.
Elle sait que les traces de rapports sexuels (et, comme
elle le croit, de 1 attouchement) sont faciles a reconnaitre
et elle avait longtemps redoute cette epreuve. Je crois
que 1 interet de ces trois reves reside principalement
dans les connaissances dont la reveuse fait preuve : elle
se rappelle 1 epoque de ses reflexions enfantines sur les
mysteres de la vie sexuelle, ainsi que les resultats aux-
quels elle etait arrivee et dont elle etait alors tres fiere.
5. Encore un peu de symbolisme. Mais cette fois je
dois au prealable exposer brievement la situation psy-
chique. Un monsieur, qui a passe une nuit dans I lntimitc
d une dame, parle de cette derniere comme d une de ces
natures maternelles chez lesquelles le sentiment amou-
reux est fonde uniquement sur le desir d avoir un enfant.
Mais les circonstances dans lesquelles a eu lieu la ren
contre dont il s agit etaient telles que des precautions
contre Feventuelle maternite durent etre prises, et Ton
sait que la principale de ces precautions consiste a em-
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 21 1
pecher le liquide seminal de penetrer dans les organes
genitaux de la femme. Au reveil qui suit la rencontre en
question, la dame raconte le reve suivant :
Un of/icier veta dun manteau rouge la poursuit dans la
rue. Elle se met a courir, monte I esc a Her de sa maison; il
la suit toujours. Essoufflee, elle arrive devant son appar-
tement, s y glisse et referme derriere elle la porte a clef.
11 reste dehors et, en regardant par la fenetrc, elle le voit
assis sur un bane et pleurant.
Vous reconnaissez sans difficulte dans la poursuite par
l ofTicier au manteau rouge et dans Fascension precipitee
de 1 escalier la representation de Facte sexuel. Le fait
que la reveuse s enferme a clef pour se mettre a 1 abri
de la poursuite represente un exemple de ces inversions
qui se produisent si frequemment dans les reves : il est
une allusion au non-achevement de 1 acte sexuel par
Fhomme. De meme elle a deplace sa tristesse, en 1 attri-
huant a son partenaire : c est lui qu elle voit pleurer
dans le reve, ce qui constitue egalement une allusion a
remission du sperme.
Vous avez sans doute entendu dire que d apres la
psychanalyse tous les reves auraient une signification
sexuelle. Maintenant vous etes a meme de vous rendre
compte a quel point ce jugement est incorrect. Vous
connaissez des reves qui sont des realisations de desirs,
des reves dans lesquels il s agit de la satisfaction des
besoins les plus fondamentaux, tels que la faim, la soif,
le besoin de liberte, vous connaissez aussi des reves que
j ai appeles reves de commodite et d impatience, des
reves de cupidite, des reves ego istes. Mais vous devez
considerer comme un autre resultat de la recherche psy-
chanalytique le fait que les reves tres deformes (pas
tons d ailleurs) servent principalement a 1 expression de
desirs sexuels.
6. J ai d ailleurs une raison speciale d accumuler les
exemples d application de symboles dans les reves. Des
notre premiere rencontre je vous ai dit combien il etait
difficile, dans 1 enseignement de la psychanalyse, de
fournir les preuves de ce qu on avance et de gagner ainsi
la conviction des auditeurs. Vous avez en depuis plus
d une occasion de vous assurer que j avais raison. Or, il
existe entre les diverses propositions et affirmations de
212 LE REVE
la psych analyse tin lien lellement intime que la con
viction acquise sur un point peut s etendre a une partie
plus ou moins grande du tout. On peut dire de la psy
ch analyse qu il suffit de lui tendre le petit doigt pour
qu elle saisisse la main entiere. Celui qui a compris et
adopte 1 explication des actes manques doit, pour etre
logique, adopter tout le reste. Or, le symbolisme des
reves nous offre unautre point aussi facilement accessible.
Je vais vous exposer le reve, deja publie, d une femme
du peuple, dont le mari est agent de police et qui n a
certainement jamais entendu parler de symbolisme des
reves et de psychanalyse. Jugez vous-memes si 1 inter
pretation de ce reve a 1 aide de symboles sexuels doit ou
non etre consideree comme arbitraire et forcee.
... Quelqu un s est alors introduit dans le logement
et, pleine d angoisse, elle appelle un agent de police.
Mais celui-ci, d accord avec deux larrons , est entre
dans une eglise a laquelleconduisaientplusieurs marches.
Derriere 1 eglise il y avait une montagne couverte d une
epaisse foret. L agent de police etait coiffe-d un casque
et portait un hausse-col et tin manteau. II portait toute
sa barbe qui etait noire. Les deux vagabonds, qui accom-
pagnaient paisiblement 1 agent, portaient autour des
reins des tabliers ouverts en forme de sacs. Un chemin
conduisait de 1 eglise a la montagne. Ge chemin etait
couvert des deux cotes d herbe et de broussailles qui
deveriaient de plus en plus epaisses pour devenir une
veritable foret au sommet de la montagne.
Vous reconnaissez sans peine les symboles employes.
Les organes genitaux masculins sont representes par
une trinite de personnes, les organes feminins par un
paysage, avec chapelle, montagne et foret. Vous trouvez
ici les marches comme symbole de 1 acte sexuel. Ce qui
est appele montagne dans le reve porte le meme nom
en anatomie : mont de Venus.
7. Encore un reve devant etre interprete & Taide de
symboles, remarquable et probant par le fait que c est le
reveur lui-meme qui a traduit tons les symboles, sans
posseder la moindre connaissance theorique relative k
{ interpretation des reves. Girconstance tout ^ fait extra
ordinaire et dont les conditions ne sont pas connues
exactement.
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REYES 2i3
// se promene avec son pere dans un cndroit qui est
certainement le Prater*, car on voit la rolonde et devant
celle-ci une petite saillie a laquelle est attache un ballon
captif qui semble assez degonfle. Son pere lui demande a
quoi tout cela sert; la question I etonne, mais il n en donne
pas moms I explication qu on lui demande. Us arrivent
ensuite dans une cour dans laquelle est etendue une grande
plaque de fer-blanc. Le pere voudrait en detacher un
grand morceau, mais regarde autour de lui pour savoir
si personne ne le remarque. II lui dit quit lui suffit de
prevenir le surveillant : il pourra alors en emporter tant
quil voudra. De cette cour un escalier conduit dans une
fosse dont les parois sont capitonnees comme, par exemple,
un fauteuil en cuir. Au bout de cette fosse se trouve une
longue plate-forme apres laquelle commence une autre
fosse.
Le reveur interprete lui-meme : La rotonde, ce sont
mes organes genitaux, le ballon captif qui se trouve
devant n est autre chose que ma verge dont la faculte
d erection se trouve diminuee depuis quelque temps.
Pour traduireplus exactement: la rotonde, c est la region
fessiere que 1 enfant considere generalement coHime fai-
sant partie de Fappareil genital; la petite saillie devant
cette rotonde, ce sont les bourses. Dansle reve, le pere lui
demande ce que tout cela signifie, c est-a-dire quelssont
le but etla fonction des organes genitaux. Nouspouvons,
sans risque de nous tromper, intervertir les situations et
admettre que c est le fils qui interroge. Le pere n ayant
jamais, dans la vie reelle, pose de question pareille, on
doit considerer cette idee du reve comme un desir ou ne
Faccepter que conditionnellement : Si j avais demande
a mon pere des renseignements relatifs aux organes
sexuels. Nous retrouverons bientot la suite et le deve-
loppement de cette idee.
La cour dans laquelle est etendue la plaque de fer-
blanc ne doit pas etre consideree comme etant essen-
tiellement un symbole : elle fait partie du local ou le pere
exerce son commerce. Par discretion, j ai remplace par
le fer-blanc 1 article dont il fait commerce, sans rien
changer au texte du reve. Le reveur, qui assiste son.
I. Le Buij de Boulogne de Vienna.
21 4 LE REVE
pere dans ses allaires, a ete des le premier jour cheque
par 1 incorrection des precedes sur lesquels repose en
grande partie le gain. G est pourquoi on doit donner a
1 idee dont nous avons parle plus haul la suite suivante :
(Si j avais demande a mon pere), il m aurait trompe,
comme il trompe ses clients. Le pere voulait detacher
un morceau de la plaque de fer-blanc : on pent bien voir
dans ce desir la representation de la malhonnetete
commerciale, mais le reveur lui-meme en donne une
autre explication : il signifie I onanisme. Gela, nous le
savons depuis longtemps, mais, en outre, cette interpre
tation s accorde avec le fait que le secret de 1 onanisme est
exprime par son contraire (le fils disant au pere que s il
veut emporter un morceau de fer-blanc, il doit le fa ire
ouvertement, en demandant la permission au surveillant).
Aussi ne sommes-nous pas etonnes de voir le fils attri-
buer au pere les pratiques onaniques, comme il lui a
attribue 1 interrogation dans la premiere scene du reve.
Quant a la fosse, le reveur 1 interprete en evoquant le
mou capitonnage des parois vaginales. Et j ajoute de
ma part que la descente, comme dans d autres cas la
montee, signifie 1 acte du co it.
La premiere fosse, nous disait le reveur, etait suivie
d une longue plate-forme au bout de laquelle commencait
une autre fosse : il s agit la de details biographiques.
Apres avoir eu des rapports sexuels frequents le reveur
se trouve actuellement gene dans Faccomplissement de
1 acte sexuel et espere, grace au traitement, recouvrer sa
vigueur d autrefois.
81 Les deux reves qui suivent appartiennent a un
Stranger aux dispositions polygamiques tres prononcees.
Je les cite pour vous montrer que c est toujours le mot du
reveur qui apparait dans le reve, alors meme qu il se
trouve clissimule dans le reve manifeste. Les malles qui
figurent dans ces reves sont des symboles de femmes.
a) II part en voyage, ses bag ages sont apportes a la gare
par une voilure. Us se composent d un grand nombre de
malles, parmi lesguelles se trouvent deux grandes malles
noires, dans le genre de malles a echanlillons . II dit a
quelqu un sur un air de consolation : celles-ci ne vont que
jusqu a la gare.
11 voyage en efFet avec beaucoup de bagages, mais fait
ANALYSE CE QUELQUES EXEMPLES I)E REVES 210
aussi intervenir dans le traitement beaucoup d histoires
cle femmes. Les deux malles noires correspondent a deux
femmes brunes, qui jouent actuellement dans sa vie un
role de premiere importance. L une d elles voulait le
suivre a Vienne ; sur mon conseil, il lui a telegraphic de
n en rien faire.
b) Une scene a la douane : un de ses compagnons de
voyage ouvre sa malle et dit en fumant negligemment sa
cigarette : il ny a rien la-dedans. Le douanier semble le
croire, mois recommence a fouiller et trouve quelque chose
de tout a fait defendu. Le voyageur dit alors avec resi
gnation : rien a faire. G est lui-meme qui est le voya
geur ; inoi, je suis le douanier. Generalement tres sincere
dans ses confessions, il a voulu me dissimuler les rela
tions qu il venait de nouer avec une dame, car il pouvait
supposer avec raison que cette dame ne m etait pas
inconnue. II a transfere sur une autre personne la penible
situation de quelqu un qui recoit un dementi, et c est
ainsi qu il semble ne pas figurer dans ce reve.
9. Voici 1 exemple d un symbole que je n ai pas encore
mentionne :
II rencontre sa sceur en compagnie de deux amies, sceurs
elles-memes. II tend la main a celles-ci, mais pas a sa sceur
a lui.
Ce reve ne se rattache a aucun evenement connu. Ses
souvenirs le reportent plutot a une epoque ou il avail
observe pour la premiere fois, en recherchant la cause
de ce fait, que la poitrine se developpe tard chez les
jeunes filles. Les deux soeurs representent done deux
seins qu il saisirait volontiers de sa main, pourvu que ce
ne soient pas les seins de sa soeur.
10. Et voici un exemple de symbolisme de la mort dans
le rve :
// marche sur un pont de fer eleve et raide avec deux
personnes qu il connait, mais dont il a oublie les noms au
revcil. Tout d un coup ces deux personnes disparaissent,
et il voit un homme spectral portant un bonnet et un costume
de toile. 11 lui demands s il est le telegraphiste... Non. S il
est le voiturier. Non. II continue son chemin, eprouve encore
pendant le reve une grande angoisse et, meme une fois
reveille, il prolonge son reve en imaginant que le pont de
fer s ecroule et qu il est precipite dans Tabirne.
2l6 LE REVE
Les personnes dont on dit qu on ne les connait pas ou
qu on a oublie leurs noms sont le plus souvent des
personnes tres proches. Le reveur a unfrere et une soeur;
s il avail souhaite leur mort, il n eut etc que juste qu il
en eprouvat lui-meme une angoisse mortelle. Au sujet
du telegraphiste, il fait observer que ce sont toujours
des porteurs de mauvaises nouvelles. D apres I umforme,
ce pouvait etre aussi bien un allumeur de reverberes,
rnais les allumeurs de reverberes sont aussi charges de
les eteindre, comme le genie de la mort eteint le flam
beau de la vie. A Fidee du voiturier il associe le poeme
d Uhland sur le voyage en mer du roi Charles et se sou-
vient a ce propos d un dangereux voyage en mer avec
deux carnarades, voyage au cours duquel il avait joue le
role du roi dans le poeme. A propos du pont de fer il se
rappelle un grave accident survenu dernierement et
1 absurde aphorisme : la vie est un pont suspendu.
11. Autre exemple de representation symboliqtie de
la mort : un monsieur inconnu depose a son intention une
carte de visile bordee de noir.
12. Le reve suivant qui a, d ailleurs, parmi ses antece
dents, un etat rievrotique, vous interessera sous plusieurs
rapports.
// voyage en chemin de fer. Le train s arrete en pleine
campagne. II pense qu il s agit d un accident, qu il faut
songer a se sauver, traverse tous les compartiments du
train et tue tous ceux qu il rencontre : conducteur, meca-
nicien, etc.
A cela se rattache le souvenir d un recit fait par un
ami. Sur un chemin de fer italien on transportait un fou
dans un compartiment reserve, rnais par megarde on avait
laisse entrer un voyageur dans le meme compartiment.
Le fou tua le voyageur. Le reveur s identifie done avec
le fou et justifieson acte par la representation obsedante,
qui le tourmente de temps a autre, qu il doit supprimer
tousles temoins . Mais il trouve ensuite une meilleure
motivation qui forme le point de depart du reve. II a
revulaveille au theatre la jeune fille qu il devaitepouser,
mais dont il s etait detache parce qu elle le rendait
jaloux. Vu 1 intensite que peut atteindre chez lui la
jalousie, il serait reellement deve,nu fou s il avait epouse
cette jeune fille. Cela signifie : il la considere comme si
ANALYSE BE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 217
pen sure, qu il aurait ete oblige de tuer tous ceux qu il
aurait trouves sur son chemin, car il eut ete jaloux de
tout le monde. Nous savons deja que le fait de traverser
une serie de pieces (ici de compartiments) est le sym-
bole dii manage.
A propos de 1 arret du train en pleine campagne et de
la peur d un accident, il nous raconte, qu unjour ou il
voyageait reellement en chemin de fer, le train s etait
subitement arrete entre deux stations. Une jeune dame
qui se trouvait a cote de lui declare qu il va probable-
ment se produire une collision avec un autre train et que
dans ce cas la premiere precaution a prendre est de
lever les jambes en 1 air. Ces jambes en Fair ont
aussi joue un role dans les nombreuses promenades et
excursions a la campagne qu il fit avec la jeune fille au
temps heureiix de leurs premieres amours. Nouvelle
preuve qu il faudrait qu il fut fou pour 1 epouser a pre
sent. Et pourtant la r connaissance que j avais de la
situation me permet d aflirmer que le desir de commettre
cette lolie n en persislait pas moins chez lui.
CHAPITRE XIII
TRAITS ARCHAl QUES ET INFANTILISME DU RfiVE
Revenons a notre resultat, d apres lequel, sous 1 in-
fluence de la censure, le travail d elaboration communi
que aux idees latentes du reve un a Litre mode d expres-
sion. Les idees latentes ne sontqueles idees conscientes
de notre vie eveillee, idees que nous connaissons. Le
nouveau mode d expression presente de nombreux traits
qui nous sont inintelligibles. Nous avons dit qu il remonte
a des etats, depuis longtemps depasses, de notre deve-
loppement intellectual, aii langage figure, aux relations
symboliques, peut-etre a des conditions qui avaient existe
avant le developpement de notre langage abstrait. G est
pourquoi nous avons qualifie ftarchaique ou regressif le
mode d expression du travail d elaboration.
Vouspourriez en conclure que 1 etude plus approfondie
du travail d elaboration nous permettra de recueillirdes
donnees precieuses sur les debLits peu connus de notre
developpement intellectuel. J espere qu il en sera ainsi,
mais ce travail n a pas encore ete entrepris. La prehis-
toire a laquelle nous ramene le travail d elaboration est
double: il y a d abord la prehistoire individuelle, 1 en-
fance ; il y a ensuite, dans la mesure ou chaque individu
reproduit en abrege, au cours de son enfance, tout le
developpement de 1 espece humaine, la prehistoire phy-
logenique. Qu on reussisse un jour aetablir la part qui,
dans les processus psychiques latents, revient a la pre
histoire individuelle et les elements qui, dans cette vie,
proviennent de la prehistoire phylogenique, la chose ne
me semble pas impossible. G est ainsi, par exemple,
qu on est autorise, a nion avis, a considerer comme un
legs phylogenique la symbolisation que 1 individu comme
tel n a jamais apprise.
Mais ce n est pas la le seul caractere archaique du
TRAITS AUCIIAIQUES ET INFANTILISME DU REVE 219
reve. Vous connaissez tons par experience la remarquable
amnesie de 1 enfance. Je parle du fait que les cinq, six
ou huit premieres annees de la viene laissent pas,comme
les evenements de la vie ulterieure, de traces dans la
memoire. On rencontre bien des individus croyant pou-
voir se vanter d une continuite mnemonique s etendant
surtoutela duree de leur vie, depuis ses premiers com
mencements, mais le cas contraire, celui cle lacunes dans
la memoire, est de beaucoup le plus frequent. Je crois
que ce fait n a pas suscite 1 etonnement qu il merite. A
1 age dedeuxans, 1 enfant saitdejabien parler; il montre
bientot apres qu il sait s orienter dans des situations
psychiques compliquees et il manifeste ses idees et sen
timents par des propos et des actes qu on lui rappelle
plus tard, mais qu il a lui-meme oublies. Et, pourtant, la
memoire de 1 eni ant etant moins surehargee pendant les
premieres annees que pendant les annees qui suivent,
par exemple la huitieme, devrait etre plus sensible et plus
souple, done plus apte a retenir les faitset les impressions.
D autre part, rien ne nous autorise a considerer la fonc-
tion de la memoire comme unefonctionpsychique elevee
et difficile: on trouve, au contraire, une bonne memoire,
meme chez des personnes dont le niveau intellectuel est
tres bas.
A cette particularity s en superpose une autre, a savoir
que le vide mnemonique qui s etend sur les premieres
annees de I enfancen estpas complet: certains souvenirs
bien conserves emergent, souvenirs correspondant le
plus souvent a des impressions plastiques et dont rien
d aillcurs ne justifie la conservation. Les souvenirs se
rapportant a des evenements ulterieurs subissent dans
la memoire une selection : ce qui est important est con
serve, et le reste est rejete. II n en est pas de meme des
souvenirs conserves qui remontenta la premiere enfance.
Us ne correspondent pas necessairement a des evene
ments importants de cette periode de la vie, pas meme a .
des evenements qui pourraient paraitre importants au
point de vue de 1 enfant. Ces souvenirs sont souvent tello-
mentbanalsetinsignifiants que nous nous demandonsavec
etonnement pourquoi ces details ont echappe a Foubli.
J avais essaye jadis de resoudre a 1 aide de 1 analyse
Tenigme de 1 amnesie infantile et des restes de souvenirs
220 LE REVE
conserves malgre cette amnesie, et je suis arrive a la con
clusion qne meme chez 1 enfant les souvenirs importants
sont les seuls qui aient echappe a la disparition. Seule-
ment, grace auxprocessusque vous ccnnaissezdeja et qui
sont celui de condensation et surtout celui de emplacement,
[ important se trouve remplace dans la memoire par des
elements qui paraissent moins importants. En raisonde ce
fait, j ai donne aux souvenirs de Fenfance lenomde sou
venirs de couverture ; une analyse approfondie permet
d en degager tout ce qui a ete oublie.
Dans les traitements psychanalytiques on se trouve
toujours dans la necessite de combler les lacunes que
presentent les souvenirs infantiles ; et, dans la mesure
ou le traitement donne des resultats a peu pres satisfai-
sants, c 7 est-a-dire dans un tres grand nombre de cas,
on reussit a evoquer le contenu des annees d enfance
couvert par 1 oubli. Les impressions reconstitutes n ont
en realite jamais ete oubliees : elles sont seulement res-
tees inaccessibles, latentes, refoulees dans la region de
1 inconscient. Mais il arrive aussi qu elles emergent spon-
tanement de 1 inconscient, et cela souvent a Foccasion
de reves. II apparait alors que la vie de reve sait trouver
Faeces a ces evenements infantiles latents. On en trouve
de beaux exemples dans la litterature etj ai pu moi-m^me
apporter a Fappui de ce fait un exemple personnel. Je
revais une nuit, entre autres, d une certaine personne qui
in avait rendu un service et que je voyais nettemerit
devant mes yeux. C etait un petit homme borgne, gros,
ayant la tete enfoncee dans les epaules. J avais conclu,
d apres le contexte du reve, que cet homme etait un
medecin. Heureusement j ai pu demander a ma mere,
qui vivait encore, quel etait Faspect exterieur du medecin
de ma ville natale que j avais quittee a Fage de 3 ans, et
j ai appris qu il etait en effet borgne, petit, gros, qu il
avait la tete enfoncee dans les epaules; j ai appris en
outre par ma mere dans quelle occasion, oubliee par
moi, il m avait soigne. Get acces aux materiaux oublies
des premieres annees de Fenfance constitue doncun autre
trait archaique du reve.
La meme explication vaut pour une autre des enigmes
auxquelles nous nous etions heurtes jusqu a present.
Vous vous rappelez Fetonnement que vous avezeprouve,
TRAITS ARGHAIQUES ET INFANTILISME DU REVE 32 I
lorsque je vous ai produit la preuve que les reves sonl
excites par des desirs sexuels foncierement mauvais
et d une licence souvent effrenee au point qu ils ont
rendu necessaire 1 institution d une censure des reves
et d une deformation des reves. Lorsque nous avons
interprete au reveur un reve de ce genre, il ne manque
presque jamais d elever une protestation centre notre
interpretation , mais meme dans le cas le plus favorable,
c est-a-dire alors meme qu il s incline devant cette inter
pretation, il se demande toujours d ou a pu lui venir un
desir pareil qu il sent incompatible avec son caractere,
contraire meme a 1 ensemble de ses tendances et senti
ments. Nous ne devons pas tarder a montrer 1 origine de
ces desirs. Ges mauvais desirs ont leurs racines dans le
passe, et souvent dans un passe qui n est pas tres eloi-
gne. II est possible de prouver qu ils furentjadis connus
et conscients. La femme dont le reve signifie qu elle
desire la mort de sa fille agee de 17 ans trouve, sous
notre direction, qu elle avait reellement eu ce desir a
une certaine epoque. L enfant etait nee d un manage
malheureux et qui avait fmi par une rupture. Alors qu elle
etait encore enceinte de sa fille, elle eut, a la suite d une
scene avec son mari, un acces de rage tel qu ayant perdu
toute retenue elle se mil a se frapper le ventre a coups de
poings, dansl espoird occasionner ainsi la mort de 1 en-
fant qu elle portait. Que de meres qui aiment aujourd hui
leurs enfants avec tendresse, peut-etre meme avec une
tendresse exageree, ne les ont cependant concus qu a
contre-cceur et ont souhaite qu ils fussent morts avant
de naitre; combien d entre elles n ont-elles pas donne a
leur desir un commencement, par bonheur inoffensif, de
realisation ! Et c est ainsi que le desir enigmatique de
voir mourir une personne aimee remonte aux debuts
rnemes des relations avec cette personne.
Le pere, dont le reve nous autorise a admettre qu il
souhaite la mort de son enfant aine et prefere, finit ega-
lement par se souvenir que ce souhait ne lui a pas tou
jours ete etranger. Alors que 1 enfant etait encore au
sein, le pere qui n etait pas content de son mariage se
disait souvent que si ce petit etre, qui n etait rien pour
lui, mourait, il redeviendrait libre et ferait de sa liberte
un meilleur usage. On peut demontrer la meme origine
FREUD.
222 LE RKVE
pour un grand nombre de cas de haine ; il s agit dans
ces cas de souvenirs se rapportant a des faits qui appar-
tiennent au passe, qui furent jadis conscients etontjoue
leur role dans la vie psychique. Vous me direz que lors-
qu il n yapas eude modifications dans 1 attitude & 1 egard
d une personne, lorsque cette attitude a toujours ete bien-
veillante, les desirs et les reves en question ne devraient
pas exister. Je suis tout dispose a vous accorder cette
conclusion, tout en vous rappelant que vous devez tenir
compte, non de 1 expression verbale du reve, inais du
sens qu il aequiert a la suite de 1 interp rotation. II peut
arriver que le reve manifeste ayant pour objet la mort
d une personne aimee ait seulement revetu un masque
effrayant, mais signifie en realite tout autre chose ou ne se
soit servi de la personne aimee qu a litre de substitution
trompeuse pour une autre personne.
Mais cette meme situation souleve encore une autre
question beaucoup plus serieuse. En admetlant meme,
me diriez-vous, que ce souhait de mort ait existe et se
trouve confirme par le souvenir evoque, en quoi cela con-
stitue-t-il une explication? Ce souhait, depuis longtemps
vaincu, ne peut plus exister actuellement dans 1 incon-
scient qu a titre de souvenir indifferent, depourvu detout
pouvoir de stimulation. Rien ne prouve en effet ce pou-
voir. Pourquoi ce souhait est-il alors evoque dans le
reve? Question tout a fait justifiee ; la tentative d yrepon-
dre nous menerait loin et nous obligerait a adopter une
attitude determinee sur un des points les plus importants
de la theorie des reves. Mais je suis force de rester dans
le cadre de mon expose et de pratiquer 1 abstention
momentanee. Contentons-nous done d avoir demontre le
fait que ce souhait etouffe joue le role d excitateur du
reve et poursuivons nos recherches dans le but-de nous
rendre compte si d autres mauvais desirs ont egalement
leurs origines dans le passe de I individu.
Tenons-nous en aux desirs de suppression que nous
devons ramener le plus souvent a Tego isme illimite du
reveur. II est tres facile de montrer que ce desir est le
plus frequent createurde reves. Toutes les fois que quel-
qu un nous barre le chemin dans la vie (et qui ne sail
combien ce cas est frequent dans les conditions si com-
pliquees de notre vie actuelle?), le reve se montre pret
TRAITS ARCHA1QUES ET INFANT1L1SME DU REVE 223
a le supprimer, ce quelqu un fut-il le pere, la mere, un
frere ou une soeur, un epoux ou une epouse, etc. Cette
mechancete de la nature humaine nous avail etonnes et
nous n etions certes pas disposes a admettre sans reserves
la justesse de ce resultat de Interpretation des reves.
Mais des 1 instant ou nous devons chercher Forigine de
ces desirs dans le passe, nous decouvrons aussitot la
periode du passe individual dans laquelle cet egoisme et
ces desirs, meme a regard des plus proches, ne pre-
sentent plus rien de deroncertant. G est 1 enfant dans ses
premieres annees, qui se trouvent plus tard voilees par
Famnesie, c est Fenfant, disons nous, qui fait souvent
preuve au plus haul degre de cet egoisme, mais qui en
tout temps en presente des signes ou, plutot, des restes
tres marques. C est lui-meme que Fenfant aime tout
d abord ; il n apprend que plus tard a aimer les autres,
a sacrifier a d autres une partie de son mot. Meme les
personnes que Feniant semble aimer des le debut, il ne
les aime tout d abord que parce qu il a besoin d elles, ne
peut se passer d elles, done pour des raisons egoj stes.
G est seulement plus tard qne 1 amour chez lui se detache
de Fegoisme. En fait, c est I eyoisme qui lui enseiyne
Tamour.
11 est tres instructif sous ce rapport d etablir une com-
paraison entre Fattitude de Feniant a Fegard de ses fre
re s et soeurs et celle a Fegard de ses parents. Le jeune
enfant n aime pas necessairernent ses freres et soeurs, et
generalementil ne les aime pas du tout. II est incontes
table qu il voit en eux des concurrents, et Fon sait que
cette attitude se maintient sans interruption pendant de
longues annees, jusqu a la puberte, et meme au dela. Elle
est souvent remplacee ou, plutot, recouverte par une atti
tude plus tend re, mais, d unefacon generale, c est 1 atli-
tude hostile qui est la plus ancienne. On Fobserve le
plus facilement chez des enfants de 2 ans et demi a 5 ans,
lorsqu un nouveau frere ou une nouvelle soeur vient au
monde. L un ou Fautre recoit le plus souvent un
accueil peu amical. Des protestations, comme : Je n en
veux pas, que la cigogne le remporte , sont tout a fait fre-
quentes. Dans la suite, Fenfant profile de toutes les occa
sions pour disqualifier Fintrus, et ies tentatives de nuire,
les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. Si la
324 LE KEVE
difference d age n est pas tres grande, ] enfant, lorsque
son activite psychique atteint plus d intensite, se trouve
en presence d une concurrence tout histallee et s en
accommode. Si la difference d ageestsuffisammentgrande,
le nouveau venu peutdes le debut eveiller certaines sym
pathies: il apparait alors comme un objet interessant,
comme une sorte de poupee vivante ; et lorsque la diffe
rence comporte huit annees ou davantage, on peut voir
se manifester, surtout chez les petites filles, une sollici-
tucle quasi-maternelle. Mais a parler franchement: lors-
qu on decouvre, derriere un reve, le souhait de voir
mourir un frere ou une soeur, il s agit rarement d un sou
hait enigmatique et on en trouve sans peine la source
dans la premiere enfance, souvent meme a une epoque
plus tardive de la vie en commun.
On trouverait difficilement une nursery sans confHts
violents entre ses habitants. Les raisons de ces confiits
sont : le desir de chacun de monopoliser a son profit
1 amour des parents, la possession des objets et de res-
pace disponible. Les sentiments hostiles se portent
aussi bien sur les plus ages que sur les plus jeunes des
freres et des soeurs. C est, je crois, Bernard Shaw qui
1 a dit: s il estunetrequ unejeunefemme anglaise haisse
plus que sa mere, c est certainementsasoeur ainee. Dans
cette remarque il y a quelque chose qui nous deconcerte.
Nous pouvons, a la rigueur, encore concevoirl existence
d une haine et d une concurrence entre freres et soeurs.
Mais comment les sentiments de haine peuvent-ils se
glisser dans les relations entre fille et mere, entre
parents et enfants?
Sans doute, les enfants eux-memesmanifestent plus de
bienveillance a 1 egard de leurs parents qu a 1 egard de
leurs freres et soeurs. Ceci est d ailleurs tout a fait con-
forme a notre attente : nous trouvons 1 absence d amour
entre parents et enfants comme un phenomenebeaucoup
plus contraire a la nature que l inimitie entre freres et
soeurs. Nous avons, pour ainsi dire, consacre dans le
premier cas ce que nous avons laisse a Tetat profane
dans Fautre. Et cependant 1 observation journaliere nous
niontre combiensouventles relations sentimentales entre
parents et enfants restent en deca de 1 ideal pose par la
societe, combien elles recelent d inimitie qui ne manque-
TRAITS ARGHAIQUES ET INFANT1LISME DU RtiVE 225
rait pas de se manifester sans Fintervention inhibitrice
de la piete et decertaines tendances affectives. Les raisons
de ce fait sont generalement connues: il s agitavant tout
d une force qui tend a separer les memhres d une faniille
appartenant au meme sexe, la fille de la mere, le fils da
pere. La fille trouve dans la mere une auto rite qui res-
treint sa volonte et est chargee de la mission de lui
imposer le renoncement, exigeparla societe, a la liberte
sexuelle ; sans parler que dans certains cas il s agitentre
la mere et la fille d une sorte de rivalite, d une veritable
concurrence parfois. Nous retrouvons les memes rela
tions, avec plus d acuite encore, entre peres et fils. Pour
le fils, le pere apparait commelapersonnification de toute
contrainte sociale impatiemment supportee ; le pere s op-
pose a Fepanouissement de la volonte du fils, il lui ferme
Faeces aux jouissances sexuelles et, dans les cas de com-
munaute des biens, a Fentree en jouissance de ceux-ci.
L attente de la mort du pere s eleve, dans le cas du suc-
cesseur au trone, a une veritable hauteur tragique. En
revanche, les relations entre peres et filles, entre meres
et fils semblent plus franchement amicales. G est surtout
dans les relations de mere a filset inversement que nous
trouvons les plus purs exemples d une tendresse inva
riable, exemptede toute consideration egoiste.
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle
deces choses qui sont cependantbanales elgeneraiement
connues? Parce qu il existe une forte tendance a nier
leur importance dans la vie et a considerer que Fideal
social est toujours et dans tous les cas suivi et obei. II
est preferable que ce soit le psychologue qui dise la
verite, au lieu de s en remettre de ce soin au cynique.
11 est bon de dire toutefois que la negation dont nous
venons de parler ne se rapporte qu a la vie reelle, mais
on laisse a Fart de la poesie narrative et drarnatique toute
liberte de seservir des situations qui resultent des attein-
tes portees a cet ideal.
Aussi ne devons-nous pas nous etonner si, chez beau-
coup de personnes, le reve revele le desirde suppression
des parents, surtout de parents du meme sexe. Nous
devons admettre que ce desir existe egalement dans la
vie eveillee et devient meme parfois conscient, lorsqu il
peat prendre le masque d un autre mobile, comme dans
226 LE RE YE
le cas de notre reveur de 1 exeinple N 3, ou le souhait
de voir mourir le pere etait masque par la pitie eveillee
soi-disant par ies soufFrances inutiles de celui-ci.
II est rare que 1 hostilite domine seule la situation : le
plus souvent elle se cache derriere des sentiments plus
tendres qui la refoulent. et elle doit attendre que le reve
vienne pour ainsi dire Fisoler. Ge qui, a la suite de cet
isolement, prend dansle reve des proportions exagerees,
se retrecit de nouveau apres que Interpretation 1 a fait
entrer dans 1 ensemble de la vie (H. Sachs). Mais nous
retrouvons ce souhait de mort merne dans Ies cas ou la
vie ne lui offre aucun point d appui et ou 1 homme
eveille ne consent jamais a 1 avouer. Ceci s explique par
le fait que la raison la plus profonde et la plus habituelle
de Thostilite, surtout eritre personnes de meme sexe,
s est affirmee des la premiere enfance.
Cette raison n est autre que la concurrence amou-
reuse dont il convient de faire ressortir plus particulie-
rement le caractere sexuel. Alors qu il est encore tout
enfant, le fils commence a eprouver pour la mere une
tendresse particuliere : il la considere comme son bien
a lui, voit dans le pere une sorte de concurrent qui lui
dispute la possession de ce bien ; de meme que la petite
iille voit dans la mere une personne qui trouble ses rela
tions affectueuses avec le pere et occupe une place dont
elle, la fille, voudrait avoir le monopole. C est par Ies
observations qu r on apprend a quel age on doit faire
remonter cette attitude a laquelle nous dcnnons le nom
ftCEdipe-complea e, parce que la legendequi a pourheros
CEdipe realise, en ne leur imprimant qu une tr6s legere
attenuation, Ies deux desirs extremes decoulant de la
situation du fils : ledesirde tuer le pere et celui d epou-
ser la mere. Je n affirme pas que YCEdipe-complexe epuise
tout ce qui se rapporte a 1 attitude reciproque de
parents et d enfants, cette attitude pouvant etre beau-
coup plus compliquee. D autre part, VCEdipe-complexe
lui-rneme est plus ou rrioins accentue,,il peut meme subir
des modifications ; mais il n en reste pas moins un facteur
regulier et tres important de la vie psychique de 1 enfant
et on court le risque d estimer au-dessous de sa valeur
plutot que d exagerer son influence et Ies effets qui en
decoulent. D ailleurs si Ies enfants reagissent par Tatti-
TRAITS ARGHAIQUES ET INFANTIUSME DU REVE 227
tude correspondant a YCEdipe-complexe, c est souvent
sur la provocation des parents eux-memes qui, dans
leurs preferences, se laissent frequemment guider par
la difference sexuelle qui fait que le pere prefere la
fille et que la mere prefere le fils ou que le pere reporte
sur la fille et la mere sur le fils 1 affection que Fun ou
Fautre cesse de trouver dans le foyer conjugal.
On ne saurait dire que le monde fiit reconnaissant a
la recherche psychanaiytique pour sa decouverte de
YCEdipe-complexe. Cette decouverte avait, au contraire,
provoque la resistance la plus acharnee, et ceux qui
avaient un peu tarde a se joindre au choeur des nega-
teurs de ce sentiment defendu et tabou ont rachete leur
faute en donnant de ce complexe des interpretations
qui lui enlevaient toute valeur. Je reste inebranlable-
ment convaincu qu il n y a rien a y nier, rien a y atte-
nuer. II faut se familiariser avec ce fait, que la legende
grecque elle-m^me reconnait comme une fatalite ineluc
table. II est interessant, d autre part, que cet CEdipe-
complexe, qu on voudrait eliminer de la vie, est aban-
donne a la poesie, laisse a sa libre disposition. O. Rank
a montre, dans une etude consciencieuse, que VGEdipe-
complexe a fourni a la litterature dramatique de beaux
sujets qu elle a traites, en leur imprimant toutes sortes
de modifications, d attenuations, de travestissements,
c est-a-dire des deformations analogues a celles que
produit la censure des reves. Nous devons done attri-
l)vier YCEdipe-complexe, meme aux reveurs qui ont eu le
bonheur d eviter plus tard des conflits avec leurs parents,
et a ce complexe s en rattache etroitement un autre que
nous appelons castration- complexe et qui est une reaction
aux entraves et aux limitations que le pere imposerait a
1 activite sexuelle precoce du fils.
Ayant ete amenes, par les recherches qui precedent, a
1 etude de la vie psychique infantile, nous pouvons nous
attendre a trouver urie explication analogue en ce qui
concerne 1 origine de 1 autre groupe dc desirs defendus
qui se manifestent dans les reves : nous voulons parler
des tendances sexuelles excessives. Encourages ainsi a
etudier egalement la vie sexuelle del enfant, nous appre-
nons de plusieurs sources les fails suivants : on corn-
met avant tout une grande erreur en niant la realit6
LE REVE
d une vie sexuelle chez 1 enfant et en admettant qtie la
sexualite n apparait qu au moment de la puberte, lorsque
les organes genitaux ont atteint leur plein developpe-
ment. Au contraire, 1 enfant a des le debut une vie
sexuelle tres riche, qui differe sous plusieurs rapports de
la vie sexuelle ulterieure, consideree comme normale.
Ce que nous qualifions de pervers dans la vie de 1 adulte
s ecarte de 1 etat normal par les particularites suivantes :
meconnaissance de barriere specifique (de 1 abime qui
separe 1 homme de la bete), de la barriere opposee par
le sentiment de degout, de la barriere formee par 1 in-
ceste (c est-a-dire par la defense de chercher a satisfaire
les besoins sexuels sur des personnes auxquelles on est
lie par des liens consanguins), homosexualite et enfin
trarisfert du role genital a d autres organes et parties du
corps. Toutes ces barrieres, loin d exister des le debut,
sont edifices peu a peu aucours du developpement et de
1 education progressive de 1 humanite. Le petit enfant ne
les connait pas. 11 ignore qu il existe entre I homme et
la bete un abime infranchissable ; la fierte avec laquelle
1 homme s oppose a la bete ne lui vient que plus tard.
II ne manifesto au debut aucun degout de ce qui est
excrementiel : ce degout ne lui vient que peu a peu, sous
1 influence de 1 education. Loin de soupconner les diffe
rences sexuelles, ilcroit au debut a 1 identite des organes
sexuels ; ses premiers desirs sexuels et sa premiere
curiosite se portent sur les personnes qui lui sont les
plus proches ou sur celles qui, sans lui etre proches, lui
sont le plus cheres : parents, freres, soeurs, personnse
chargees de lui donner des soins ; en dernier lieu, se
manifesto chez lui un fait qu on retrouve au paroxysme
des relations amoureuses, a savoir que ce n est pas seu-
lement dans les organes genitaux qu il place la source
du plaisir qu il attend, mais que d autres parties du
corps pretendent chez lui a la meme sensibilite, four-
nissent des sensations de plaisir analogues et peuvent
ainsi jouer le role d organes genitaux. L enfant peut
done presenter ce que nous appellerions une perversite
polymorphe , et si toutes ces tendances ne se mani-
festent chez lui qu a 1 etat de traces, cela tient, d une
part, a leur intensite moindre en comparaison de ce
qu elle est a un age plus avance et, d autre part, a ce
TRAITS ARC11A1QUES ET INFANTILISME DU REVE 229
que 1 education supprime avec energie, au fur et a me-
sure deleur manifestation, toutes les tendances sexuelles
de 1 enfant. Cette suppression passe, pour ainsi dire, de
la pratique dans la theorie, les adnltes s efforcant de
fermer les yeux sur une partie des manifestations
sexuelles de 1 enfant et de depouiller, a 1 aide d une
certaine interpretation, 1 autre partie de ces manifesta
tions de leur nature sexuelle : ceci fait, rien n est plus
facile que de nier le tout. Et ces negateurs sont souvent
les memes gens qui, dans la nursery, svissent contre
tous les debordements sexuels des enfants; ce qui ne
les empeche pas, une fois devant leur table de travail, de
defendre la purete sexuelle des enfants. Toutes les fois
que les enfants sont abandonnes a eux-memes ou subis-
sent des influences demoralisantes, on observe des ma
nifestations souvent tres prononcees de perversite
sexuelte. Sans doute, les grandes personnes ont raison
de ne pas prendre trop au serieux ces enfantillages
et ces amusements, 1 enfant ne devant compte de ses
actes ni au tribunal des mceurs nf a celuideslois ; il n en
reste pas moins que ces choses existent, qu elles ont
leur importance, autant comme symptomes d une consti
tution congenitale que comme antecedents et facteurs
d orientation de revolution ulterieure et, qu enfin, elles
nous renseignent sur la vie sexuelle de 1 enfant et, avec
elle, sur la vie sexuelle humaine en general. Et c est
ainsi que si nous retrouvons tous ces desirs pervers der-
riere nos reves deformes, cela signifie seulement que
dans ce domaine encore le reve a accompli une regres
sion vers Fetat infantile.
Parmi ces desirs defendus, on doit accorder une
mention particuliere aux desirs incestueux, c est-a-dire
aux desirs sexuels diriges sur les parents, sur les freres
et soeurs. Vous savez 1 aversion que les societes humaines
eprouvent ou, tout au moins, affichent a 1 egard de 1 in-
ceste et quelle force de contrainte presentent les defenses
y relatives. On a fait des efforts inou is pour expliquer
cette phobic de 1 inceste. Les uns ont vu dans la defense
de 1 inceste une representation psychique de la selection
naturelle, les relations sexuelles entre proches parents
devant avoir pour effet une degenerescence des carac-
teres sociaux, d autres ont pretendu que la vie en com-
a3o LE REVE
mun pratiquee des la plus tendre enfance detourne les
desirs sexuels des personnes avec lesquelles on se trouve
en contact permanent. Mais dans un cas comme dans
1 autre, 1 inceste se trouverait elimine automatiquement,
sans qu on ait besoin de recourir a de severes prohibi
tions, lesquelles temoigneraierit plutot de 1 existence d un
fort penchant pour Finceste. Les recherches psychanaly-
tiques ont etabli d une maniere incontestable que Famour
incestueux est le premier en date et existe d une facon
reguliere et que c est seulemerit plus tard qu il se heurte
a une opposition dont les raisons sont fournies par la psy
chologic individuelle.
Recapitulons maintenant les donnees qui, fournies par
Fetude approfondie de la psychologic infantile, sont de
nature a nous faciliter la comprehension du reve. Non
seulement nous avons trouve que les materiaux dont se
composent les evenements oublies de la vie infantile sont
accessibles au reve, rnais nous avons vu en outre que la
vie psychique des enfants, avec toutes ses particularites,
avec son egoisme, avec ses tendances incestueuses, etc.,
survit dans Finconscient, pour se reveler dans le reve et
que celui-ci nous ramene chaque nuit a la vie infantile.
Ceci nous est une confirmation que Yinconscient de la vie
psychique nest autre chose que la phase infantile ch cette
vie. La penible impression que nous laisse la constata-
tion de Fexistence de tant de mauvais traits dans la
nature humaine commence a s attenuer. Ces traits si
terriblement mauvais sont tout simplement les premiers
elements, les elements primitifs, infantiles de la vie psy
chique, elements que nous pouvons trouver chez Fenfant
en etat d activite, mais qui nous echappent a cause de
leurs petites dimensions, sans parler que dans beaucoup
de cas nous ne les prenons pas au serieux, le niveau
moral que nous exigeoiis de Fenfant n etant pas tres
eleve. En retrogradant jusqu a cette phase, le reve
semble mettre au jour ce qu il y a de plus mauvais dans
notre nature. Mais ce n estla qu une trompeuse apparence
qui ne doit pas nous eftrayer. Nous sommes moins mau
vais que nous ne serions tentes de le croire d apres
Finterpretation de nos reves
Puisque les tendances qui se manifestent dans les
reves ne sont que des survivances inlantiles, qu ur
TRAITS ARCHA1QUES ET INFANTIL1SME DU REVE
retour aux debuts de notre developpement moral, le reve
nous transformant pour ainsi dire en enfants an point
de vue de la pensee et du sentiment, nous n avons
aucune raison plausible d avoir honte de ces reves. Mais
comme le rationnel rie forme qu un comparliment de la
vie ps) 7 chique, laquelle renferme beaucoup d autres ele
ments qui ne sont rien moins que rationnels, il en resulte
que nous eprouvons quand meme une honte irralion-
nelle de nos reves. Aussi les soumettons-nous a la cen
sure et sommes-notis honteux et contraries lorsqu un de
ces desirs prohibes dont les reves sont remplis a reussi
a penetrer jtisqu a la conscience sous une forme assez
inalteree pour pouvoir etre reeonnu ; et dans certains cas
nous avons honte merne de nos reves deformes, comme
si nous les comprenions. Souvenez-vous seulement du
jugemerit plein de deception que la brave vieille dame
avait formule au sujet de son reve non interprete, relatif
aux services d amour . Le probleme ne pent done pas
etre considere comme resolu, et il est possible qu en
poursuivant notre etude sur les mauvais elements qui
se manifestent dans les reves nous soyons amenes a for-
muler un autre jugement et une autre appreciation con-
cernant la nature humaine.
Au terme de toute cette recherche nous nous trouvons
en presence de deux donnees qui constituent cependant
le point de depart de nouvelles enigmes, de nouveaux
doutes. Premierement : la regression qui caracterise le
travail d elaboration est non seulement formelle, mais
a\issi materielle. Elle ne se contente pas de dormer a nos
idees un mode d expression primitif : elle reveille encore
les proprietes de notre vie psychique primitive, Fan-
cienne preponderance du mot, les tendances primitives
de notre vie sexuelle, voire notre ancien bagage intellec-
tuel, si nous voulons bien considerer comme tel les
symboles. Deuxiemement : tout cet ancien infaritilisme,
qui fut jadis dominant et predominant, doit etre aujour-
d hui situe dans 1 inconscient, ce qui modifie et elargit
les notions que nous en avons. N est plus seulement
inconscient ce qui est momentanement latent : 1 incon
scient forme un domaine psychique particulier, ayant
ses tendances propres, son mode d expression special et
des mecanismes psychiques qui ne manifestent leur acti-
33a LE REVE
vite que dans ce domaine. Mais les idees latentes du
reve que nous a revelees Interpretation des reves ne
font pas partie de ce domaine : nous pourrions aussi bien
avoir les memes idees dans la vie eveillee. Et, pourtant,
elles sont inconscientes. Comment resoudre cette con
tradiction? Nous commencons a soupconner qu il y a la
une separation a faire : quelque chose qui provient de
notre vie consciente appelons-le les traces des eve-
nements du jour et partage ses caracteres, s associe
a quelque chose qui provient du domaine de I mconscient,
et c est de cette association que resulte le reve. Le tra
vail d elaboration s efFectue entre ces deux groupes
d elements. L influence exercee par I mconscient sur les
traces des evenements du jour fournit la condition de la
regression. Telle est, concernant la nature du reve,
1 idee la plus adequate que nous puissions nous former,
en attendant que nous ayons explore d autres domaines
psychiques. Mais il sera bientot temps d appliquer au
caractere inconscient des idees latentes du reve une
autre qualification qui permette de la differencier des
elements inconscients provenant du domaine de 1 in-
fantilisme.
Nous pouvons naturellement poser encore la question
suivante : qu est-ce qui impose a 1 activite psychique
cette regression pendant le somrneil? Pourquoi ne sup-
prime-t-ellepasles excitations perturbatrices du sommeil,
sans 1 aide de cette regression ? Et si, pour exercer la
censure, elle est obligee de travestir les manifestations
du reve en leur donnant une expression ancienne, aujour-
d hui incomprehensible, a quoi lui sert de faire revivre
les tendances psychiques, les desirs et les traits de
caractere depuis longtemps depasses, autrement dit
d ajouter la regression materielle a la regression for-
melle? La seule reponse susceptible de nous satisfaire
serait que c est la le seul moyen de former un reve,
qu au point de vue dynamique il est impossible de con-
cevoir autrement la suppression de 1 excitation qui
trouble le sommeil. Mais, dans Petat actuel de nos
connaissances, nous n avons pas encore le droitde donrier
cette reponse.
CHAPITRE XIV
REALISATIONS DES DESIRS
Dois-je vous rappeler une fois de plus le chemin que
nous avons deja parcouru ? Dois-je vous rappeler com
ment, 1 application de notre technique nous ayant mis en
presence de la deformation des reves, nous avons eul idee
de la laisser momentanement de cote et de demander
aux reves infantiles des doinees decisives sur la nature
du reve? Dois-je vous rappeler enfin comment, une ibis
en possession des resultats de cesrecherches, nous avons
attaque directement la deformation des reves dont nous
avons vaincu les difficultes une a une ? Et, maintenant,
nous sommes obliges de nous dire que ce que nous
avons obtenu en suivant la premiere de ces voies necon-
corde pas tout a fait avec les resultats fournis par les
recherches faites dans la seconde direction. Aussi avons-
nous pour tache de confronter ces deux groupes de
resultats et de les ajuster Tun a 1 autre.
Des deux cotes nous avons appris que le travail d ela-
boration des reves consiste essentiellement en une
transformation d idees en evenements hallucinatoires.
Cette transformation constitue un fait enigmatique ; mais
il s agit la d un probleme de psychologic generale dont
nous n avons pas a nous occuper ici. Les reves infan
tiles nous ont montre que le travail d elaboration vise a
supprimer par la realisation d un desir une excitation qui
trouble le sommeil. Nous ne pouvions pas en dire autant
des deformations des reves, avant que nous ayons appris
a les interpreter. Mais nous nous attendions des le debut
a pouvoir rarnener les reves deformes au meme point de
vue que les reves infantiles. La premiere realisation de
cette attente nous a ete fournie par le resultat qu a vrai
dire tous les reves sont des reves infantiles, travaillant
avec des materiaux infantiles, des tendances et des meca-
c34 LE REVE
nismes infantiles. Et puisque nous considerons comme
resolue la question de la deformation des reves, il nous
reste a rechercher si la conception de la realisation de
desirs s applique egalement aux reves deformes.
Nous avons plus haut sowmis a Tinterpretation urie
serie de reves, sans tenir compte de la realisation de
desirs. Je suis convaincu que vous vous etes demande
plus d une fois : Mais que devient done la realisation
de desirs dont vous pretendezqaelle est le but du travail
d elaboration? Gette question est significative : elle est
devenuenotammentla question de nos critiques profanes.
Ainsi que vous le savez, rhumanite eprouve une aversion
instinctive pour les nouveautes intellectuelles. Cette
aversion se manifeste, entre autres, par le fait que
chaque nouveaute se trouve aussitot reduite a ses phis
petites dimensions, condensee en un cliche. Pour lanou-
velle theorie des reves, c est la realisation de desirs qui
est devenue ce cliche. Ayant entendu dire que le reve est
une realisation de desirs on demande aussitot : mais ou
est-elle, cette realisation ? Et, dans le temps meme ou on
pose cette question, on la resout dans le sens negatif.
Se rappelant aussitot d innombrables experiences per-
sonnelles ou le deplaisir allant jusqu a la plus profonde
angoisse etait rattache aux reves, on declare que 1 aifir-
mation de la theorie psychanalytique des reves est tout
a fait invraisemblable. II nous est facile de repondreque
clans les reves deformes la realisation de debirs peut
n etre pas evideiite, qu elle doitd abord etre reeherehee,
de sorte qu il est impossible de la demontreravanti inter-
pretation du reve. Nous savons egalement que les desirs
de ces roves deformes sont des desirs defendus, refoules
par la censure, des desirs dont 1 existence constitue pre-
cisement la cause de la deformation du reve, la raison
del intervention de la censure. Mais il est difficile de fa ire
entrer dans la tete du critique profane cette verite qu il
n y a pas lieu de rechercher la realisation de desirs
avant qu on n ait interprete le reve. Ilnese lassera pasde
Toublier. Son attitude negative a Tegard de la theorie
de la realisation de desirs n est au fond qu une conse
quence de la censure cles reves ; elle vient se substituer
chez lui aux desirs censures des reves et est un elfet de
la negation de ces desirs.
REALISATIONS DE DfeSIRS 2 35
Nousauronsnaturellement a nousexpliquer 1 existence
de tant de reves a contenu penible, et plus particuliere-
ment de reves angoissants, de cauchemars. A ce propos,
nous nous trouvons pour la premiere fois en presence
du probleme des sentiments dans le reve, probleme qui
meriterait d etre etudie pour lui-meme, ce que nous
ne pouvons malheureusement pas faire ici. Si le reve
est une realisation de desirs, il ne devrait pas y avoir
dans le reve de sensations penibles : la-dessus les cri
tiques profanes semblent avoir raison. Mais il est trois
complications auxquelles ceux-ci n ont pas pense.
Premierement : il peut arriver que le travail d elabo-
ration n ayant pas pleinement reussi a creer une realisa
tion de desir, un residu de sentiments penibles passe des
idees latentes dans le reve manifesto. L analyse devrait
montrer alors que ces idees latentes etaient beaucoup
plus penibles que celles dont se compose le reve mani
feste. Nous admettons alors que le travail d elaboration
n a pas plus atteint son butqu on n eteintla soif lorsqu on
reve qu on boit. On a beau rever de boissons, mais,
quand on a reellement soif, il faut s eveiller pour boire.
On a cependant fait un reve veritable, un reve qui n a
rien perdu de son earactere de reve, du fait de la non-
realisation du desir. Nous devons dire : Ut desint vires,
tamen est laudanda voluntas. Si le desir n a pas ete
satisfait, 1 intention n en reste pas moins louable. Ces
cas de non-reussite sont loin d etre rares. Ce qui y con-
tribue, c est que les sentiments etant parfois tres
resistants, le travail d elaboration reussit d autant plus
difficilement a en changer le sens. Et il arrive ainsi,
qu alors que le travail d elaboration a reussi a transformer
en realisation de desir le contenu penible des idees
latentes, le sentiment penible qui accompngne ces idees
passe tel quel dans le reve manifeste. Dans les reves
manifestes de ce genre, il y a done disaccord entre le
sentiment et le contenu, et nos critiques sont en droit
de dire que le reve est si peu une realisation d un desir
que meme un contenu inofi ensif y est accompagne d un
sentiment penible. Nous objecterons a cette absurde
observation que c est precisement dans les reves en
question que la tendance a la realisation de desirs se
manifeste avec le plus de nettete, parce qu elle s y trouve
236 LE REVE
a 1 etat isol6. L erreur provient de ee que ceux qui ne
connaissent pas les nevroses s imaginent qu il existe
entre le contenu et le sentiment un lien indissoluble et
ne comprennent pas qu un contenu puisse etre modifie,
sans quele sentiment qui yest attache le soil.
Une autre complication, beaucoup plus importante et
profonde, dont le profane ne tient pas compte, est lasui-
vante. Une realisation du desir devrait certainement
etre une cause de plaisir. Mais pour qui ? Pour celui
naturellement qui a ce desir. Or, nous savons que 1 atti-
tucle du reveur a 1 egard de ses desirs est une attitude
tout a fait particuliere. II les repousse, les censure, bref
n en veut rien savoir. Leur realisation ne peut done lui
procurer de plaisir : bien au contraire. Et 1 experience
inontre que ce contraire, qui reste encore a expliquer,
se manifeste sous la forme de 1 angoisse. Dans son atti
tude a 1 egard des desirs de ses reves, le reveur apparait
ainsi comme compose de deux personnes, reuniescepen-
dant par une iritime communaute. Au lieu de me livrer
a ce sujet a de nouveaux developpements, je vous
rappellerai un conte connu ou se retrouve exactement la
rneme situation. Une bonne fee promet a un pauvre
couple humain, homme et femme, la realisation deleurs
trois premiers desirs. Heureux, ils se mettent en devoir
de choisir ces trois desirs. Seduite par 1 odeur de sau-
cisse qui se degage de la chaumiere voisine, la femme
est prise d erivie d avoir une paire de saucisses. Un
instant, etles saucisses sontla: c estla realisation du pre
mier desir. Furieux, Thomme souhaite de voir ces sau
cisses suspendues au nez de sa femme. Aussitot dit,
aussitot fait, et les saucisses ne peuvent plus tre deta-
chees du nez de la femme : realisation du deuxieme
desir qui est celui du mari. Inutile de vous dire qu il n y
a la pour la femme rien d agreable. Vous connaissez la
suite. Comme, au fond, Fhomme et la femme ne font
qu un, le troisieme desir doit etre que les saucisses se
detachent du nez de la femme. Nous pourrions encore
utiliser ce conte dans beaucoup d autres occasions ,
nous nous en servons ici pour montrer que la realisation
du desir de 1 un peut etre une source de desagrements
pour 1 autre, lorsqu il n y a pas d entente entre les deux.
II ne vous sera pas difficile maintenant d arriver a une
REALISATIONS DE D^SIRS 287
comprehension meilleure des cauchemars. Nous utili-
serons encore une observation, apres quoi nous nous
deciderons en faveur d une hypothese I appui cle
laquelle on pent citer plus d un argument. L observation
a laquelle je fais allusion se rapporte au fait queles cau
chemars ont souvent un contenu exempt de toute defor
mation, un contenu ayant pour ainsi dire echappe a la
censure. Le cauchemar est souvent une realisation non
voilee d un desir, mais d un desir qui, loin d etre le bien-
venu, est un desir refoule, repousse. L angoisse, qui
accompagne cette realisation, prend la place de la cen
sure. Alors qu on peut dire du reve infantile qu il est la
realisation franche d un desir admis et avance, etdu reve
deforme ordinaire, qu il est la realisation voilee d un
desir refoule, le cauchemar, lui, ne r;:nit-etre defini que
comme la realisation franche d un de^ir repousse. L an
goisse est une indication que le desir repousse s est
montre plus fort que la censure, qu il s est realise ou
etait en train de se realiser malgre la censure. On com-
prend que pour nous, qui nous placons au point de vue
de la censure, cette realisation n apparait que comme
une source de sensations penibles et une occasion de se
inettre en etat de defense. Le sentiment d angoisse qu on
eprouve ainsi dans le reve est, si Ton veut, 1 angoisse
devant la force de ces desirs qu on avaitreussi a reprimer
jusqu alors.
Ce qui est vrai des cauchemars non deformes doit
Fetre egalement de ceux qui ont subi une deformation
partielle, ainsi que des autres reves desagreables dont
les sensations penibles serapprochentprobablement plus
ou moins de 1 angoisse. Le cauchemar est generalement
suivi du reveil ; notre sommeil se trouve le plus souvent
interrompu avant que le desir reprime du reve aitatteint,
a 1 encontre de la censure, sa complete realisation, Dans
ce cas le reve a manque a sa fonction, sans que sa nature
s en trouve modifiee. Nous avons compare le reve au
veilleur de nuit, a celui qui est charge de proteger notre
sommeil contre les causes de trouble. II arrive au veilleur
de reveiller le dormeur lorsqu il se sent trop faible pour
ecarter tout seul le trouble ou le danger. 11 nous arrive
cependant de maintenir le sommeil, alors meme que le
reve commence a devenir suspect et atourner aFangoisse.
FREUD.
238 LE REVE
Nous nous disons, tout en dormant : Ce n est qu un
reve , et nous continuons de dormir.
Comment se fait-il que le desir soit assez puissant
pour echapper a la censure? Cela peut tenir aussi bien
au desir qu a la censure. Pour des raisons inconnues, le
desir peut, a un moment donne, acquerir une intensite
excessive ; mais on a 1 impression que c est le plus sou-
v vent a la censure qu est du ce changement dans les rap
ports reciproques des forces en presence. Nous savons
deja que 1 intensite avec laquelle la censure se manifesto
varie d un cas a Fautre, chaque element etanttraite avec
une severite dont le degre est egalement variable. Nous
pouvons ajouter maintenant que cette variability va beau-
coup plus loin et que la censure ne s applique pas tou-
jours avec la meme vigueur au meme element repres-
sible. S il lui est arrive, dans un cas donne, de se trouver
impuissante a Fegard d un desir qui cherche a la sur-
prendre, elle se sert du dernier moyen qui lui reste, a
defaut de la deformation, et fait intervenir le sentiment
d angoisse.
Nous nous apercevons, a ce propos, que nousignorons
pourquoi ces desirs reprimes se manifestent precisement
pendant la nuit, pour troubler notre sommeil. On ne
peut repondre a cette question qu en tenant compte de
la nature de Fetat de sommeil. Pendantle jour ces desirs
sont soumis a une rigoureuse censure qui leur interdit
en general toute manifestation exterieure. Mais pendant
la nuit cette censure, comme beaucoup d autres interets
de la vie psychique, se trouvesupprimeeou tout aumoins
considerablement diminuee, au profit du seui desir du
reve. G est a cette diminution de la censure pendant la
nuit que les desirs defendus doivent la possibilite de se
manifester. II est des nerveux souffrant d insomnie qui
nous ont avoue que leur insomnie etait voulue au debut.
La peur des reves et la crainte des consequences de cet
afl aiblissement de la censure les empechent de s endor-
mir. Que cette suppression de la censure ne constitue
pas un grossier manque de prevoyance, c est ce qu il est
facile de voir. L etatde sommeil paralyse notre motilite ;
nos mauvaises intentions, alors meme qu elles entrent
en action, ne peuvent precisement produire rien d autre
que le reve, qui est pratiquement inoffensif, et cette
REALISATIONS DE DESIRS
situation rassurante trouve son expression dans 1 obser-
vation tout a fait raisonnable du dormeur, observation
faisantpartiede la vie nocturne, maisnonde la vie dereve:
Ge n est qu tin reve . Et puisque ce n est qu un reve,
laissons-le faire, et continuons de dormir.
Si vous vousrappelez, en troisieme lieu, 1 analogie que
nous avons etablie entre le reveur luttant contre ses
desirs et le personnage fictif compose de deux individua-
lites distinctes, mais etroitement rattachees Tune a
1 autre, vous verrez facilement qu il existe une autre
raison pour que la realisation d un desir ait tin efTet
extremement desagreable, a savoir celui d une punition.
Reprenons notre conte des trois desirs : les saucisses sur
1 assiette constituent la realisation directe du desir de la
premiere personne, c est-a-dire de la femme ; les sau
cisses sur le nez de celle-ci sont la realisation du desir
de la deuxieme personne, c est-a-dire du mari, mais
constituent aussi la punition infligee a la femme pour
son absurde desir. Dans les nevroses nous retrouvons
la motivation du troisieme des desirs dont parle le conte.
Or, nombreuses sont ces tendances penales dans la vie
psychique de rhomme ; elles sont tres fortes et respon-
sables d une bonne partie des reves penibles. Vous me
diriez maintenant que tout ceci admis, il ne reste plus
grand chose de la fameuse realisation de desirs. Mais
en y regardant de plus pres, vous constaterez que vous
avez tort. Si 1 on songe a la variete (dont il sera question
plusbas)de ce que le reve pourrait etre et, d apres cer
tains auteurs, de ce qu il est reellement, notre definition :
realisation dun desir, d une crainte, d une punition , est
vraiment une definition bien delimitee. A cela s ajoute
encore le fait que la crainte, 1 angoisse est tout a fait
1 oppose du desir, que dans 1 association les contraires
se trouvent tres rapproches 1 un de 1 autre et se confon-
dent meme, ainsi que nous le savons, dans I inconscient.
Sans dire que la punition est, elle aussi, la realisation
d un desir, du desir d une autre personne, de celle qui
exerce la censure.
G est ainsi qu a tout prendre je n ai fait aucune con
cession a votre parti pris contre la theorie de la realisa
tion de desirs. Maisj ai le devoir, auquel je n entends pas
me soustraire, de vous montrer que n importe quel reve
LE RKVE
deforme n est autre chose que la realisation d un desir.
Rappelez-vous le reve que nous avons deja interprete et
a propos duquel nous avons appris tant de choses inte-
ressantes : le reve tournant autour de 3 mauvaises
places de theatre pour i fl. 5o. Une dame, a laquelle
son mari annonce dans la journee que son amie Elise,
de 3 mois seulement plus jeune qu elle, s est fiancee,
reve qu elle se trouve avec son mari an theatre. Une
partie du parterre est a pen pres vide. Le mari lui dit
qu Elise et son fiance auraient voulu egalement venir an
theatre, mais qu ils ne purent le faire, n ayant trouve
que trois mauvaises places pour i fl. 5o. Elle pense que
le malheur n a pas ete grand. Nous avons appris que les
idees du reve se rapportaient a son regret de s etre mariee
trop tot et au mecontentement que lui causait son mari.
Nous devons avoir la curiosite de rechercher comment
ces tristes idees ont ete elaborees et transformees en
realisation d un desir et ou se trouvent leurs traces dans
le contenu manifeste. Or, nous savons deja que 1 element
trop tot , hativement , a ete elimine du reve par la
censure. Le parterre vide y est une allusion. Le myste-
rieux trois pour i fl. 5o nous devient maintenant plus
comprehensible, grace au symbolisme que nous avons
depuis appris a eonnaitre 1 . Le 3 signifie reellement un
homme et Telement manifeste se laisse traduire facile-
ment : s acheter un mari avec la dot ( Avec ma dot,
j aurais pu m acheter un mari dix fois meilleur. ) Le
mariage est manifestement remplace par le fait de se
rendre au theatre. Les billets ont ete achetes trop tot
est un deguisement de 1 idee : Je me suis mariee trop
tot. Mais cette substitution est 1 efTet de la realisation
du desir. Notre reveuse n a jamais ete aussi mecontente
de son mariage precoce que le jour ou elle a appris la
nouvelle des fiancailles de son amie. II fut un temps ou
elle etait fiere d etre mariee et se considerait comme
superieure a Elise. Les jeunes filles na ives sont souveiit
fieres, une fois fiancees, de manifester leur joie a propos
du fait que tout leur devient permis, qu elles peuvent
voirtoutes les pieces de theatre, assister a tous les spec-
i. Je ne mentiorme pas ici, faute de mat^riaux qu aurait pu fournir Tana-
lyse, une aulre interpretation possible de ce 3 chez une ferame sterile.
REALISATIONS DE D&SIRS
tacles. La curiosite de tout voir, qui se manifeste ici, a
ete tres certainement au debut une curiosite sexuelle, tour-
nee vers la vie sexuelle, surtout vers celle des parents,
et devint plus tard un puissant motif qui decida la jeune
fille a se marier de bonne heure.
G est ainsi que le fait d assister au spectacle devient
une substitution dans laquelle on devine une allusion au
fait d etre mariee. En regrettant actuellementson precoce
mariage, elle se trouve ramenee a 1 epoque ou ce
mariage etait pour eile la realisation d un desir, parce
qu il devait lui procurer la possibilite de satisfaire son
amour des spectacles et, guidee par ce desir de jadis,
elle remplace le fait d etre mariee par celui d aller au
theatre.
Nous pouvons dire que voulant demontrer 1 existence
d une realisation de desir dissimulee, nous n avons pas
precisement choisi 1 exemple le plus commode. Nous
aurions a proceder d une maniere analogue dans tous les
autres reves deformes. Je ne puis le faire devant vous, et
me contenterai de vous assurer que la recherche sera
toujotirs couronnee de succes. Je tiens cependant a m at-
tarder un peu a ce detail de la theorie. L experience m a
montre qu il est un des plus exposes aux attaques et que
c est a lui que se rattachent la plupart des contradictions
et des malentendus. En outre, vous pourriez avoir 1 im-
pression que j ai retire une partie de mes affirmations, en
disant que le reve est un desir realise ou son contraire,
c est-a-dire une angoisse ou une punition realisee, et
vous pourriez juger 1 occasion favorable pourm arracher
d autres concessions. On m avaitaussi adressele reproche
d exposer trop succinctement et, par consequent, d une
facon trop peu persuasive, des choses qui me paraissent
a moi-meme evidentes.
Beaucoup de ceux qui m ontsuivi dans 1 interpretation
des reves et ont accepte les resultats qu elle a donnes
s arretent souvent au point ou finit ma demonstration que
le reve est un desir realise, et demandent : Etant admis
que le reve a toujotirs un sens et que ce sens pent etre
revele par la technique psychanalytique, pourquoi doit-
il, centre toute evidence, etre toujours moule dans la
formule de la realisation d un desir? Pourquoi la pensee
nocturne n aurait-elie pas des sens aussi varies et mul-
2/ 4 3 LE RE YE
tiples que la pensee diurne? Autrement dit, pourquoi le
reve ne correspondrait-il pas une fois a un desir realise,
une autre fois, comme vous en convenez vous-memes, a
son contraire, c est-a dire a une apprehension realisee,
pourquoi n exprimerait-il pas un projet, un avertissement,
une reflexion avec ses pour et contre, ou encore un
reproche, un remorcls, une tentative de se preparer a un
travail imminent, etc. ? Pourquoi exprimerait-il toil jours
et uniquement un desir ou, tout au plus, son contraire?
Vous pourriez penser qu une divergence sur ce point
est sans importance, des Finstant ou Ton est d accord
sur les autres ; qu il suffit que nous ayons decouvert le
sens du reve et le moyen de le decouvrir et qu il importe
peu, apres cela, que nous ayons trop etroiteinent delimite
oe sens. Mais il n en est pas ainsi. Un malentendu sur ce
point est de nature a porter atteinte a toutes nos connais-
sances acquises sur le reve et a diminuer la valeur
qu elles pourraient avoir pour nous lorsqu il s agira de
comprendre les nevroses. II est permis d etre coulant
dans les affaires commercials ; mais lorsqu il s agit de
questions scientifiques, pareille attitude n est pas demise
et pourrait rneme etre nuisible.
Done, pourquoi un reve ne correspondrait-il pas a
autre chose qu a la realisation d un desir? Ma premiere
reponse a cette question sera, comme to uj ours dans les
cas analogues: je n en sais rien. Je ne verraisnul incon
venient a ce qu il en fut ainsi. Mais en realite il n en est
pas ainsi, et c est le seul detail qui s oppose a cette con
ception plus large et plus commode du reve. Ma deuxieme
reponse sera que je ne suis pas moi-meme loin d aclmet-
tre que le reve correspond a des formes de pensee et a
des operations intellectuelles multiples. J ai relate unjour
1 observation d un reve qui s etait reproduit pendant trois
nuits consecutives, ce que j ai explique par le fait que
ce reve correspondait a un projet ^i que, celui-ci execute,
le reve n avait plus aucune raison de se reproduire. Plus
tard j avais public un reve qui correspondait a une con
fession. Comment puis-je done me contredire et affirmer
que le reve n est qu un desir realise?
Je le fais pour ecarter un naif malentendu qui pourrait
rendre vains tous les efforts que nous a coute le reve,
un malentendu qui confond le reve avec les idees latentes
REALISATIONS DE D&SIRS
du reve et applique a celui-la ce qui appartient unique-
ment a celles-ci. II est parfaitement exact que le reve pent
representer tout ce que nous avons enumere plus haut
etyservirde substitution: projet, avertissement, reflexion,
preparatifs, essai de resoudre un probleme, etc. Mais, en
y regardant de pres, vous ne manquerez pas de vous
rendre compte que cela n est exact qu en ce qui concerne
les idees latentes du reve qui se sont transformers pour
devenir le reve. Vous apprenez par Interpretation des
reves que la pensee inconsciente de 1 homme est preoc-
cupee par ces projets, preparatifs, reflexions que le travail
d elaboration transforme en reves. Si vous ne vous inte-
ressez pas, aun moment donne, au travail d elaboration,
et que vous portiez tout votre interetsur 1 ideation incon
sciente de rhomme, vous eliminez celui-la et vous dites
avec raison que le reve correspond a un projet, a un
avertissement, etc. Ce cas est frequent dans 1 activite
psychanalytique : on cherche a detruire la forme qu a
revetue le reve et, a sa place, introduire dansl ensemble
les idees latentes qui ont donne naissance au reve.
Et c est ainsi qu en ne tenant compte que des idees
latentes, nous apprenons en passant que tons ces actes
psychiques si compliques, que nous venons de nommer,
s aecomplissent en dehors de la conscience : resultat
aussi magnifique que troublant I
Mais, pour en revenir a la multiplicite des sens que
peuvent avoir les reves, vous n avez le droit d en parler
que dans la mesure oti vous savez pertinemment que
vous vous servez d une expression abregee et ou vous ne
croyez pas devoir etenclre cette multiplicite a la nature
meme du reve. Lorsque vous parlez du reve , vous
devez penser soit au reve manifesto, c est-a-dire au pro-
duitdu travail d elaboration, soit, ettoutau plus, a ce tra
vail lui-meme, c est-a-dire au processus psychique qui
forme le reve manifeste avec les idees latentes du reve.
Tout autre emploi de cemot ne peut creer que confusion
et malentendus. Si vos affirmations se rapportent, au
dela du reve, aux idees latentes, dites-le directement,
sans masquer le probleme du reve derriere le mode d ex-
pression vague dont vous vous servez. Les idees latentes
sont la matiere que le travail d elaboration transforme
n reve manifeste. Pourquoi voudriez-vous confondre In
LE RtiVE
matiere avec le travail qui lui donne une forme ? En quoi
vous distinguez-vous alors de ceux qui ne connaissaient
que le produitde ce travail, sans pouvoir s expliquer d ou
ce produit vient et comment il estfait?
Le seul element essentiel du reve est constitue par le
travail d elaboration qui agit sur la matiere formee par
les idees. Nous n avons pas le droit de 1 ignorer en theo-
rie, bien que nous soyons obliges de le negliger dana
certaines situations pratiques. L observation analytique
montre egalement que le travail d elaboration ne se
borne pas a dormer a ces idees Texpression archai que on
regressive que vous connaissez : il y ajoute reguliere-
ment quelque chose qui ne fait pas partie des idees
latentes de la journee, mais constitue pour ainsi dire la
force motrice de la formation du reve. Cette indispensable
addition n est autre que le desir, egalement inconscient,
et le contenu du reve subit une transformation ayant pour
but la realisation de ce desir. Dans la mesure ou vous
envisagez le reve en vous placant au point de vue des
idees qu il represente, il peut done signifier tout ce que
Ton voudra : avertissement, projet, preparatifs, etc. ;
mais il est to uj ours en meme temps la realisation d un
desir inconscient, et il n est que cela, si vous le considerez
comme 1 effet du travail d elaboration. Un reve n est done
jamais un projet tout court, un avertissement tout
court, etc., mais toujours un puojet on nn avertissement
ayant recu grace a un desir inconscient, un mode d ex-
pression archai que et ayant ete transforme en vue de la
realisation de ce desir. Un des caracteres, la realisation
de desir, est un caractere constant ; 1 autre peut varier ;
il peut etre egalement un desir, auquelcasle reve repre
sente un desir latent de la journee realise a 1 aide d un
desir inconscient.
Je comprends tout cela tres bien, mais je ne sais si j ai
reussi a vous le rendre egalement intelligible. C est qu il
m est difficile de vous le demontrer. Gette demonstration
exige, d une part, une analyse minutieuse d un grand
nombre de re" ves et, d autre part, ce point le plus epineux
et le plus significatif de notre conception du reve ne peut
pas etre expose d une maniere persuasive sans etre
rattache & ce quiva suivre. Groyez-vous vraimentqu etant
donnes les liens etroits qui rattachentles chosesles unes
REALISATIONS DE DES1HS 2^5
aux autres, on puisse approfondir la nature de 1 une,
sans se soucier des autres ayant une nature analogue ?
Comnie nous ne savons encore rien des phenomenes qui
se rapprochent le plus du reve, a savoir des symptomes
nevrotiques, nous devons nous contenter des points
momentanement acquis. Je vais seulement elucider
devant vous encore un exemple et vous soumettre une
nouvelle consideration.
Reprenons une fois de plus le reve dont nous nous
sommes dej;k occupes a plusieurs reprises, du reve ayant
pour objet 3 places de theatre pour i fl. 5o. Je puis vous
assurer que lorsque je 1 ai choisi comme exemple pour la
premiere fois, ce fut sans aucune intention. Vous con-
naissez les idees latentes de ce reve : regret de s etre
mariee trop tot, regret eprouve a la nouvelle des fian-
cailles de ramie ; sentiment de mepris a 1 egard du mari ;
idee qu elle aurait pu avoir un meilleur mari si elle
avait voulu attendre. Vous connaissez egalement le desir
qui a fait de toutes ces idees un reve : c est 1 amour des
spectacles, le desir de frequenter les theatres, ramifica
tion probablement de Tancienne curiosite d apprendre
enfm ce qui se passe lorsqu on est mariee. On sait que
chez les enfants cette curiosite est en general dirigee
vers la vie sexuelle des parents ; c est done une curiosite
infantile et, dans la mesure ou elle persiste plus tard,
elle est une tendance dont les racines plongent dans la
phase infantile de la vie. Mais la nouvelle apprise pen
dant la journee ne fournissait aucun pretexte a cet
amour des spectacles : elle etait seulement de nature a
eveiller le regret et le remords. Ge desir ne faisait pas
tout d abord partie des idees latentes du reve et nous
pumes, sans en tenir compte, ranger dans 1 analyse le
resultat de 1 interpretation du reve. Mais la contrariete
en elle-mme n etait pas non plus capable de produire le
reve. Les idees : ce fut une absurdite de ma part de me
marier si tot ne purent donner lieu a un reve qu apres
avoir reveille 1 ancien desir de voir enfm ce qui se passe
lorsqu on est mariee. Ce desir forma alors le contenu du
reve, en remplacantle mariage par une visite au theatre,
et lui donna la forme d une realisation d un r&ve ante-
rieur : oui, moi je puis aller au theatre et voir tout ce qui
est defendu, tandis que toi, tu ne le peux pas. Je suis
246 LE REVE
mariee, et loi, tu dois encore attendre. G est ainsi que la
situation actuelle a ete transformed en son contraire et
qu un ancien triomphe a pris la place d une deception
recente. Melange d une satisfaction de 1 amourdes spec
tacles et d une satisfaction egoi ste procures par le
triomphe sur une concurrente. C est cette satisfaction qui
determine le contenu manifeste du reve, ce content! etant
qu elle se trouve au theatre, alors que son amie ne pent
y avoir acces. Sur cette situation de satisfaction sont
greffees, a litre de modifications, sans rapport avec elle
et incomprehensibles, les parties du contenu du reve
derriere lesquelles se dissimulent encore les idees
latentes. L interpretation du reve doit faire abstraction
de tout ce qui sert a representer la satisfaction du desir
et reconstituer d apres les seules allusions dont nous
venons de parler les penibles idees latentes du reve.
La consideration que je me propose de vous soumettre
est destinee a attirer votre attention sur les idees latentes
qui se trouvent maintenant occuper le premier plan. Je
vous prie de ne pas oublier : en premier lieu, que le
reveur n a aucune conscience de ces idees ; en deuxieme
lieu, qu elles sont parfaitement intelligibles et cohe-
rentes, de sorte qu elles peuvent etre concues commedes
reactions tout a fait naturelles a 1 evenement qui a servi
de pretexte au reve ; et enfin, en troisieme lieu, qu elles
peuvent avoir la meme valeur que n importe quelle ten
dance psychique ou operation intellectueile. J appellerai
maintenant ces idees restes diurnes , en donnant a ces
mots un sens plus rigoureux qne precedeminent. Pen
1 importe d ailleurs que le reveur convienne ou non de ces
restes. Ceci fait, j etablis une distinction entre restes
diurnes et idees latentes ; et, conformement a 1 usage que
nous avons fait precedemment de ce dernier terme, je
designerai par idees latentes tout ce que nous apprenons
par Interpretation des reves, les restes diurnes n etant
qu une partie des idees latentes. Nous disons alors que
quelque chose appartenant egalement a la region de
Tinconscient est venu s ajouter aux restes diurnes, que
ce quelque chose est un desir intense, mais reprime, et
que c est ce desir seul qui a rendu possible la formation
du reve. L action exercee par ce desir sur les restes
diurnes fait surgir d autres idees latentes qui^ elles, ne
REALISATIONS DE BESIRS 247
peuvent plus etre consiclerees comme rationnelles et
explicables par la vie eveillee.
Pour illustrer les rapports existant entre les restes
diurnes et le desir inconscient, je m etais servi d une
comparaison que je ne puis que reproduire ici. Chaque
enlreprise a besoin d un capitaliste subvenant aux
depenses et d un entrepreneur ayant une idee et sachant
la realiser. C est le desir inconscient qui, dans la forma
tion d un reve, joue toujours le role du capitaliste; c est
lui qui fournit 1 energie. psychique necessaire a cette
formation. L entrepreneur est represente ici par le reste
diurne qui decide de Femploi de ces fonds, de cette ener-
gie. Or, dans certains cas, c est le capitaliste lui-meme
qui pent avoir 1 idee et posseder les connaissances spe-
ciales qu exige sa realisation, dememe que dans d autres
cas, c est 1 entrepreneur lui-meme qui pent posseder les
capitaux necessaires pour mener a bien 1 entreprise.
Ceci simplifie la situation pratique, tout en rendant plus
difficile sa comprehension theorique. Dans 1 economie
politique, on decompose toujours cette personne unique,
pour 1 envisager separement sous Faspect du capitaliste
et sous celui de 1 entrepreneur; ce que faisant on reta-
blitla situation fondamentale qui a servi de point de depart
a notre comparaison. Les memes variations, dont je vous
laisse libres de suivre les modalites, se produisent lors
de la formation de reves.
Nous ne pouvons pas, pour le moment, aller plus loin,
car vous etes sans doute depuis longtemps tourmentes
par une question qui merite d etre enfin prise en consi
deration. Les restes diurnes, demandez-vous, sont-ilsvrai-
ment inconscients dans le meme sens que le desir incon
scient, dontl intervention est necessaire pour les rendre
aptes a provoquer un reve ? Rien de plus fonde que cette
question. En la posant, vous prouvez que vous voyez
juste, car la estle point saillant de toute 1 affaire. Eh bien,
les restes diurnes ne sont pas inconscients dans le meme
sens que le desir inconscient. Le desir fait partie d un
autre inconscient, de celui que nous avons reconnu
comme etant d origine infantile et pourvu de mecanismes
speciaux. II serait d ailleurs indique de distinguer ces
deux varietes d inconscient en donnant a chacune une
designation speciale. Mais nous attendrons pour le faire,
248 LE R&VE
jusqu k ce que nous nous soyons familiarises avec la pheno >
menologie des nevroses. On reproche deja a notre theo-
rie son caractere fantaisiste, parce que nous admettons
un seul inconscient ; que dira-t-on quand nous aurons
avoue que pour nous satisfaire il nous en faut au moins
deux?
Arretons-nous la. Vous n avez encore entendu que des
choses incompletes ; mais n est-il pas rassurant de pen-
ser que ces connaissances sont susceptibles d un deve-
loppement qui sera effectue un jour soil par nos propres
travaux, soit par les travaux de ceux qui viendront apres
nous? Et ce que nous avons deja appris n est-il pas suf-
fisamnient nouveau et surprenant?
CHAPITRE XV
INCERTITUDES ET CRITIQUES
Je ne veux pas abandonner le domaine du reve sans
m occuper des principaux doutes et des principales incer
titudes auxquels les nouvelles conceptions exposees dans
les pages qui precedent peuvent dormer lieu. Ceux
d entre mes auditeurs qui m ont suivi avec quelque
attention ont deja sans doute d eux-memes reuni certains
materiaux se rapportant a cette question.
i. Vous avez pu avoir 1 impression que, malgre 1 ap-
plication correcte de notre technique, les resultatsfournis
par notre travail d interpretation des reves sont entaches
de tant d incertitudes qu une reduction certaine du reve
rnanifeste aux idees latentes en devient impossible. Vous
direz, a 1 appui de votre opinion, qu en premier lieu on
ne sait jamais si tel element donne du reve doit etre
compris au sens propre ou au sens symbolique, car les
objets employes a litre de symboles ne cessent pas pour
cela d etre ce qu ils sont. Et puisque, sur ce point, nous
ne possedons aucun critere de decision objectif, 1 inter-
pretation se trouve abandonnee a 1 arbitraire de 1 inter-
prete. En outre, par suite de la juxtaposition de contraires
effectuee par le travail d elaboration, on ne sait jamais
d une facon certaine si tel element donne du reve doit
etre compris au sens negatifou au sens positif, s il doit
etre considere comme etant lui-meme ou comme etant
son contraire : nouvelle occasion pour 1 interprete d exer-
cer son arbitraire. En troisieme lieu, vu la frequence
des inversions dans le reve, il est loisible a 1 interprete
de considerer comme une inversion n importe quel pas
sage du reve. Enfin, vous invoquerez le fait d avoir en-
tendu dire qu on peut rarement affirmer avec certitude
que Interpretation trouvee soit la seule possible : on
court ainsi le risque de passer a cote de Interpretation.
250 LE RKVE
la plus vraisemblable. Et votre conclusion sera que, dans
ces conditions, 1 arbitraire de 1 interprete pent s exercer
dans un champ excessivement vaste, dont 1 extension
semble incompatible avec la certitude objective des re-
sultats, Ou encore vous pouvez supposer que 1 erreur ne
tient pas au reve, mais que les insuflisances de notre
interpretation decoulent des inexactitudes de nos concep
tions etde nos presuppositions.
Ces objections sont irreprochables, mais je ne pense
pas qu elles justifient vos conclusions, d apres lesquelles
^interpretation, telle que nous la pratiquons, serait aban-
donnee a 1 arbitraire, tandis que les defauts que pre-
sentent nos resultats mettraient en question la l&gitimite
de notre methode. Si, au lieu de parler de 1 arbitraire de
1 interprete, vous disiez que 1 interpreiation depend de
1 habilete, de 1 experience, de Intelligence de celui-ci,,
je ne pourrais que me ranger a votre avis. Le facteur
personnel ne peut etre elimine, du moins lorsqu on se
trouve en presence de faits d une interpretation quelque
peu difficile. Qu un tel nianie mieux ou moins bienqu un
autre une certaine technique, c est la une chose qu il est
impossible d empecher, 11 en est d ailleurs ainsi dans
toutes les manipulations techniques. Ce qui, dans
1 interpretation des reves, apparait comme arbitraire, se
trouve neutralise par le fait qu en regie generate le lien
qui existe entre les idees du reve, celui qui existe entre
le reve lui-meme et la vie du reveur et, enfin, toute la
situation psychique au milieu de laquelle le reve se de-
rouie permettent, de toutes les interpretations possibles,
de n en choisir qu une et de rejeter toutes les autres
comme etant sans rapport avec le cas dont il s agit. Mais
le raisonnement qui conclut des imperfections de rinter
pretation a 1 inexactitude de nos deductions trouve sa
refutation dans une remarque qui fait precisement res-
sortir comme une propriete necessaire du reve son inde-
termination meme et la multiplicity des sens qu on peut
lui attribuer.
J ai dit plus haut, et vous vous en souvenez sans doute>
que le travail d elaboration donne aux idees latentes un
mode d expression primitif, analogue a 1 ecriture figuree.
Or, tons les systemes d expression primitifs presentent
de ces indeterniinations et doubles sens, sans que nous
INCERTITUDES ET CRITIQUES 261
ayons pour cela le droit de mettre en doute la possibility
de leur utilisation. Vous savez que la rencontre des con-
traires dans le travail d elaboration est analogue a ce
qu on appelle 1 opposition de sens des radicaux dans
les langues les plus anciennes. Le ILiguiste R. Abel
(i884) auquel nous devons d avoir signale ce point de
vue nous previent qu il ne faut pas croire que la commu
nication qu une personne fait a tine airtre a 1 aide de mot&
aussi ambivalents possede de ce fait un double sens. Le
ton et le geste sontla pour indiquer, dans 1 ensemble du
discours, d une facon indiscutable, celle des deux oppo
sitions que la personne qui parle vent communiquer a
celle qui ecoute. Dans 1 ecriture ou le geste manque, le
sens est designe par un signe figure qui n est pas destine
a etre prononce, par exemple par 1 image d un homme
paresseusement accroupi ou vigoureusement redresse,
selon que le mot Ken, a double sens, de 1 ecriture hiero-
glyphique doit designer faible ou fort. C est ainsi
qu cn evitait les malentendus, malgre la multiplicite de-
sens des syllabes et des signes.
Les anciens systemes d expression, par exemple les
ecritures de ces langues les plus anciennes, presentent
de nombreuses indeterminations que nous ne tolererions
pas dans nos langues actuelles. G est ainsi que dans cer-
taines langues semitiques les consonnes des mots sont
seules designees. Quant aux voyelles omises, c est au
lecteur de les placer, selon ses connaissances et d apres
1 ensemble de la phrase. L ecriture hieroglyphique pro-
cedant, sinon tout a i ait de meme, d une facon tres ana
logue, la prononciation de 1 ancien egyptien nous est
inconiiue. L ecriture sacree des Egyptiens connait encore
d autres indeterminations. C est ainsi qu il est laisse a
1 arbitraire de 1 ecrivain de ranger les images de droite
a gauche ou de gauche a droite. Pour pouvoir lire, on
doit s en tenir au precepte que la lecture doit etre faite
en suivant les visages des figures, des oiseaux, etc. Mais
1 ecrivain pouvait encore ranger les signes figures dans
le sens vertical, et lorsqu il s agissait de faire des inscrip
tions sur de petits objets, des considerations d esthetique
ou de symetrie pouvaient lui faire adopter une autre
succession des signes. Le facteur le plus troublant dans
1 ecriture hieroglyphique, c est qu elle ignore la separa-
3 52 LE REVE
tion des mots. Les signes se succedent sur la feuille a
egale distance les uns des autres etl on ne salt a pen pres
jamais si tel signe fait encore partie de celui qui le pre
cede ou constitue le commencement d un mot nouveau.
Dans 1 ecriture cuneiforme persane, au contraire, les mots
sont separes par un coin oblique.
La langue et 1 ecriture chinoises, tres anciennes, sont
aujourd hui encore employees par 4oo millions d hommes.
Ne croyez pas que j y comprenne quoi que ce soit. Je me
suis seulement documente, dans Fespoir d y trouver des
analogies avec les indeterminations des reves, et mon
attente n a pas ete decue. La langue chinoise est pleine
de ces indeterminations, propres a nous faire fremir. On
sait qu elle se compose d un grand nombre de syllabes
qui peuvent etre prononcees soit isolement, soit combi-
nees en couples. Un des principaux dialectes possede
environ /loo de ces syllabes. Le vocabulaire de ce dia-
lecte disposant de [\ ooo mots environ, il en resulte que
chaque syllabe a en moyenne dix significations, done cer-
taines en ont moms et d autres davantage. Comme Fen-
semble ne permet pas toujours de deviner celle des dix
significations que la personne qui prononce une syllabe
donnee veut eveiller chez celle qui 1 ecoute, on a invente
une foule de moyens destines a parer aux malentendus.
Parmi ces moyens, il faut citer Tassociation de deux
syllabes en un senl mot et la prononciation de la meme
syllabe sur quatre tons differents. Une circonstance
encore plus interessante pour notre comparaison, c est
que cette langue ne possede pas de grammaire, ou a pen
pres. II n est pas un seul mot monosyllabique dont on
puisse dire s il est substantif, adjectif ou verbe et aucun
mot ne presente les modifications destinees a designer le
genre, le nombre, le temps, le mode. La langue ne se
compose ainsi que de materiaux bruts, de meme que
notre langue abstraite est decomposee par le travail
d elaboration en ses materiaux bruts, par 1 elimination
de 1 expression des relations. Dans la langue chinoise, la
decision, dans tons les cas d indetermination, depend de
1 intelligence de Fauditeur qui se laisse guider par 1 en-
semble. J ai note 1 exemple d un proverbe chinois dont
voici la traduction litterale :
peu (que) voir, beaucoup (qui) merveilleux.
INCERTITUDES Et CRITIQUES 253
Ce proverbe n est pas difficile a comprendre. II pent
signifier : moins on a vu de choses, et plus on est porte a
admirer. Ou : il y a beaucoup a admirer pour celui qui a
peu vu. II ne peut naturellement pas etre question d une
decision entre ces deux traductions qui ne different que
grammaticalement. On nous assure cependant que, mal-
gre ces indeterminations, la langue chinoise constitue
un excellent moyen d echange d idees. L indetermination
n a done pas pour consequence necessaire la multipli-
cite de sens.
Nous devons cependant reconnaitre qu en ce qui con-
cerne le systeme d expression du reve, la situation est
beaucoup moins favorable que dans le cas des langueset
ecritures anciennes. C est que ces dernieres sont, apres
tout, destinees a servir de moyen de communication,
done a etre comprises par un moyen ou par un autre.
Or, c est precisement ce caractere qui manque au reve.
Le reve ne se propose de rien dire a personne et, loin
d etre un moyen de communication, il est destine a rester
incompris. Aussi ne devons-nous ni nous etonner ni nous
laisser induire en erreur par le fait qu un grand nombre
de polyvalences et d indeterminations du reve echappent
a notre decision. Le seul resultat certain de notre com-
paraison est que les indeterminations, qu on avail voulu
utiliser comme un argument contre le caractere con-
cluant de nos interpretations de rves, sont normalement
inherentes a tous les systemes d expression primitifs.
Le degre de comprehensibilite reel du reve ne peut
etre determine que par 1 exercice et 1 experience. A mon
avis, cette determination peut etre poussee assez loin, et
les resultats obtenus par des analystes ayant recu une
bonne discipline, ne peuvent que me confirmer dans mon
opinion. Le public profane, meme a tendances scienti-
fiques, se complait a opposer un scepticisme dedaigneux
aux difficultes et incertitudes d une contribution scienti-
fique. Bien injustement, a mon avis. Beaucoup d entre
vous ignorent peut-etre qu une situation analogue s etait
produite lors du dechiffrement des inscriptions babylo-
niennes. II fut m&me un temps ou 1 opinion publique
alia jusqu a taxer de fumistes les dechiffreurs d in-
scriptions cuneiformes et a trailer toute cette recherche
de charlatanisme . Mais en 1867 ^ a Royal Asiatic So-
FREVD. 16
a54 LE REVE
ciety fit ime epreuve decisive. Elle invita quatre des plus
eminents specialistes, Rawlinson, Hincks, Fox Talbot et
Oppert a lui adresser, sous enveloppe cachetee, quatre
traductions independantes d une inscription cuneiforme
qui venait d etre decouverte et, apres avoir compare les
quatre lectures, elle put annoncer qu elles s accordaient
suffisamment pour justifier la confiance dans les resultats
deja obtenus et la certitude de nouveaux prqgres. Les
railleries des profanes cultives se sont alors peu a pen
eteintes et le dechiffrage des documents cuneiformes
s est poiirsuivi avec une certitude croissante.
2. Une autre serie d objections se rattache etroitement
a rimpression a laquelle vous n avez pas echappe vous-
memes, a savoir que beaucoup de solutions que nous
sommes obliges d accepter a la suite de nos interpreta
tions paraissent forcees, artificielles, tirees par ies che-
veux, done deplacees et souvent meme comiques. Les
objections de ce genre sont tellement frequentes que je
n aurais que 1 embarras du choix si je voulais vous en
citer quelques-unes : je prends au hasard la derni6re qui
soit venue a ma connaissance. Ecoutez done : dans la
Libre Suisse un directeur de seminaire a ete receniment
releve de son poste pour s etre occupe de psychanalyse.
II a naturellement proteste contre cette mesure, et un
journal bernois a rendu public le jugement formule stir
son compte par les autorites scolaires. Je n extrais de ce
jugement que quelques propositions se rapportant a la
psychanalyse : En outre, beaucoup des exemples qui
se trouvent dans le Irvre cite du D r Pfister frappent par
leur caract6re recherche et artificieux... II est vraiment
etonnant qu un directeur de seminaire accepte sans cri
tique toutes ces affirmations et tons ces semblants de
preuves. On veut nous faire accepter ces propositions
comme la decision d un juge impartial . Je crois
plutot que c est cette irnpartialite qui est artifi-
cieuse . Examinons d un peu plus pres ces jugements,
dans 1 espoir qu un peu de reflexion et de competence
ne peuvent pas faire de mal, meme a un esprit impartial.
II est vraiment amusant de voir la rapidite et Fassu-
rance avec lesquelles les gens se prononcent sur une
quest! o-n epineuse de la psychologic de 1 inconscient, en
n ecoutant que leur premiere impression. Les interpreta-
INCERTITUDES ET CRITIQUES 2 55
tions leur paraissent recherchees et forcees, elles leur
deplaisent; done elles sont fausses, et tout ce travail ne
vaut rien. Pas une minute 1 idee ne leur vient a 1 esprit
qu il puisse y avoir de bonnes raisons pour que les in
terpretations aient eette apparence et qu il vaille la peine
de chercher ces raisons.
La situation dontnous nous occupons caracterise prin-
cipalement les resultats du deplacement qui, ainsi que
vous le savez, cpnstitue le moyen le plus puissant dont
dispose la censure des reves. C est a Taide de ce moyen
que la censure cree des formations substitutives que nous
avons designees comme etant des allusions. Mais ce sont
la des allusions difficiles a reconnaitre comme telles, des
allusions dont il est difficile de trouver le substrat et qui
se rattachent a ce substrat par des associations exte-
rieures tres singulieres et souvent tout a fait inaccoutu-
mees. Mais il s agit dans tous ces cas de choses destinees
a rester cachees, et c est ce que la censure veut obtenir.
Or, lorsqu une chose a ete cachee, on ne doit pas s at-
tendre a la trouver a 1 endroit ou elle devrait se trouver
normalement. Les commissions de surveillance des fron-
tieres qui fonctionnent aujourd hui sont sous ce rapport
beaucoup plus rusees que les autorites scolaires suisses.
Elles ne se contentent pas de 1 examen de portefeuilles
et de poches pour chercher des documents et des des-
sins : elles supposent que les espions et les contreban-
diers, pour mieux dejouer la surveillance, peuvent cacher
ces objets defendus dans des endroits ou on s attendait
le moins a les trouver, comme, par exemple, entre les
doubles semelies de leurs chaussures. Si les objets
caches y sont retrouves, on peut dire qu on s est donne
beaucoup de mal pour les chercher, mais aussi que les
recherches n ont pas ete vaines.
En admettant qu il puisse y avoir entre un element
latent du rve et sa substitution manifeste les liens les
plus eloignes, les plus singuliers, tantot comiques, tantot
ingenieux en apparence, nous ne faisons que nous con-
former aux nombreuses experiences fournies par des
exemples dont nous n avons generalement pas trouve la
solution nous-memes. II est rarement possible de trouver
par soi-meme des interpretations de ce genre ; ntil
homme sense ne serait capable de decouvrir le lien qui
256 LE I{YE
rattache tel element latent a sa substitution manifesto.
Tantot le reveur nous fournit la traduction d emblee,
grace a une idee qui lui vient directement a propos du
reve (et cela, il le peut, car c est chez lui que s est pro-
duite cette formation substitutive), tantot il nous fournit
assez de materiaux, grace auxquels la solution, loin
d exiger une penetration particuliere, s impose d elle-
meme avec une sorte de necessite. Si le reveur ne nous
vient pas en aide par 1 un ou par Fautre de ces deux
moyens, Felement manifeste donne nous reste a jamais
incomprehensible. Permettez-moi de vous citer a ce pro
pos encore un cas que j ai eu 1 occasion d observer re-
cemment. Une de mes patientes, pendant qu elle est en
traitement, perd son pere. Tout pretexte lui est bon de-
puis, pour le faire revivre en reve. Dans un de ces reves,
dont les autres conditions ne se pretent d ailleurs a au-
cune utilisation, son pere lui apparait et lui dit : II est
onze heures un quart, onze heures et demie, midi moins
le quart. Elle put interpreter cette particularity du reve,
en se souvenant que son pere aimait bien voir ses enfants
etre exacts pour Fheure du dejeuner. II y avail certaine-
ment un rapport entre ce souvenir et relement du reve,
sans que celui-la permit de formuler une conclusion
quelconque quant a 1 origine de celui-ci. Mais la marche
du traitement autorisait le soupcon qu une certaine atti
tude critique, mais refoulee, a Fegard du pere aime et
venere, n etait pas etrangere a la production de ce reve.
En continuant a evoquer ses souvenirs, en apparence de
plus en plus eloignes du reve, la reveuse raconte qu elle
avait assiste la veille a une conversation sur la psycho
logic, conversational! cours delaquelle un de ses parents
avait dit : L hornme primitif (der Urmensch) survit en
nous tous. Et, maintenant,nous croyons la comprendre.
11 y eut la pour elle une excellente occasion de faire
revivre de nouveau son pere. Elle le transforma dans son
reve en homme de Fheure (Uhrmenschy et lui fit annoncer
les quarts de 1 heure meridienne.
11 y a la evidemment quelque chose qui fait penser a
un jeu de mots, et il est arrive souvent qu on a attribue
i. Jeu de roots ; Urmensch (bomrae priinitiF) et Uhrmensch (homme de
hen re).
INCERTITUDES ET CRITIQUES 267
a 1 interprete des jeux de mots qui avaient pour auteur
le reveur. II existe encore d autres exemples ou il n est
pas du tout facile de decider si Ton se trouve en presence
d un jeu de mots ou d un r6ve. Mais nous avons deja
connu les memes doutes a propos de certains lapsus de
la parole. Un homme raconte avoir reve que son oncle
lui avail donne un baiser pendant qu ils etaient assis en
semble dans Vauto (mobile) de celui-ci. II ne tarde d ail-
leurs pas a donner 1 interpretation de ce reve. II signifie
autoerotisme (terme emprunte a la theorie de la libido et
signifiant la satisfaction erotique sans participation d un
objet etranger). Get homme se serait-il permis de plai-
santer et nous aurait-il donne pour un reve ce qui n etait
de sa part qu un jeu de mots ? Je n en crois rien. A mon
avis, il a reellement eu ce reve. Mais d ou vient cette
frappante ressemblance ? Cette question m a fait faire
autrefois une longue digression, en m obligeant a sou-
mettre a une etude approfondie le jeu de mots lui-meme.
J ai abouti & .ce resultat qu une serie d idees conscientes
est abandonnee momentanement a 1 elaboration incon-
sciente d ou elle ressort ensuite a 1 etat de jeu de mots.
Sous I influence de 1 inconscient, ces idees conscientes
subissent 1 action des mecanismes qui y dominent, a
savoir de la condensation et du deplacement, c est-a-dire
des processus memes que nous avons trouves a 1 oeuvre
dans le travail d elaboration : c est uniquement a ce fait
qu on doit attribuer la ressemblance (lorsqu elle existe)
entre le jeu de mots et le reve. Mais le reve-jeu de
mots , phenomene non-intentionnel, ne procure rien de
ce plaisir qu on eprouve lorsqu on a reussi un jeu de
mots pur et simple. Pourquoi? G est ce que vous ap-
prendrez si vous avez 1 occasion de faire une etude ap
profondie du jeu de mots. Le rve-calembour man
que d esprit ; loin de nous faire rire, il nous laisse
froids.
Nous nous rapprochons, sur ce point, de 1 ancienne
interpretation des songes qui, a cote de beaucoup de
materiaux inutilisables, nous a laisse pas mal d excellents
exemples que nous ne saurions nous-memes depasser.
Je ne vous citerai qu un seul reve de ce genre, ^ cause
de sa signification historique. Ge reve, qui appartient a
Alexandre le Grand, est raconte, avec certaines varian-
258 LE REVE
tes, par Plutarque et par Artemidore d Ephese. Alors
que le roi assiegeait la ville de Tyr qui se defendait avec
acharnement (522 av. J.-C.), il vit en reve un satyre dan-
sant. Le devin Aristandre, qui suivaitrarmee, interpreta
ce reve, en decomposant le mot satyros en aa Tupo?
(Tyr est a toi) ; il crtit ainsi promettre au roi la prise de
la ville. A la suite de cette interpretation, Alexandre se
decida a continuer le siege et finit par conquerir Tyr.
L interpretation, qui parait assez artificieuse, etait incon-
testablement exacte.
3. Vous serez sans doutesingulierement impressionnes
d apprendre que des objections ont ete soulevees contre
notre conception du reve, meme par des personnes qui
se sont, en qualite de psychanalystes, occupees pendant
longtemps de l interpretation des reves. 11 eut ete eton-
nant qu une source aussi abondante de nouvelles erreurs
fut restee inutilisee, et c est ainsi que la confusion de
notions et les generalisations injustifiees auxquelles on
s etait livre a ce propos ont engendre des propositions
qui, par leur inexactitude, se rapprochent beaucoup de
la conception medicale du reve. Vous connaissez deja
vine de ces propositions. Elle pretend que le reve con-
siste en tentatives d adaptation au present et de solution
de taches futures, qu il poursuit, par consequent, une
tendance prospective (A. Maeder). Nous avons deja
montre que cette proposition repose sur la confusion en-
tre le reve et les idees latentes du reve r qu elle ne tient
par consequent pas compte du travail d elaboration. En
tant qu elle se propose de caracteriser la vie psychique
inconsciente dont font partie les idees latentes du reve,
elle n est ni nouvelle, ni complete, car 1 activite psychi
que inconsciente s occupe, outre la preparation de 1 ave-
nir, de beaucoup d a itres choses encore. Sur une confu
sion bien plus faeheuse repose Tauirination qu on trouve
derriere chaque reve la clause de la mort . Je ne sais
exactement ce que cette formule signifie, mais je sup
pose qu elle decoule de la confusion entre le reve et toute
la personnalite du reveur.
Comme echantillon d une generalisation injustifiee.
tiree de quelques bons exemples, je citerai la proposi
tion d apres laquelle chaque reve serait susceptible de
deux interpretations : l interpretation dite psychanaly-
INCERTITUDES ET CRITIQUES
tlque, telle que nous 1 avons exposee, et [ interpretation
dite anagogique qui fait abstraction des desirs etvise a
la representation des fonctions psychiques superieures
(V, Silb.erer). Les reves de ce genre existent, mais vous
tenteriez en vain d etendre cette conception, ne fut-ce
qu a la majorite des reves. Et apres tout ce que vous avez
entendu, vous trouverez tout a fait inconcevable I affir
mation d apres laquelle tous les reves seraient bisexueis
et devraient etre interpretes dans le sens d une rencon
tre entre les tendances qu on pent appeler males et feme] -
les (A, Adler). II existe naturellement quelques reves
isoles de ce genre et vous pourriez apprendre plus tard
qu ils presentent la meme structure que certains symp-
tomes hysteriques. Je mentionne toutes ces decouvertes
de nouveaux caracteres generaux des reves, afin de vous
mettre en garde centre elles ou tout an moins de ne pas
vous laisser le moindre doute quant a mon opinion a
ieur sujet.
!\. On avait essaye de compromettre la valeur objective
des recherches sur le rve en alleguant que les sujets
soumis au traitement psychanalytique arrangent leurs
reves conformernent aux theories preferees de leurs me-
decins, les uns pretendant avoir surtout des reves sexuels,
d autres des reves de puissance et d autres encore des
reves de palingenesie (W. Stekel). Mais cette observa
tion perd, a son tour, de la valeur, lorsqu on songe que les
hommes avaient reve avant que fut invente le traitement
psychanalytique susceptible de guider, de diriger leurs
reves et que les sujets aujourd hui en traitement avaient
I habitude de rever avant qu ils fussent soumis a u traite
ment. Les fails sur lesquels se fonde cette objection sont
tout a fait comprehensibles et nullement prejudiciables
& la theorie du reve. Les restes diurRes qui suscitent le
reve sont fournis par les interets intenses de la vie eveil-
lee. Si les paroles et les suggestions du medecin on-t
acquis pour 1 analyse une certaine importance, elles s in-
tercalent dans 1 ensemble des restes diurnes et peuvenl,
tout comme les autres interets affectifs, non encore satis-
faits, du jour, fournir au reve des excitations psychiques
et agir a 1 egal des excitations somatiques qui influen-
centle dormeur pendant le sommeil. De meme que les
autres agents excitateurs de reves, les idees eveillees par
260 LE
le medecin peuvent apparaitre dans le reve manifesto ou
etre decouvertes dans le contenu latent du reve. Nous
savons qu il est possible de provoquer experimentale-
ment des reves ou, plus exactement, d introduire dans
le reve une partie des materiaux du reve. Dans ces in
fluences exercees sur les patients, 1 analyste joue un role
identique a celu i de i experimentateur qui, comme Mourly-
Vold, fait adopter aux membres des sujets de ses expe
riences certaines attitudes determinees.
On peut suggerer au reveur 1 objet de son reve, maia
il est impossible d agir sur ce qu il va rever. Le meca-
nisme du travail d elaboration et le desir inconscient du
r6ve echappent a toute influence etrangere. En exami-
nant les excitations somatiques des reves, nous avons
reconnu que la particularity et i autonomie de la vie de
reve se revelent dans la reaction par laquelle le reve
repond aux excitations corporelles et psychiques qu il
recoit. G est ainsi que Tobjection dont nous nous occu-
pons ici et qui voudrait mettre en doute 1 objectivite des
recherches sur le reve est fondee a son tour sur une
confusion, qui est celle du reve avec les materiaux du
reve.
C est la tout ce que je voulais vous dire concernant
les problemes qui se rattachent au reve. Vous devinez
sans doute que j ai omis pas mal de choses et vous vous
etes apercu quej ai ete oblige d etre incomplet sur beau-
coup de points. Mais ces defauts de mon expose tien-
nent aux rapports qui existent entre les phenomenes du
reve et les nevroses. Nous avons etudie le reve a titre
d introduction a 1 etude des nevroses, ce qui etait beau-
coup plus correct que si nous avions fait le contraire.
Mais de meme que le r6ve prepare a la comprehension
des nevroses, il ne peut, a son tour, etre compris dans
tous ses details, qu apres qu on a acquis une.connais-
sance exacte des phenomenes nevrotiques.
J ignore ce que vous en pensez, mais je puis vous assu
rer que je ne regrette nullement de vous avoir tant in-
teresse aux problemes du r6ve et d avoir consacre a
1 etude de ces problemes une si grande partie du temps
dont nous disposons. II n est pas d autre question dont
1 etude puisse fotirnir aussi rapidement la conviction de
1 exactitude des propositions de la psychanalyse. II faut
INCERTITUDES ET CRITIQUES 261
plusieurs mois, voire plusieurs annees de travail assidu
pour montrer que les symptomes d un cas de mala-
die nevrotique possedent tin sens, servent a une inten
tion et s expliquent par 1 histoire de la personne souf-
frante. Au contraire, il faut seulement un effort de
plusieurs heures pour obtenir le meme resultat, en pre
sence d un reve qui se presente tout d abord comme con-
fus et incomprehensible, et pour obtenir ainsi une
confirmation de toutes les presuppositions de la psycha-
nalyse concernant 1 inconscience des processus psychi-
ques, les mecanismes auxquels ils obeissent et les ten
dances qui se manifestent a travers ces processus. Et si,
a la parfaite analogic qui existe entre la formation d un
reve et celle d un symptome nevrotique, nous ajoutons
la rapidite de la transformation qui fait du reveur un
homme eveille et raisonnable, nous acquerrons la certi
tude que la nevrose repose, elle aussi, sur une alteration
des rapports existant normalement entre les differentes
forces de la vie psychique.
TROISlfiME PARTIE
XVI-XXVIII
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
CHAPITRE XVI
PSYCHANALYSE ET PSYGHIATRIE
Je me rejouis de pouvoir reprendre cette annee avec
vous le fil de nos causeries. Je vous ai parle Tannee
derniere de la conception psychanalytique des actes
manques et des reves ; je voudrais vous familiariser cette
annee avec les phenomenes nevrotiques qui, ainsi que
vous le verrez par la suite, ont plus d un trait comniun
avec les uns et avec les autres. Mais je vous previens,
qu en ce qui concerne ces derniers phenomenes, je ne
puis vous suggerer a mon egard la meme attitude que
celle de 1 annee derniere. Alors je m etais impose 1 obli-
gation de ne point faire un pas sans m etre mis au
prealable d accord avec vous; j ai beaucoup discute avec
vous et j ai tenu compte de vos objections ; je suis meme
alle jusqu a voir en vous et dans votre saine raison
humaine 1 instance decisive. II ne pent plus en etre de
meme aujourd hui. et cela pour une raison bien simple.
Et tant que phenomenes, actes manques et reves ne vous
etaient pas tout a fait inconnus, on pouvait dire que vous
possediez ou pouviez posseder a leur sujet la meme expe
rience que moi. Mais le domaine des phenomenes nevro
tiques vous est etranger ; si vous n etes pas medecins,
vous n y avez pas d autre acces que celui que peuvent
vous ouvrir mes renseignements, et le jugement le meil-
leur en apparence est sans valeur lorsque celui qui le
formule n est pas familiarise avec les materiaux a
juger.
Ne croyez cependant pas que je me propose de vous
faire des conferences dogmatiques ni que j exige de vous
une adhesion sans conditions. Si vous le croyiez, il en
resulterait un malentendu qui me ferait le plus grand
tort. 11 n entre pas dans mes intentions d imposer des
convictions: il me suflit d exercer une action stimulante
266 THEORIE GENE1ULE DES NEVROSES
etd ebranler des prejuges. Lorsque, par suite d une igno
rance materielle, vous n etes pas a meme de juger, vous
ne devez ni croire ni rejeter. Vous n avez qu a ecouter
et a laisser agir sur vous ce qu on vous dit. II n est pas
facile d acquerir des convictions, et celles auxquelles on
arrive sans peine se montrent le plus souvent sans va-
leur et sans resistance. Celui-la seul a le droit d avoir des
convictions qui a, pendant des annees, travaille sur les
monies materiaux et assiste personnellement a la repeti
tion de ces experiences nouvelles et surprenantes dont
j aurai a vous parler. A quoi servent, dans le domaine
intellectuel, ces convictions rapides, ces conversions
s accomplissant aved instantaneite d un eclair, ces repul
sions violentes? Ne voyez-vous done pas que le coup de
foudre , 1 amour instantane font partie d une region
tout a fait differente, du domaine aflectif notamment ?
Nous ne demandons pas a nos patients d etre convaincus
de refficacite de la psychanalyse ou de donner leur
adhesion a celle-ci. S ils le faisaient, cela nous les ren-
drait suspects. L attitude que nous apprecions le plu&
chez eux est celle d un scepticisme bienveillant. Essayez
done, vous aussi, de laisser lentement nrurir en vous la
conception psyehanalytique, a cote de la conception po-
pulaire ou psychologique, jusqu a ce que 1 occasion se
presente ou Tune et 1 autre puissent entrer dans une
relation reciproque, se mesurer et en s associant faire
naitre finalement une conception decisive.
D autre part, vous auriez tort de croire que ce que je
vous expose comnie etant la conception psyehanalytique
soit un systeme speculatif. II s agitplutotd un fait d expe-
rience, d une expression directe de 1 observation ou du
resultat de Felaboration de celle-ci. C est par les progres
de la science que nous pourrons juger si cette elabora
tion a ete suffisante et justifiee, et, sans vouloir me van-
ter, je puis dire, ayant derriere moi une vie deja assez
longue et une carriere s etendant sur 26 annees environ,
qu il m a fallu, pour reunir les experiences sur lesquelles
repose ma conception, un travail intensif et approfondi.
J ai souvent eu 1 impression que nos adversaires ne
voulaient tenir aucun compte de cette source de nos affir
mations, comme s il s agissait d idees purement subjec-
tives auxquelles on pourrait, a volonte, en opposer d au-
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 267
tres. Je n arrive pas a bien comprendre cette attitude de
nos adversaires. Elle tient peut-etre au fait que les mede-
cins repugnent a entrer en relations trop etroites avec
leurs patients atteints de nevroses et que, ne-pretant pas
une attention suffisante a ce que eeux-ci leur disent, ils
se mettent dans 1 impossibilite de tirer de leurs commu
nications des renseignements precieux et de faire sur
leurs malades des observations susceptibles de servlr
de point de depart a des deductions d ordre general. Je
vous promets, a cette occasion, de me livrer, au cours
des lecons qui vont suivre, aussi peu que possible a des
discussions polemiques, surtout avec tel ou tel auteur en
particulier. Je ne crois pas a la verite de la maxime qui
proclame que la guerre est mere de toutes choses. Cette
maxime me parait etre tin produit de la sophistique grec-
que et peclier, comme celle-ci, par 1 attribution d une
valeur exageree a la dialectique. J estime, quant a moi,
que ce qu on appelle la polemique scientifique est une
oeuvre tout a fait sterile, sans parler qu elle a toujours
une tendance a revetir un caractere personnel. Je pou-
vais me vanter, jusqu a il y a quelques annees, de n avoir
use des armes de la polemique que contre un seul savant
(Lowenfeld, de Munich), avec ce resultat que nous som-
mes devenus, d adversaires, amis et que notre amitie se
maintient toujours. Et coinme je n etais pas sur d arriver
toujours au meme resultat, je m etais longtemps garde
de recommencer 1 experience.
Vous pourriez croire qu une pareille repugnance pour
toute discussion litteraire atteste soit une impuissance
devant les objections, soit un extreme entetement ou,
pour me servir d une expression de I aiinable langage
scientifique courant, un fourvoiement . A quoi je
vous repondrais que lorsqu on a, au prix de penibles
efforts, acquis une conviction, on a aussi, jusqu a un
certain point, le droit de vouloir la maintenir envers et
contre tous. Je tiens d ailleurs a ajouter que surplus d un
point important j ai, au cours de mes travaux, change,
modifle ou remplace par d autres certaines de mes
opinions et que je n ai jamais manque de faire de ces
variations une declaration publique. Et quel fut le
resultat de ma franchise? Les uns n ont eu aucune
connaissance des corrections que j ai introduces et me
268 THEORIE GENEBALE DES NtVROSES
critiquent encore aujourd hui pour des propositions
auxquelles je n attache plus le meme sens que jadis.
D autres me reprochent precisement ces variations et
declarent qu on ne peut pas me prendre au serieux. On
dirait que celui qui modifie de temps a autre ses idees ne
merite aucune confianee, car il laisse supposer que ses
dernieres propositions sont aussi erronees queles prece-
dentes. Et, d autre part, celui qui maintient ses idees
premieres et ne s en laisse pas detourner facilement
passe pour un entete et un fourvoye. Devant ces deux
jugements opposes de la critique, il n y a qu un parti a
prendre : rester ce qu on est et ne suivre que son propre
jugement. C est bien a quoi je suis decide, et rien ne
m empechera de modifier et de corriger mes theories
avec le progres de mon experience. Quant a mes idees
fondamentales, je n ai encore rien trouve a y changer, et
j espere qu il en sera de meme a 1 avenir.
Je dois done vous exposer la conception psychanaly-
tique des phenomenes nevrotiques. II m est facile de
rattacher cet expose a celui des phenomenes dont je vous
ai deja parle, a cause aussi bien des analogies que des
contrastes qui existent entre les uns et les autres. Je
prends une action symptomatique que j ai vu beaucoup
de personnes accomplir au cours dema consultation. Les
gens qui viennent exposer en un quart d heure totites les
miseres de leur vie plus ou moins longue n interessent
pas le psychanalyste. Ses connaissances plus appro-
fondies ne lui permettent pas de se debarrasser du
malade en lui disant qu il n a pas grand chose et en lui
ordonnant une legere cure hydrotherapique. Un de nos
eollegues, a qui Ton avait demande comment il se com-
portait a Fegard des patients venant a sa consultation, a
repondu en haussant les epaules : je le frappe d une
contribution de tant de couronnes. Aussi ne vous eton-
nerai-je pas en vous disant que la consultation du psy
chanalyste, meme le plus occupe, n est generalement
pas tres nombreuse. J ai fait doubler et capitonner la
porte qui separe ma salle d attente de mon cabinet. II
s agit la d une precaution dont le sens n est pas difficile
a saisir. Or, il arrive toujours que les personnes que je
fais passer de la salle d attente dans mon cabinet oublient
de fermer derriere elles les deux portes. Des que je m en
PSYGIIANALYSE ET PSYCH1ATRIE 269
apercois, et quelle que soit la qualite sociale de la per-
sonne, je ne manque pas, sur un ton d irritation, de lui
en faire la remarque et de la prier de reparer sa negli
gence. Yous direz que c est la du pedantisme pousse a
1 exces. Je me suis parfois reproche moi-meme celte
exigence, car il s agissait souvent de personnes inca-
pables de toucher a un bouton de porte et contentes de
se decharger de cette besogne sur d autres. Mais j avais
raison dans la majorite des cas, car ceux qui se condui-
sent de la sorte et laissent ouvertes derriere eux les
portes qui separent la salle d attente du medecin de son
cabinet de consultations sont des gens mal eleves et ne
meritent pas un accueil amical. Ne vous prononcez
cependant pas avant de connaitre le reste. Cette negli
gence du patient ne se produit que lorsqu il se trouve
seul dans la salle d attente et qu en la quittant il ne laisse
personne derriere lui. Mais le patient a, au contraire,
bien soin de fermer les portes lorsqu il laisse dans la
salle d attente d autres personnes qui ont attendu en
meme temps que lui. Dans ce dernier cas, il comprend
fort bien qu il n est pas dans son interet de permettre a
d autres d ecouter sa conversation avec le medecin.
Ainsi determinee, la negligence du patient n est ni
accidentelle, ni depourvuedesenset meme d importance,
car, ainsi que nous le verrons, elle illustre son attitude
a l egard du medecin. Le patient appartient a la norn-
breuse categorie de ceux qui ne revent que celebrites
medicales, qui veulent etre eblouis, secoues. II a peut-etre
deja telephone pour savoir a quelle heure il sera le plus
facilement recu et il s imagine trouver devant la maison
du medecin une queue de clients aussi longue que devant
une succursale d une grande maison d epicerie. Or, le
voila qui entre dans une salle d attente vide et, par-des-
sus le marche, tres modestement meublee. II est decu et,
*
voulant se venger sur le medecin du respect exagere
qu il se proposait de lui temoigner, il exprime son etat
d ame en negligeant de fermer les portes qui separent
la salle d attente du cabinet de consultations. Ce faisant,
il semble vouloir dire au medecin : A quoi bon fermer les
portes, puisqu il n y a personne dans la salle d attente et
que personne probablementn y entrera, tant que je serai
dans votre cabinet? II arrive meme qu il fait preuve,
FREUD. j-
270 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
pendant la consultation, d un grand sans gene et de man
que de respect, si Ton ne prend garde de le remettre
incontinent a sa place.
L analyse de cette petite action symptomatique ne nous
apprend rien que vous ne sachiez deja, a savoir qu elle
n est pas accidentelle, qu elle a son mobile, un sens et
vine intention, qu elle fait partie d un ensemble psychique
defini, qu elle est une petite indication d un etat psy
chique important. Mais cette action symptomatique nous
apprend surtoutque le processus dontelleestl expression
se deroule en dehors de la connaissance de celui qui
raccomplit, car pas un des patients qui laissent lesdeux
portes ouvertes n avouerait qu il veut par cette negli
gence me temoigner son mepris. II est probable que plus
d un convieridra avoir eprouve un sentiment de deception
en entrant dans la salle d attente, mais il est certain que
le lien entre cette impression et 1 action sympto
matique qui la suit echappe a la conscience.
Je vais mettre en parallele avec cette petite action
symptomatique une observation faite sur une malade.
L observation que je choisis est encore fraiche dans rna
mernoire et se prete a une description breve. Je vous
previens d ailleurs que dans toute communication de ce
genre certaines longueurs sont inevitables.
Un jeune officier en permission me prie de me charger
du traitement de sa belle-mere qui, quoique vivant dans
des conditions on ne peut plus heureuses, empoisonne son
existence et 1 existence de tous les siens par une idee
absurde. Je me trouve en presence d une dame agee de
53 ans, bien conservee, d un abord aimable et simple.
Elle me raconte volontiers 1 histoire suivante. Elle vit
tres heureuse a la campagne avec son mari qui dirige
une grande usine. Elle n a qu a se louer des egards et
prevenances que son mari a pour elle. Us ont fait un
mariage d amour il y a 3o ans et, depuis le jour du
manage, nullediscorde, aucun motif de jalousie n etaient
venus troubler la paix du menage. Ses deux enfants sont
bien maries, et son mari voulant remplir ses devoirs de
chef de famille jusqu au bout ne consent pas encore a se
retirerdes affaires. Un fait incroyable, a elle-meme incom
prehensible, s est produit il y a un an: elle n hesita pas
a ajouter foi aunelettre anonyme qui accusaitson excel-
PSYGIIANALYSE ET PSYCIIIATRIE 271
lent man de relations amoureuses avec une jeune fille.
Depuis qu elle a recu cette lettre, son bonheur est brise.
Une enquete un pen serree revela qu une femme de
chambre que cette dame admettait peut-etre trop dans
son intimite, poursuivait d une haine feroce une autre
jeune fille qui, etant de meme extraction qu elle,
avait infiniment mieux reussi dans sa vie : au lieu de se
faire domestique, elle avait fait des etudes qui lui avaient
permis d entrer a 1 usine en qualite d employee. La mobi
lisation ayant rarefie le personnel de 1 usine, cette jeune
fille avait fini par occuper une belle situation: elle etait
logee a 1 usine meme, ne frequentait que des messieurs ,
et tout le-monde Fappelait mademoiselle . Jalouse de
cette superiority, la femme de chambre etait prete a dire
tout le mal possible de son ancienne compagne d ecole.
Un jour sa maitresse lui parle d un vieux monsieur qui
etait venu en visite et qu on savait separe de sa femme
et vivant avec une maitresse. Notre malade ignore ce qui
la poussa, a ce propos, a dire a sa cameriere qu il n y
aurait pour elle rien de plus terrible que d apprendre
que son bon mari a une liaison. Le lendemain elle recoit
par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui etait
annoncee, d une ecriture deformee, la iatale nouvelle.
Elle soupconna aussitot que cette lettre etait 1 ceuvre de
sa mechante femme de chambre, car c etait precisement
la jeune fille que celle-ci poursuivait de sa haine qui
y etait accusee d etre la maitresse du mari. Mais bienque
la patiente ne tardat pas a deviner 1 intrigue et qu elle
eut assez d experience pour savoir combien peu de con-
fiance meritent ces laches denonciations, cette lettre ne
Ten a pas moins profondement bouleversee. Elle eut une
crise d excitation terrible et envoya chercher son mari
auquel elle adressa, des son apparition, les plus amers
reproches. Le mari accueillit Faccusation en riant et
fit tout ce qu il put pour calmer sa femme. II fit venir
le medecin de la famille et de 1 usine qui joignit ses
efforts aux siens. L attitude ulterieure du mari et de la
femme fut des plus naturelles: la femme de chambre fut
renvoyee, mais la pretendue maitresse resta en place.
Depuis ce jour, la malade pretendait souvent qu elle
etait calmee et ne croyait plus au contenu de la lettre
anonyme. Mais son calme n etait jarnais profond ni
272 THEORIE GENERALS DES NEVROSES
durable. II lui suffisait d entendre prononcer le nom de
lajeune (ille ou de rencontrer celle-ci dans la rue pour
entrer dans une nouvelle crise de mefiance, de douleurs
et de reproches.
Telle est 1 histoire de cette brave dame. II ne faut pas
possederune grande experience psychiatrique pour com-
prendre que, contrairement a d autres malades nerveux,
elle etait plutot encline a attenuer son cas ou, comme
nous le disons, a dissimuler, et qu elle n a jamais reussi
a vaincre sa foi dans 1 accusation formulee dans la lettre
anonyme.
Quelle attitude peut adopter le psychiatre en presence
d un cas pareil? Nous savons deja comment ilse compor-
terait a Fegard de Faction symptomatique du patient qui
ne ferme pas les portes de la salle d attente. II voit dans
cette action un accident depourvu de tout interet psycho-
logique. Mais il ne peut maintenir la meme attitude en
presence de la femme morbidement jalouse. L action
symptomatique apparait comme une chose indifferente,
mais le symptome s impose a nous comme un phenomene
important. Au point de vue subjectif, ce symptome est
accompagne d une douleur intense ; au point de vue
objectif, il menace le bonheur d une famille. Aussi pre-
sente-t-il un interet psychiatrique indeniable. Le psychia
tre essaie d abord de caracteriser le symptome par une
de ses proprietes essentielles. On ne peut pas dire que
1 idee qui tourmente cette femme soit absurde en elle-
meme, car il arrive que des hommes maries, meme
ages, ont pour maitresses des jeunes filles. Mais il y a
autre chose, qui est absurde et inconcevable. En dehors
des affirmations contenues dans la lettre anonyme, la
patiente n a aucune raison de croire que son tendre et
fidele mari fasse partie de cette rare categorie des epoux
iniideles. Elle sait aussi que la lettre ne merite aucune
confiance et elle en connait la provenance. Elle devrait
done se dire que sa jalousie n est justifiee par rien ; et
elle se le dit, en effet, mais elle n en souffre pas moins,
comme si elle possedait des preuves irrefutablesde Finfi-
delite de son mari. On est convenu d appeler obsessions
les idees de ce genre, c est-a-dire les idees refractaires
aux arguments logiques et aux arguments tires de la
realite. La brave dame souflre done de Y obsession de la
PSYGHANALYSE ET PSYGHIATRIE 273
jalousie. Telle est en effet la caracteristique essentielle
de notre cas niorbicle.
A la suite de cette premiere constatation, notre interet
psychiatrique se trouve encore plus eveille. Si une obses
sion resiste aux epreuves de la realite, c est qu elle n a
pas sa source dans la realite. D ou vient-elle done? Le
contenu des obsessions varie a 1 infini ; pourquoi dans
notre cas Fobsession a-t-elle precisement pour contenu
la jalousie? Ici nous ecouterions volontiers le psychiatre,
mais celui-ci n a rien a nous dire. De toutes nos ques
tions, une seule 1 interesse. II recherchera les antecedents
hereditaires de cette femme et nous donnera peut-etre la
reponse suivante : les obsessions se produiserit chez des
personnes qui accusent dans leurs antecedents heredi
taires des troubles analogues ou d autres troubles psy-
chiques. Autrement dit, si une obsession s est developpee
chez cette femme, c est qu elle y etait predisposee here-
ditairement. Ce renseignement est sans doute interessant,
mais est-ce tout ee que nous voulons savoir? N y a-t-il
pas d autres causes ayant determine la production de notre
casmorbide? Nous constatons qu une obsession de la
jalousie s est developpee de preference a toute autre :
serait-ce la un fait indifferent, arbitraire ou inexplicable?
Et la proposition qui proclamela toute-puissance de 1 he-
redite doit-elle egalement &tre comprise au sens negatif,
autrement dit devons-nous admettre que des 1 instant ou
une ame est predisposee a devenir la proie d une obses
sion, pen importent les evenements susceptibles d agir
sur elle? Vous seriez sans doute desireux de savoir pour
quoi la psychiatric scientifique se refuse a nous rensei-
gner davantage. A cela je vous repondrai : celui qui
donne plus qu il n a est un malhonnete. Le psychiatre ne
possede pas de moyen de penetrer plus avant dans 1 in-
terpretation d un cas de ce genre. II est oblige de se bor-
ner a formuler le diagnostic et, malgre sa riche expe
rience, un pronostic incertain quant a la marche ulterieure
dela maladie.
Pouvons-nous attendre davantage de la psychanalyse?
Gertainement, et j espere pouvoir vous montrer que
meme dansun cas aussi difficilement accessible que celui
qui nous occupe, elle est capable de meltre au jour des
faits propres a nous lerendre intelligible. Veuillezd abord
274 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
vous souvenir de ce detail insignifiant en apparence qu a
vrai dire la patiente a provoque la lettre anonyme, point
de depart de son obsession : n a-t-elle pas notaminent dit
la veille a la jeune intrigante que son plus grand mal-
heur serait d apprendre que son mari a une maitresse?
En disant cela, elle avait suggere a la femme de chambre
1 idee d envoyer la lettre anonyme. L obsession devient
ainsi, dans une certaine mesure, independante de la
lettre; elle a du exister anterieurement chez la malade,
a Fetat d apprehension (ou de desir?). Ajoutez a cela les
quelques petits fails que j ai pu degager a la suite de
deux heures d analyse. La malade se montrait tres pen
disposee a obeir lorsque, son histoire racontee, je
1 avais priee de me faire part d autres idees et souvenirs
pouvant s y rattacher. Elle pretendait qu elle n avaitplus
rien a dire, et au bout de deux heures il a fallu cesser
1 experience, la malade ayant declare qu elle se sentait
tout a fait bien et qu elle etait certaine d etre debarras-
se de son idee morbide. II va sans dire que cette decla
ration lui a ete dictee par la crainte de me voir poursui-
vre Fanalyse. Mais, au cours de ces deux heures, elle
n en a pas moins laisse echapper quelques remarques qui
autoriserent, qui imposerent meme une certaine interpre
tation projetant une vive lumiere sur la genese de son
obsession. Elle eprouvait elle-meme un profond sentiment
pour un jeune homme, pour ce gendre sur les instan
ces duquel je m etais rendu aupres d elle. De ce senti
ment elle ne se rendait pas compte; elle en etait a peine
consciente : vu les liens de parente qui 1 unissaient a ce
jeune homme, son affection amoureusen eut pas de peine
a revetir le masque d une tendresse inoffensive. Or, nous
possedons une experience suffisante de ces situations
pour pouvoir penetrer sans difficulte dans la vie psy-
chique de cette honnete femme et excellente mere de 53
ans. L affection qu elle eprouvait etait trop monstrueuse
et impossible pour etre consciente ; elle n en persistait
pas moins a 1 etat inconscient et exercait ainsi une forte
pression. II lui fallait quelque chose pour la delivrer de
cette pression, etelle dutson soulagement au mecanisme
dn deplacement qui joue si souvent un role dans la pro
duction cle la jalousie obsedante. Une fois convaincue
que si elle, vieille femme, etait amoureuse d un jeune
PSYCHANALYSE ET PSYCIITATRIE 276
homme, son mari, en revanche, avait pour maitresse une
jeune fille, elle se sentit delivree du remords que pouvait
lui causer son infidelite. L idee fixe de 1 infidelite du
mari devait agir comme un baume calmant applique sur
une plaie brulante. Inconsciente de son propre amour,
elle avait une conscience obsedante, allant jusqu a la
manie, du reflet de cet amour, reflet dont elle retirait un
si grand avantage. Tous les arguments qu on pouvait
opposer a son idee devaient rester sans effet, car ils
etaient diriges non contre le modele, mais contre son
image reflechie, celui-la communiquant sa force a celle-
ci et restant cache, inattaquable, dansl inconscient.
Recapitulons les donnees que nous avons pu obtenir
par ce bref et difficile effort psychanalytique. Elles nous
permettront peut-etre de comprendre ce cas morbide, a
supposer naturellement que nous ayons procede correc-
tement, ce dont vous ne pouvez pas etre juges ici. Pre
miere donnee: 1 idee fixe n est plus quelque chose d ab-
surde ni d incomprehensible ; elle a un sens, elle est bien
motivee, fait partie d un evenement affectif survenu dans
la vie de la malade. Deuxieme donnee : cette idee fixe
est un fait necessaire, en tant que reaction contre un
processus psychique inconscient que nous avons pu
degager d apres d autres signes; et c est precisement au
lien qui la rattache a ce processus psychique inconscient
qu elle doit son caractere obsedant, sa resistance a tous
les arguments fournis par la logique etla realite. Cette
idee fixe est meme quelque chose de bienvenu, une sorte
de consolation. Troisieme donnee : si la malade a fait la
veille a la jeune intrigante la confidence que vous savez,
il est incontestable qu elle y a etc poussee par le senti
ment secret qu elle eprouvait a 1 egard de son gendre et
qui forme comme 1 arriere-fond de sa maladie. Ce cas
presente ainsi, avec Faction symptomatique que nous
avons analysee plus haut, des analogies importantes, car,
ici comme la, nous avons reussi a degager le sens ou
1 intention de la manifestation psychique, ainsi que ses
rapports avec un element inconscient faisant partie de la
situation.
II va sans dire que nous n avons pas resolu toutes les
questions se rattachant a notre cas. Celui-ci est plutot
herisse de problemes dont quelques-uns ne sont pas
276 THEORIE GNRALE DES N&VROSES
encore susceptibles de solution, tandis que d autresn ont
pu etre resolus, a cause des circonstances defavorables
particulieres a ce cas. Pourquoi, par exemple, cette
iemme, si heureuse en menage, devient-elle amoureuse
de son gendre et pourquoi la delivrance, qui auraitbien
pu revetir une autre forme quelconque, se produit-elle
sous la forme d un reflet, d une projection sur son mari
de son etat a elle? Ne croyez pas que ce soient-la des
questions oiseuses et malicieuses. Elles comportent des
reponses en vue desquelles nous disposons deja denom-
breux elements. Notre malade se trouve a Fage critique
qui comporteune exaltation subite et indesireedu besoin
sexuel : ce fait pourrait, a la rigueur, suffire a lui seul
a expliquer tout le reste. Mais il se peut encore que le
bon et fidele mari ne soit plus, depuis quelques annees,
en possession d une puissance sexuelle en rapport avec
le besoin de sa femme mieux conservee. Nous savons
par experience que ces maris, dont la fidelite n a d ailleurs
pas besoin d autre explication, temoignent precisement
& leurs femmes une tendresseparticuliere et se montrent
d une grande indulgence pour leurs troubles nerveux.
De plus, il n est pas du tout indifferent que 1 amour
morbide de cette dame se soit precisement porte sur le
jeune mari de sa fille. Un fort attachement erotique a la
fille, attachement qui peut etre rarnene, en derniere ana
lyse, a la constitution sexuelle de la mere, trouve souvent le
moyen de se maintenir a la faveur d une pareille transfor
mation. Dois~je vous rappeler, a ce propos, que les rela
tions sexuelles entre belle-mere et gendre ont toujours
ete considerees comme particulierement abjectes et
etaient frappees chez les peuples primitifs d interdictions
tabou et de fletrissures rigoureuses 1 ? Aussi bien dans
le sens positif que dans le sens negatif, ces relations
depassent souvent la mesure socialement desirable.
Comme il ne m a pas ete possible de poursuivrel analyse
de ce cas pendant plus de deux heures, je ne saurais
vous dire lequel de ces trois facteurs doit etre incrimine
chez la malade qui nous occupe ; sa nevrose a pu etre
produite par Faction de Fun ou de deux d entre eux,
comme par celle de tous les trois reunis.
I. Cfr. Totem und Tabu, 1918.
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 277
Je m apercois maintenant que je viens de vous parler de
choses que vous n etes pas encore prepares a comprendre.
Je 1 ai fait pour etablir un parallele entre la psychiatrie
et la psychanalyse. Eh bien, vous etes-vous apercus
quelque part d une opposition entre 1 une et Fautre ? La
psychiatrie n applique pas les methodes techniques de la
psychanalyse, elle ne se soucie pas de rattacher quoi
que ce soit a 1 idee fixe et se contente denous montrer
dans I heredite unfacteur etiologique general eteloigne,
au lieu de se livrer a la recherche de causes plus spe-
ciales et plus proches. Mais y a-t-il la une contradiction,
une opposition? Ne voyez-vous pas que, loin de se con-
tredire, la psychiatrie et la psychanalyse se completent
1 une 1 autre en meme temps que le facteur hereditaire
et 1 evenement psychique, loin de se combattre et de
s exclure, collaborent de la maniere la plus efficace en
vue du meme resultat? Vous m accorderez qu il n y a
rien dans la nature du travail psychiatrique qui puisse
servir d argument contre la recherche psychanalytique.
C est le psychiatre, et non la psychiatrie qui s oppose a
la psychanalyse. Celle-ci est a la psychiatrie a pen pres
ce que 1 histologie est a 1 anatomie : 1 une etudie les for
mes exterieures des organes, 1 autre les tissus et les
cellules dont ces organes sont faits. Une contradiction
entre ces deux ordres d etudes, dont Tune continue
1 autre, est inconcevable. L anatomie constitue aujour-
d hui la base de la medecine scientifique, mais il fut un
temps ou la dissection de cadavres humains, en vue de
connaitre la structure intime du corps, etait defendue,
de meme qu on trouve de nos jours presque condamnable
de se livrer a la psychanalyse, en vue de connaitre le
fonctionnement intime de la vie psychique. Tout porte
cependant a croire que le temps n est pas loin ou Ton se
rendra compte que la psychiatrie vraiment scientifique
suppose une bonne connaissance des processus profonds
et inconscients de la vie psychique.
Cette psychanalyse tant combattue a peut-etre parmi
vous quelques amis qui la verraient avec plaisir s affir-
mer aussi comme un precede therapeutique. Vous savez
que les moyens psychiatriques dont nous disposons
n ont aucune action sur les idees fixes. La psychanalyse,
qui connait le mecanisme de ces symptomes, serait-elle
278 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
plus heureuse sous ce rapport ? Non ; elle n a pas plus
de prise sur ces affections que n importe quel autre
moyen therapeutique. Actuellement, du moins. Nous
pouvons, grace a la psychanalyse, comprendre ce qui se
passe chez le malade, mais nous n avons aucun moyen
de le faire comprendre au malade lui-meme. Je vous ai
deja dit que, dans le cas dont je vous ai entretenus dans
cette lecon, je n ai pas pu pousser 1 analyse au dela des
premieres couches. Doit-on en conclureque 1 analyse de
cas de ce genre soit a abandonner, parce que sterile ?
Je ne le pense pas. Nous avo.ns le droit et m&m e le
devoir de poursuivre nos recherches, sans nous preoccu-
per de leur utilite immediate. A la fin, nous ne savons
ni ou ni quand le peu de savoir que nous aurons acquis
se trouvera transformed en pouvoir therapeutique. Alors
meme qu a Tegard des autres affections nerveuses et
psychiques la psychanalyse se serait montree ausei
impuissante qu a 1 egard des idees fixes, elle n en
resterait pas moins parfaitement justifiee cornme moyen
irremplacable de recherche scientifique. II est vrai que
nous ne serions pas alors en mesure de 1 exercer ; les
hommes sur lesquels nous voulons apprendre, les
hommes qui vivent, qui sont doues. de volonte propre et
ont besoin de motifs personnels pour nous aider, nous
refuseraient leur collaboration. Aussi ne veux-je pas
terminer cette lecon sans vous dire qu il existe de vastes
groupes de troubles nerveux ou une meilleure com
prehension se laisse facilement transformer en pouvoir
therapeutique et que, sous certaines conditions, la
psychanalyse nous permet d obtenir dans ces affections
difficilement accessibles des resultats qui ne le cedent
en rien a ceux qu on obtient dans n importe quelle autre
branche de la therapeutique interne.
CHAPITRE XVII
LE SENS DES SYMPTOMES
Je vons ai montre dans la lecon precedente qu alors
que la psychiatric ne se preoccupe pas du mode de mani
festation etdu contenu de chaque symptome, la psycha-
rialyse porte sa principale attention sur Tun et sur 1 autre
et a reussi a etablir que chaque symptome a un sens et se
rattache etroitement a la vie psychique du malade. G est
J. Breuerqui, grace al etudeetarheureuse reconstitutioii
d uncasd hysteriedevenu depuis lors celebre (1880-1882),
a le premier decouvert des symptomes nevrotiques. II est
vrai que P. Janet a fait la meme decouverte, et indepen-
damment de Breuer ; au savant francais appartient meme
la priorite de la publication, Bretier n ayant publie son
observation que dix ans plus tard (1898-95), a 1 epoque de
sa collaboration avec moi. II importe d ailleurs peu de
savoir a qui appartient la decouverte, car une decouverte
est toujours faite plusieurs fois ; aucune n est faite en
une fois et le succes n est pas toujours attache au merite.
L Amerique n a pas recu son nom de Golomb. Avant
Breuer et Janet, le grand psychiatre Leuret a emis 1 opi-
nion qu on trouverait un sens meme aux delires des
alienes si Ton savait les traduire. J avoue que j ai ete
longtemps dispose a attribuer a P. Janet un merite tout
particulier pour son explication des symptomes nevro
tiques qu il concevait comme des expressions des idees
inconscientes qui dominentles malades. Mais plus tard,
faisant preuve d une reserve exageree, Janet s est exprime
comme s il avait voulu faire comprendre que 1 inconscient
n etait pour lui qu une facon de parler et que dans
son idee ce terme ne correspondait a rien de reel. Depuis
lors, je ne comprends plus les deductions de Janet, mais
je pense qu il s est fait beaucoup de tort, alors qu il aurait
pu avoir beaucoup de merite.
ao THEOR1E GENERALE DES NEVROSES
Les symptomes nevrotiques ont done leur sens, tout
comme les actes manques et les reveset, comme ceux-ci,
ils sont en rapport avec la vie des personnes quiles pre-
sentent. Je voudrais vous rendre familiere cette impor-
tante maniere de voir a Faicle de quelques exemples.
Qu il en soit ainsi toujours et dans tous les cas, c est ce
que je puis seulement affirmer, sans etre a meme de le
prouver. Ceux qui cherchent eux-memes des experiences
finiront par etre convaincus de ce que je dis. Mais, pour
certaines raisons, j emprunterai mes exemples non a
1 hysterie, mais a une autre nevrose, tout a fait remar-
quable, au fond tres voisine de 1 hysterie, etdont je dois
vous dire quelques mots a titre d introduction. Cette
nevrose, qu on appelle nevrose obsessionnelle, n est pas
aussi populaire que 1 hysterie que tout le monde connait.
Elle est, si je puis m exprimer ainsi, moins importune-
ment bruyante, se comporte plutot comme une affaire
privee du malade, renonce presque completement aux
manifestations somatiques et concentre tous ses symp
tomes dans le domaine psychique. La nevrose obses
sionnelle et 1 hysterie sont les formes de nevrose qui ont
fourni la premiere base a 1 etude de la psychanalyse, et
c est dans le traitement de ces nevroses que notre thera-
peutique a remporte ses plus beaux succes. Mais la
nevrose obsessionnelle, a laquelle manque cette myste-
rieuse extension du psychique au corporel, nous est
rendue par la psychanalyse plus claire et plus familiere
que 1 hysterie, etnous avonspuconstater qu ellemanifeste
avec beaucoup plus de nettete certains caracteres extremes
des affections nevrotiques.
La nevrose obsessionnelle se manifeste en ce que les
malades sont preoccupes par des idees auxquelles ils ne
s interessent pas, eprouvent des impulsions qui leur
paraissent tout a fait bizarres et sont pousses a des actions
dont 1 execution ne leur procure aucun plaisir, mais
auxquelles ils ne peuventpas echapper. Les idees (repre
sentations obsedantes) peuvent etre en elles-memes
depourvues de sens ou seulement indifferentes pour
1 individu, elles sont souvent tout a fait absurdes et
declenchent dans tous les cas une activite intellectuelle
intense qui epuise le malade et a laquelle il se livre a
son corps defendant. II est oblige, centre sa volonte, de
LE SENS DES SYMPTOMES 281
scruter et de speculer, comme s il s agissaitde ses affaires
vitales les plus importantes. Les impulsions que le
malade eprouve peuvent egalement paraitre enfantines
et absurdes, mais elles ont le plus souvent un contenu
terrifiant, le malade se sentant incite a commettre des
crimes graves, de sorte qu il ne les repousse pas seule-
ment comme lui etant etrangeres, mais les fuit effraye\et
se defend contre la tentation par toutes sortes d inter-
dictions, de renoncements etde limitations de sa liberte.
II est bonde dire que ces crimes et mauvaises actions ne
r^coivent jamais meme un commencement d execution :
la fuite et la prudence finissent toujours par en avoir
raison. Les actions que le malade accomplit reellement,
les actes dits obsedants, ne sont que des actions
inoffensives, vraiment insignifiantes, le plus souvent des
repetitions, des enjolivements ceremonieux des actes
ordinaires de la vie courante, avec ce resultat que les
demarches les plus necessaires, telles que le fait de se
coucher, de se laver, de faire sa toilette, d aller se pro-
mener deviennent des problemes penibles, a peine solu
bles. Les representations, impulsions et actions morbides
ne sont pas, dans chaque forme et cas de nevrose obses-
sionnelle, melangees dans des proportions egales : le
plus souvent, c est Fun ou 1 autre de ces facteurs qui
domine le tableau et donne son nom a la maladie, mais
toutes les formes et tous les cas ont des traits cornmuns
qu il est impossible de meconnaitre.
II s agit la certainement d une maladie bizarre. Je
pense que la fantaisie la plus extravagante d un psychiatre
en delire n aurait jamais reussi a construire quelque
chose de seinblable et si Ton n avait pas Foccasion de
voir tous les jours des cas de ce genre, on ne croirait
pas a leur existence. Ne croyez cependant pas que vous
rendez service au malade en lui conseillant de se
distraire, de ne pas se livrer a ses idees absurdes et de
mettre a leur place quelque chose de raisonnable. II
voudrait lui-meme faire ce que vous lui conseillez, il est
parfaitement lucide, partage votre opinion surses symp-
tomes obsedants, il vous Fexprimememe avant que vous
Fayez formulee. Seulement, il ne peut rien contre son
etat : ce qui, dans la nevrose obsessionnelle, s impose a
Faction, est supporte par une energie pour laquelle nous
282 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
manquons probablementde comparaison dans la vie nor-
male. II ne pent qu une chose : deplacer, echanger,
mettre a la place d une idee absurde une autre, peut-
etre attenuee, remplacer une precaution ou une inter
diction par une autre, accomplir un ceremonial a la
place d un autre. II peut deplacer la contrainte, mais il
est impuissant a la supprimer. Le deplacement des symp
tomes, grace a quoi ils s eloigrient souvent beaucoup
de leur forme primitive, constitue un des principaux
caracteres de sa maladie ; on est frappe, en outre, par ce
fait que les oppositions (polarites) qui caracterisent la vie
psychique sont particulierement prononcees dans son
cas. A cote de la contrainte ou obsession a contenu
negatif ou positif, on voit apparaitre, dans le domaine
intellectual, le doute qui s attache aux choses genera-
lement les plus certaines. Et, cependant, notre malade
fut jadis un homme tres energique, excessivementperse-
verant, d une intelligence au-dessus de la moyenne. II
presente le plus souvent un niveau moral tres eleve, se
inontre tres scrupuleux, d une rare correction. Vousvous
doutez bien du travail qu il faut accomplir pour arriver
a s orienter dans cet ensemble contradictoire de traits de
caractere et de symptomes morbides. Aussi n ambi-
tionnons-nous pour le moment que pen de chose : pou-
voir comprendre et interpreter quelques-uns de ces symp
tomes.
Vous seriez peut-etre desireux de savoir, en vue de la
discussion qui va suivre, comment la psychiatric actuelle
se comporte a 1 egard des problemes de la nevrose
obsessionnelle. Le chapitre qui se rapporte a ce sujet
est bien maigre. La psychiatric distribue des noms aux
differentes obsessions, et rien de plus. Elle insiste, en
revanche, sur le fait que les porteurs de ces symptomes
sont des degeneres . Affirmation peu satisfaisante :
elle constitue, non une explication, mais un jugement
de valeur, une condamnation. Sans doute, les gens qui
sortent de Fordinaire peuvent presenter toutes les sin-
gularites possibles, et nous concevons fort bien que des
personnes chez lesquelles se developpentdes symptomes
comme ceux de la nevrose obsessionnelle doivent avoir
recu de la nature une constitution differente de celle
*
des autres hommes. Mais, demanderons-nous, sont-ils
LE SENS DES SYMPTOMES 288
plus degeneres que les autres nerveux, par exemple
les hysteriques et les malades atteints de psychoses? La
caracteristique est evidemmerit trop generate. On pent
meme se demander si elle estjustifiee, lorsqu on apprend
que des hommes excellents, d une tr6s haute valenr
sociale, peuvent presenter les memes symptomes. Gene-
ralement, nous savons peu de chose stir la vie intime de
nos grands hommes : cela est du aussibien aleurpropre
discretion qu au manque de sincerite de leurs biogra-
phes. II arrive cependant qu un fanatique de la verite,
comme Emile Zola, mette a nu devant nous sa vie, et
alorsnous apprenonsde combien d habitudes obsedantes
il avail ete tourmente 1 .
Pour ces nevrotiques superieurs, la psychiatrie a cree
la categorie des degeneres superieurs . Rien de mieux.
Mais la psychanalyse nous a appris qu il est possible
de faire disparaitre definitivement ces symptomes obse-
darits singuliers, comme on fait disparaitre beaucoup
d autres affections, et cela aussi bien que chez des
hommes non degeneres. J y ai moi-meme reussi plus
d une fois.
Je vais vous citer deux exemples d analyse d un sym-
tome obsedant. Un de ces exemples est emprunte a une
observation deja ancienne et je ne saurais lui en substi-
tuer de plus beau ; 1 autre est plus recent. Je me con-
tente de ces deux exemples, car les cas de ce genre
demandent a etre exposes tout au long, sans negliger
aucun detail.
Une dame agee de 3o ans environ, qui souffrait de
phenomenes d obsession tres graves et que j aurais peut-
etre reussi a soulager, sans un perfide accident qui a
rendu vain tout mon travail (je vous en parlerai peut-etre
un jour) executait plusieurs fois par jour, entre beau-
coup d autres, Faction obsedante suivante, tout a fait
remarquable. Elle se precipitait de sa chambre dans une
autre piece contigue, s y placait dans un endroit deter
mine devant la table occupant le milieu de la piece,
sonnait sa femme de chambre, lui donnait un ordre
quelconque ou la renvoyait purement et simplement et
i. E. Toulouse. Emile Zola, Enquete medico-psychologique. Paris,
1896.
2<8/i TiioRiE GENERALS DES NEVROSES
s enfuyail de nouveau precipitamrnent dans sa chambre.
Cerles, ce symplome morbide n elail pas grave, mais il
elail de nature a exciter la curiosite. L explicalion a ele
obtenue de la facon la plus certaine et irrefutable, sans
la moindre intervention du medecin. Je ne vois meme
pas comment j aurais pu meme soupconner le sens de
cette action obsedante, entrevoir la moindre possibilite
de son interpretation. Toutes les fois queje demandais
a la malade : pourquoi le faites-vous? elle me repon-
dait: je n en sais rien . Mais UP jour, apres que j eus
reussi a vaincre chez elle un grave scrupule de conscience,
elle trouva subitement Fexplication et me raconta des
faits se ratlachanl a cette action obsedante. II y a plus
de dix ans, elle avail epouse un homme beaucoup plus
age qu elle et qui, la nuit de noces, se montra impuis-
sant. II avait passe la nuit a courir de sa chambre dans
celle de sa femme, pour renouveler la tentative, mais
chaque fois sans succes. Le matin il dit, contrarie : j ai
honte devant la femme de chambre qui va faire le lit .
Ceci dit, il saisit un flacon d encre rouge, qui se trou-
vait par hasard dans la chambre, et en versa le contenu
sur le drap de lit, mais pas a 1 endroit precis ou auraient
du se trouver les laches de sang. Je n avais pas compris
tout d abord quel rapport il y avail entre ce souvenir, et
Faction obsedante de ma malade ; le passage repele d une
piece dans une aulre et Fapparition de la femme de
chambre etaient les seuls faits qu elle avait en commun
avec Fevenement reel. Alors la malade, m amenant dans
la deuxieme chambre et me placant devanl la lable, me
fil decouvrir sur le lapis de celle-ci une grande lache
rouge. El elle m expliqua qu elle se mellail devanl la
lable dans une posilion lelle que la femme de chambre
qu elle appelait ne put pas ne pas apercevoir la tache. Je
n eus plus alors de doule quanl aux rapports etroits
existant entre la scene de la nuit de noces et Faction
obsedante actuelle. Mais ce cas comporlail encore beau-
coup d aulres enseignemenls.
II esl avanl loul evidenl que la malade s idenlifie avec
son mari ; elle joue son role en imilanl sa course d une
piece a Faulre. Mais pour que Fidenlification soil com-
plele, nous devons admellre qu elle remplace le lit et le
drap de lit par la table et le tapis de table. Ceci peul parailre
LE SENS DES SYMPTOMES 285
arbitraire, mais ce irest pas pour rien que nous avons
etudie le symbolisme des reves. Dans le reve aussi on voit
souvent une table qui doit etre interpretee comme figu
rant un lit. Table et lit reuriis figurent le mariage. Aussi
Fun remplace-t-il facilement 1 autre.
La preuve serait ainsi faite que Faction obsedante a
un sens ; elle parait etre une representation, une repeti
tion de la scene significative que nous avons decrite plus
haut. Mais rien ne nous oblige a nous en tenir a cette
apparence ; en soumettant a un examen plus approfondi
les rapports entre la scene et Faction obsedante, nous
obtiendrons peut-etre des renseignements sur des faits
plus eloignes, sur Fintention de Faction. Le noyau de
celle-ci consiste manifestement dans Fappel adresse a la
fern me de chambre dont le regard est attire sur la tache,
contrairement a Fobservation du mari : nous devrions
avoir honte devant la femme de chambre . Jouant le
role du mari, elle le represente done comme n ayant pas
honte devant la femme de chambre, la tache se trouvant
a la bonne place. Nous voyons done que notre malade
ne s est pas contentee de reproduire la scene : elle Fa
continuee et corrigee, elle Fa rendue reussie. Mais, ce
faisant, elle corrige egalement un autre accident penible
de la fameuse nuit, accident qui avait rendu necessaire
le recours a Fencre rouge : Fimpuissance du rnari. L ac-
tion obsedante signifie done : Non, ce n est pas vrai ; il
n avait pas a avoir honte ; il ne fut pas impuissant. Tout
comme dans un reve, elle represente ce desir comme
realise dans une action actuelle, elle obeit a la ten
dance consistant a clever son mari au-dessus de son
echec de jadis.
A Fappui de ce que je viens de dire, je pourrais vous
citertoutce queje sais encore sur cette femme. Autrement
dit: tout ce que nous savons encore sur son compte nous
impose cette interpretation de son action obseclanle, en
elle-meme inintelligible. Cette femme vit depuis des
annees separee de son mari et lutte centre Fintention de
dernander une rupture legale du mariage. Mais il ne
peut etre question pour elle de se liberer de son mari ;
elle se sent contrainte de lui rester fidele, elle vit dans
la retraite, afin de ne pas succomber a une tentation, elle
excuse son mari et le grandit dans son imagination.
FttEUD. l8
286 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
Mieux que cela, le mystere le plus profond de sa maladie
corisiste en ce que par celle-ci elle protege son mari contre
de mediants propos, justifie leur separation dansl espace
et lui rend possible une existence separee agreable.
C est ainsi que Fanalyse d une anodine action obsedante
nous conduit directement jusqu au noyau le plus cache
d un cas morbide et nous revele en meme temps une
partie non negligeable du mystere de la nevrose
obsessionnelle. Je me suis volontiers attarde a cet
exemple parce qu il reunit des conditions auxquelles on
ne pent pas raisonnablement s attendre dans tous les
cas. L interpretation des symptomes a ete trouvee ici
d emblee par la malade, en dehors de toute direction
ou intervention de Fanalyse, et cela en correlation avec
tin evenement qui s etait produit, non a une periode
reculee de 1 enfance, mais alors que la malade etait deja
en pleine maturite, cet evenement ayant persiste intact
dans sa memoire. Toutes les objections que la critique
adresse generalement a nos interpretations de symp
tomes, se brisent contre ce seul cas. II va sans dire
qu on n a pas toujours la chance de rencontrer des cas
pareils.
Quelques mots encore, avant de passer au cas suivant.
N avez-vous pas ete frappes par le fait que cette action
obsedante peu apparente nous a introduits dans la vie la
plus intime de la malade? Quoi de plus intime dans la
vie d une femme que Fhistoire de sa nuit de noces? Et
serait-ce un fait accidentel et sans importance que notre
analyse nous ait introduits ds^ns I intimite de la vie
sexuelle de la malade? II sepeut, sans doute, quej ai eue
dans mon choix la main heureuse. Mais ne concluons
pas trop vite et abordons notre deuxieme exemple, d un
genre tout a fait different, un echantillon d une espece
tres commune : un ceremonial accompagnant le coucher.
II s agit d une belle jeune fille de 19 ans, bien douee,
enfant unique de ses parents, auxquelselle estsuperieure
par son instruction et sa vivacite intellectuelle. Enfant,
elle etait d un caractere sauvage et orgueilleux et etait
devenue, au cours des dernieres annees et sans aucune
cause exterieure apparente, morbidement nerveuse. Elle
se montre particulierement irritee contre sa mere ; elle
est mecontente, deprimee, portee a 1 indecision et au doute
LE SENS DES SYMPTOMES 287
et fiiiit par avouer qu elle ne peut plus traverser seule
des places et des rues un peu- larges. II y a la un etat
morbide complique, qui comporte an moins deux dia
gnostics : celui d agoraphobie et celui de nevrose obses-
sionnelle. Nous ne nous y arreterons pas longteinps: la
seule chose qui nous interesse dans le cas de cette ma-
lade, c est son ceremonial du coucher qui est une source
de souffrances pour ses parents. On peut dire que, dans
un certain sens, tout sujet normal a son ceremonial du
coucher ou tient a la realisation de certaines conditions
dont la non-execution I ernpeche de s endormir; il a
entoure le passage de 1 etat de veille a Fetat de sommei}
de certaines formes qu il reproduit exactement tous les
soirs. Mais toutes les conditions dont 1 homme sain
entoure le sommeil sont rationnelles et, comme telles,
se laissent facilement comprendre ; et, lorsque les cir-
constances exterieures lui imposent un changement, il
s y adapte facilement et sans perte de temps. Mais le cere
monial pathologique manque de souplesse, il sait s im-
poserau prix des plus grands sacrifices, s abriterderriere
des raisons en apparence rationnelles et, a 1 examen
superficiel, il ne semble se distinguer du ceremonial
normal que par une minutie exageree. Mais a un examen
plus attentif on constate que le ceremonial morbide
comporte des conditions que nulle raison ne justifie, et
d autres qui sont nettement anti-rationnelles. Notre
malade justifieles precautions qu elle prend pour la nuit
par cette raison que pour dormir elle a besoin de
calme ; elle doit done elirniner toutes les sources de
bruit. Pour realiser ce but, elle prend tous les soirs,
avant le sommeil, les deux precautions suivantes : en
premier lieu, elle arrete la g?ande pendule qui se trouve
dans sa chambre et fait emporter toutes les autres pen-
dules, sans meme faire une exceptioji pour sa petite
montre-bracelet dans son ecrin ; en deuxieme lieu, elje
reunit sur son bureau tous les pots a fleurs et vases, de
telle sorte qu aucun d entre eux ne puissse, pendant la
nuit, se casser en tombant et ainsi troubler son sommeil.
Elle sait parfaitenient bien que le besoin de repos ne
justifie ces mesures qu en apparence ; elle se rend
compte que la petite montre-bracelet, laissee dans son
ecrin, ne saurait troubler son sommeil par son tic-tac,
a88 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
et nous savons tous par experience que le tic-tac regulier
et monotone d une pendule, loin de troubler le sommeil,
ne fait que le favoriser. Elle convient, en outre, que la
crainte pour les pots a fleurs et les vases ne repose sur
aucune vraisemblance. Les autres conditions du cere
monial n ont rien a voir avec le besoin de repos. An
contraire : la malade exige, par exemple, que la porte qui
separe sa chambre de celle de ses parents reste entr ou-
verte et, pour obtenir ce resultat, elle immobilise la porte
ouverte a Taide de divers objets, precaution susceptible
d engendrer des bruits qui, sans elle, pourraient etre
evites. Mais les precautions les plus importantes portent
sur le lit meme. L oreiller qui se trouve a la tete du
lit ne doit pas toucher au bois du lit. Le petit coussin
de tete doit etre dispose en losange sur le grand, et la
malade place sa tete dans la direction du diametre lon
gitudinal de ce losange. L edredon de plumes doit au
prealable etre secoue, de faoon a ce que le cote corres-
pondant aux pieds devienrie plus epais que le cote
oppose ; mais, cela fait, la malade ne tarde pas a defaire
son travail et a aplatir cet epaississement.
Je vous fais grace des autres details, souvent tres
minutieux, de ce ceremonial ; ils ne nous apprendraient
d ailleurs rien de nouveau et nous entraineraient trop
loin du but que nous nous proposons. Mais sachez bien
que tout cela ne s accomplit pas aussi facilement et aussi
simplement qu on pourrait le croire. II y a toujours la
crainte que tout ne soil pas fait avec les soins necessaires :
chaque acte doit etre controle, repete, le doute s attaque
tantot a 1 une, tantot a vine autre precaution, et tout ce
travail dure une heure ou deux pendant lesquelles ni
la jeune fille ni ses parents terrifies ne peuvent s en-
dormir.
L analyse de ces tracasseries n a pas ete aussi facile
que celle de Faction obsedante de notre precedente
malade. J ai ete oblige de g-uider la jeune fille et de lui
proposer des projets d interpretation qu elle repoussait
invariablement par un non categorique ou qu elle n ac-
cueillait qu avec un doute meprisant. Mais cette premiere
reaction de negation fut suivie d une periode pendant
laquelle elle etait preoccupee elle-meme par les possibi-
lites qui lui etaient proposees, cherchant a faire surgir
LE SENS DES SYMPTOM E$ 289
des idees se rapportant a ces possibility s, evoquant des
souvenirs, reconstituant des ensembles, et elle a fmi par.,
accepter toutes nos interpretations, mais a la suite d une
elaboration personnelle. A mesure que ce travail s ac-
complissait en elle, elle devenait de moins en moins
meticuleuse dans 1 execution de ses actions obsedantes,
et avant meme la fin du traitement tout son ceremonial
etait abandonne. Vous devez savoir aussi que le travail
analytique, tel que nous le pratiquons aujourd hui, ne
s attache pas a chaque symptome en particulier jusqu a
sa complete elucidation. On est oblige a chaque instant
d abandonner tel theme donne, car on est sur d y etre
ramene en v abordant d autres ensembles d idees. Aussi
ti
1 interpretation des symptomes que je vais vous sou-
mettre aujourd hui, constitue-t-elie une synthese de
resultats qu il a fallu, en raison d autces travaux entrepris
entre temps, des semaines et des mois pour obtenir.
Notre malade commence peu a peu a comprendre que
c est a titre de symbole genital feminin qu elle ne sup-
portait pas, pendant la nuit, la presence de la pendule
dans sa chambre. La pendule, dont nous connaissons
encore d autres interpretations symboliques, assume ce
role de symbole genital feminin a cause de la periodicite
de son fonctionnement qui s accomplit a des intervalles
egaux. Une femme peut souvent se vanter en disant que
ses menstrues s accomplissent avec la regular! te d une
pendule. Mais ce que notre malade craignait surtout,
c etait d etre troublee dans son sornmeil par le tic-tac de
la pendule. Ce tic-tac peut etre considere comme une
representation symbolique des batternents du clitoris lors
de 1 excitation sexuelle. Elle etait en effet souvent
reveillee par cette sensation penible, et c est la crainte
de 1 erection qui lui avait fait ecarter de son voisinage,
pendant la nuit, toutes les pendules et montres en
marche. Pots a fleurs et vases sont, comme tous les reci
pients, egalement des symboles feminins. Aussi la
crainte de les exposer pendant la nuit a tomber et a se
briser n est-elle pas tout a fait depourvue de sens. Vous
conriaissez tous cette coutume tres repawdue qui consiste
a briser, pendant les fiancailles, un vase ou une assiette.
Chacun des assistants s en approprie un fragment, ce
que nous devons considerer, en nous placant au point
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
de vue d une organisation matrimoniale pre-monoga-
mique, comme un renoncement aux droits que chacun
pouvait^ou croyait avoir sur la fiancee. A cette partie de
son ceremonial se rattachaient chez notre jeune fille un
souvenir et plusieurs idees. Etant enfant, elle tomba,
pendant qu elle avait a la main un vase en verre ou en
terre, et se fit au doigt une blessure qui saigna abon-
damment. Devenue jeune fille et ayant eu connaissance
des faits se rattachant aux relations sexuelles, elle fut
obsedee par la crainte angoissante qu elle pourrait ne
pas saigner pendant sa nuit de noces, cequiferait naitre
dans Fesprit de son mari des doutes quant a sa virginite.
Ses precautions contre le bris des vases constituent done
une sorte de protestation contre tout le complexus en
rapport avec la virginite et Fhemorragie consecutive aux
premiers rapports sexuels, une protestation aussi bien
contre la crainte de saigner que contre la crainte opposee,
celle de ne pas saigner. Quant aux precautions contre le
bruit, auxquelles elle subordonnait ces mesures, elles
n avaient rien, ou a peu pres rien, a voir avec celles-ci.
Elle revela le sens central de son ceremonial un jour
ou elle eut la comprehension subite de la raison pour
laquelle elle ne voulait pas que Foreiller touchat au bois
de lit : Foreiller, disait-elle, est toujours femme, et la
paroi verticale du lit est hornme. Elle voulait ainsi, par
une sorte d action magique, pourrions-nous dire, separer
1 homme et la femme, c est-a-dire empecher ses parents
d avoir des rapports sexuels. Longtemps avant d avoir
etabli son ceremonial, elle avait cherche a atteindre le
meme but d une maniere plus directe. Elle avait simule
la peur ou utilise une peur reelle pour obtenir que la
porte qui separait la chambre a coucher des parents de
la sienne fut laissee ouverte pendant la nuit. Et elle avait
conserve cette mesure dans son ceremonial actuel. Elle
s offrait ainsi 1 occasion d epier les parents et, a force de
vouloir profiter de cette occasion, elle s etait attire une
insomnie qui avait dure plusieurs mois. Non contente de
troubler ainsi ses parents , elle venait de temps a autre
s installer dans leur lit, entre le pere et la mere.
Et c est alors que F oreiller et le bois de lit
se trouvaient reellement separes. Lorsqu elle eut enfin
grandi, au point de ne plus pouvoir coucher avec ses
LE SENS DES SYMPT6ME3 29!
parents sans les gener et sans 6tre geriee elle-me me, elle
s ingeniait encore a simuler la peur, afln d obtenir que
la mere lui cedat sa place auprs du pere et vint elle-
meme coucher dans le lit de sa fille. Cette situation
fut certainement le point de depart de quelques inven
tions dont nous retrouvons la trace dans son ceremonial.
Si un oreiller est un symbole feminin, Facte consistant
a secouer Fedredon jusqu a ce que toutes les plumes
s etant amassees dans sa partie inferieure y forment une
boursouflure, avait egalement un sens : il signifiait
rendre la femme enceinte ; mais notre malade ne tardait
pas a dissiper cette grossesse, car elle avait vecu pendant
des annees dans la crainte que des rapports de ses
parents ne naquit un nouvel enfant qui lui aurait fait
concurrence. D autre part, si le grand oreiller, symbole
feminin, representait la mere, le petit oreiller de tete ne
pouvait representer que la fille. Pourquoi ce dernier
oreiller devait-il 6tre dispose en losange, et pourquoi la
tete de notre malade devait-elle etre placce dans le sens
de la ligne mediane de ce losange? Parce que le losange
represente la forme de Fappareil genital de la fern me,
lorsqu il est ouveft. C est done elle-meme qui jouait le
role du male, sa tete remplacant Tappareil sexviel mas-
culin (Cfr. : La decapitation comme representation
symbolique de la castration. )
Ce sont la de tristes choses, diriez-vous, que celles qui
ont germe" dans la tete de cette jeune fille vierge. J en
conviens, mais n oubliez pas que, ces choses-la, je ne les
ai pas inventees : je les ai seulement interpreters. Le
ceremonial que je viens de vous decrire est egalement
une chose singuliere et il existe une correspondance que
vous ne devez pas meconnaitre entre ce ceremonial et
les idees fantaisistes que nous revele 1 interpretation. Mais
ce qui m importe davantage, c est que vous ayez cornpris
que le ceremonial en question etait inspire, non par une
seule et unique idee fantaisiste, mais par un grand
nombre de ces idees qui convergeaient toutes en un point
situe quelque part. Et vous vous etes sans doute apercus
6galemerit que les prescriptions de ce ceremonial tra-
duisaient les desirs sexuels dans un sens tantot positif,
a litre de substitutions, tantot negatif, a titre de moyens
de defense.
THEORIE GENERALS DES NEVROSES
I/analyse de ce ceremonial aurait pu nous fournir
d autres resultats encore si nous avions tenu exacte-
ment compte de tons les autres symptomes presentes
par la malade. Mais ceci ne se rattachait pas au but que
nous nous etions propose. Contentez-vous de savoir que
cette jeune fille eprouvait pour son pere une attirance
erotique dont les debuts remontaient a son enfance, et il
faut peut-etre voir dans ce fait la raison de son attitude
peu amicale envers sa mere. C estainsi que 1 analyse de
ce symptome nous a encore introduits dans la vie sexuelle
de la malade, et nous trouverons ce fait de moins en
moins etonnant, a mesure que nous apprendrons a mieux
connaitre le sens et 1 intention des symptomes nevro-
tiques.
Je vous ai done montre sur deux exemples choisis que,
tout comme les actes manques et les reves, les symp
tomes nevrotiques ont un sens et se rattachent etroite-
ment a la vie intime des malades. Je ne puis certes pas
vous demander d adherer a ma proposition sur la foi de
ces deux exemples. Mais, de votre cote, vous ne pouvez
pas exiger de moi devous produire des exemples en nom-
bre illimite, jusqu a ce que votre conviction soit faite. Vu
en efTetles details avec lesquels je suis oblige de trailer
chaque cas, il me faudrait un cours semestriel de cinq
heures par semaine pour elucider ce seul point de la
theorie des nevroses. Je me contente done de ces deux
preuves en faveur de ma proposition et vous renvoie pour
le reste aux communications qui ontete publiees dans la
litterature sur ce sujet, et notamment aux classiques
interpretations de symptomes par J. Breuer (Hysteric),
aux frappantes explications de tres obscurs symptomes
observes dans la demence precoce, explications publiees
par C.-G. Jung a Fcpoque ou cet auteur n 6tait encore
que psychanalyste et ne pretendait pas au role de pro-
phete ; je vous renvoie en outre a tons les autres travaux
qui ont depuis rempli nos periodiques. Les reeherches
de ce genre ne mariquent precisement pas. L analyse,
^ interpretation et la traduction des symptomes nevro
tiques ont accapare Inattention des psychanalystes au
point de leur faire negliger tous les autres problemes se
rattachant aux nevroses.
Ceux d entre vous qui voudront bien s imposer ce tra-
LE SENS DES SYMPTOMES
vail clc documentation, seront certainement impression-
nes par la quantite et la force cles materiaux reunis sur
cette question. Mais ils se heurteront aussi a une diffi-
culte. Nous savons que le sens d un symptome reside
dans les rapports qu il presente avec la vie intime cles
malades. Plus un symptome est individualise, et plus
nous devons nous attacher a definir ces rapports. La
tache qui nous incombe, lorsque nous nous trouvons en
presence d une idee depourvue de sens et d une action sans
but, consiste a retrouver la situation passee dans laquelle
Fidee en question etait justifiee et Faction conforme a un
but. L actiori obsessionnelle de notre malade, qui courait
a la table et sonnait la femme de chambre, constitue le
prototype direct de ce genre de symptomes. Mais on
observe aussi, et tres frequemment, des symptomes ayant
un tout autre caractere. On doit les designer comme les
symptomes typiques de la maladie, car ils sont a peu
pres les memes dans tous les cas, les differences indivi-
duelles ayant disparu ou s etant effacees au point qu il
devient difficile de rattacher ces symptomes a la vie indi-
viduelle des malades ou de les mettre en relation avec
des situations vecues. Deja le ceremonial de notre
deuxieme malade presente beaucoup de ces traits typi
ques ; mais il presente aussi pas mal de traits individuels
qui rendent possible Interpretation pour ainsi dire his-
torique de ce cas. Mais tous ces malades obsedes ont une
tendance a repeter les memes actions, a les rythmer, a les
isoler des autres. La plupart d entre eux ont la manie de
laver. Les malades atteints d agoraphobie (topophobie,
peur de Fespace), affection qui ne rentre plus dans le cadre
de la nevrose obsessionnelle, mais que nous designons
sous lenom d hysterie d angoisse, reproduisentdans leurs
tableaux nosologiques, avec une monotonie souvent fati-
gante, les memes traits : peur des espaces confines, de
grandes places decouvertes, de rueset allees s allongeant
a perte de vue. Ils se croient proteges lorsqu ils sont
accompagnes par une personne de leur connaissance ou
lorsqu ils entendent une voiture derriere eux. Mais sur
ce fond uniforme chaque malade presente ses conditions
individuelles, des lantaisies, pourrait-on dire, qui sont
souvent diametralement opposees d un cas a Fautre.Tel
redoute les rues etroites, tel autre les rues larges ; Fun
TH&OR1E GNRALE DES N&VROSES
ne peut marcher dans la rue que lorsqu il y a peu de
monde, tel autre ne se sent a Taise que lorsqu il y a
foule dans les rues. De meme 1 hysterie, malgre toute sa
richesse en traits individuels, presente de tres nombreux
caracteres generaiix et typiques qui semblent f endre dif
ficile la retrospection historique. N oublioris cependant
pas que c est sur ces symptomes typiques que nous nous
guidons pour I etablissement de notre diagnostic. Si, dans
un cas donne d hysterie, nous avons reellement reussi &
ramener un syrtiptome typique a un evenement personnel
oil a une serie d evenements personnels analogues, par
exemple un voniissement hysterique a une serie d im-
pressions de nausees, nous somrnes tout & fait desorientes
lorsque 1 analyse nous revele dans un autre cas de vomis-
sements Faction presumee d evenements personnels d une
nature toute differente. On est alors porte a admettre
que les vomissements des hysteriques tiennent a des
causes que nous ignorons, les donnees historiques reve-
lees par Tanalyse n etant pour airtsi dire que des pre-
textes qui, lofsqu ils se presentent, sont utilisees par
cette necessite interne.
C est ainsi que nous arrivons a cette conclusion decou-
rageante qiie s il nous est possible d obtenir une expli
cation satisfaisante du sens des symptomes nevrotiques
individuels a la lumiefe des fails et evenements vecus
par le malade, notre art ne suffit pas a trouver le sens
des symptomes typiques, beaucoup plus frequents. En
outre, je suis loin de vous avoir fait connaitre toutes les
difficultes auxquelles on se heurte lorsqu on veut pour-
suivre rigoureusement rinterpretatidn historique des
symptomes. Je m abstiendrai d ailleurs de cette enume
ration, non que je veuille enjoliver les choses ou vous
dissimulerles choses desagreables, mais parce que je ne
me soucie pas de vous decourager ou de vous embroiiil-
ler des le debut de nos etudes communes. II estvrai que
nous n avons encore fait que les premiers pas dans la
voie de la comprehension de ce que les symptomes signi-
fient, mais nous devdns nous eh tenir provisoirement
aux resultats acquis et n avancer que progressivement
dans la direction de 1 inconnu. Je vais done essayer de
vous consoler erivous disantqu une difference fondamen-
tale entre les deux categories de symptomes est difficile-
LE SENS DES SYMPT6MES
ment admissible. Si les symptomes individuels dependent
incontestablement des evenements vecus par le malade,
il est permis d admettre que les symptomes typiques
peuvent etre ramenes a des evenements egalement typi
ques, c est-a-dire communs a tousles hommes. Les autres
traits qu on observe regulierement dans les nevroses
peuvent etre des reactions generales que la nature meme
des alterations morbides impose au malade, comme par
exemple la repetition et le doute dans la nevrose obses-
sionnelle. Bref, nous n avons aucune raison de nous
laisser aller au decouragement, avant de connaitre les
resultats que nous pourrons obtenir ulterieurement.
Dans la theorie des reves^ nous nous trouvons en pre
sence d une difliculte toute pareille, que je n ai pas pu
faire ressortir dans nos precedents entretiens sur le reve.
Le contenu manifeste des reves presente des variations
et differences individuelles considerables^ et nous avons
montre tout au long ce qu on peut, grace a 1 analyse, tirer
de ce contenu. Mais, a cote de ces reves, il en existe
d autres qu on peut egalement appeler typiques et qui
se produisent d une maniere identique chez tous les
hommes Ge sont des reves a contenu uniforme qui
opposent a 1 interpretation les m^mes difficultes : rdves
dans lesquels on se sent tomber, voler, planer, nager,
dans lesquels on se sent entrave ou dans lesquels on se
voit toutnu, et autres reves angoissantsse pretant, selon
les personnes, a diverses interpretations, sans qu on
trouve en meme temps 1 explication de leur monotonie et
de leur production typiqtie. Mais dans ces reves nous
constatons, comme dans les nevroses typiques^ que le
fond commun est anime par des details individuels et
variables, et il est probable qu en elargissant notre con
ception nous reussirons a les faire entrei% sans leur
infliger la moindre violence, dans le cadre que nous
avons obtenu a la suite de 1 etude des autres reves.
CHAP1TRE XVIII
RATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE,
L INGONSGIENT
Je vous ai dit la derniere fois que, pour poursuivre
notre travail, je voulais prendre pour point de depart,
non nos doutes, mais nos donnees acquises. Les deux
analyses que je vous ai donnees dans le chapitre prece
dent comportent deux consequences tres interessantes
dont je ne vous ai pas encore parle.
Premierement : les deux malades nous laissent 1 im-
pression d etre pour ainsi dire fixees a un certain frag
ment de leur passe, de ne pas pouvoir s en degager et
d etre par consequent etrangeres au present et au futur.
Elles sont enfoncees dans leur maladie, comme on avait
jadis 1 h- r itude de se retirer dans des convents pour fuir
un mauvais destin. Chez notre premiere malade, c est
1 union non consommee avec son mari qui fi.it la cause de
tout le maiheuv. C est dans ses symptomes que s exprime
le proces qu eile engage centre son mari ; nous avons
appris a connaitre les voix qui plaident pour lui, qui
1 excusent, le relevent, regrettent sa perte. Bieri que
jeune et desirable, elle a recours a toutes les precautions
reeiles et imaginaires (magiques) pour lui conserver sa
fidelite. Elle ne se montre pas devant des etrangers,
neglige son exterieur, eprouve de la dilliculte a se relever
du f auteuil dans lequel elle est assise, hesite lorsqu il
s agit de signer son nom, est incapable de faire un cadeau
a quelqu un, sous pretexte que personne ne doit rien
avoir d elle.
Chez notre deuxieme malade, c est un attachement
erotique asonpere qui, s etant dec-l-are pendant les annees
de puberte, exerce la meme influence decisive sur sa vie
ulterieure. Elle a tire de son etatla conclusion qu eile ne
peut pas se marier tant qu eile restera malade. Mais
RATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMAT1QUE 297
nous avons tout lieu de soupconner que c est pour ne
pas se marier et pour rester aupr6s du pere qu elle est
devenue malade.
Nous ne devons pas negliger la question de savoir
comment, par quelles voies et pour quels motifs on
assume une attitude aussi etrange et aussi desavanta-
geuse a 1 egard de la vie ; a supposer toutefois que cette
attitude constitue un caractere general de la nevrose, et
non un caractere particulier a nos deux malades. Or,
nous savons qu il s agit la d un trait commun a toutes les
nevroses et dont 1 importance pratique est considerable.
La premiere malade hysterique de Breuer etait egale-
ment fixee a 1 epoque ou elle avait perdu son pere grave-
ment malade. Malgre sa guerison, elle avait depuis, dans
une certaine mesure, renonce a la vie ; tout en ayant
recouvre la sante et raccomplissement normal de toutes
ses fonctions, elle s est soustraite au sort normal de la
femme. En analysant chacune de nos malades, nous pour-
rons constater que, par ses symptomes morbides et les
consequences qui en decoulent, elle se trouve replacee dans
une certaine periode de son passe. Dans la majorite des
cas, le malade choisit meme a cet effet une phase tres
precoce de sa vie, sa premiere enfance, et meme, tout
ridicule que cela puisse paraitre, la periode ou il etait
encore nourrisson.
Les nevroses traumatiques dont on a observe tant de
cas au cours de la derniere guerre presentent, sous ce
rapport, une grande analogic avec les nevroses dont
nous nous occupons. Avant la guerre, on a naturellement
vu se produire des cas du meme genre a la suite de
catastrophes de chemin de fer et d autres desastres terri-
fiants. Au fond, les nevroses traumatiques ne peuvent
etre entierement assimilees aux nevroses spontanees que
nous soumettons generalement a 1 examen et au traite-
ment analytique ; il ne nous a pas encore ete possible de
les ranger sous nos criteres et j espere pouvoir vous en
donner un jour la raison. Mais I assimilation des unes
aux autres est complete sur un point : les nevroses trau
matiques sont, tout comme les nevroses spontanees,
fixees au moment de 1 accident traumatique. Dans leurs
reves, les malades reproduisent regulierement la situa
tion traumatique ; et dans les cas accompagnes d acces
298 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
hysteriformes accessibles a 1 analyse on constate que
chaque acces correspond a un replacement complet dans
cette situation. On dirait que les malades n en ont pas
encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se
dresse encore devant eux conime une t&che actuelle,
urgente, et nous prenons cette conception tout a fait au
serieux : elle nous montre le chemin d une conception
pour ainsi dire economique des processus psychiques. Et,
meme, le terme traumatique n a pas d autre sens qu un
sens economique, Nous appelons ainsi un evenejnentvecu
qui, en 1 espace de peu de temps, apporte dans la vie
psychique un tel surcroit d excitation que sa suppression
ou son assimilation par les voies normales devient une
t&che impossible, ce qui a pour effet des troubles durables
dans 1 utilisation de 1 energie.
Cette analogic nous encourage a designer egalement
comme traumatiques les evenements vecus auxquels nos
nerveux paraissent fixes. Nous obtenons ainsi pour 1 af-
fection neyrotique une condition tres simple : la nevrose
pourrait etre assimilee a une affection traumatique et
s expliquerait par 1 incapaciie ou se trouve le malade de
reagir normalement a un evenement psychique d un
caractere affectif tres prononce, G est ce qui etait en
efFet enonce dans la premiere formule dans laquejle nous
avons, Breuer et moi, resume en iSgS-iSgS les resultats
de nos nouvelles observations Un cas comme celtii de
notre premiere malade, de la jeune femme separee de
son mari, cadre tres bien avec cette maniere de voir. Elle
n a pas obtenu la cicatrisation de la plaie morale occa-
sionnee par la non-consommation de son mariage et est
restee comme suspendue a ce traumatisme. Mais deja
notre deuxieme cas, celui de la jeune fille erotiquement
attachee a son pere, montre que notre formule n est pas
assez comprehensive. D une part, Tamour d une petite
fille pour son pere est un fait tellement courant et un
sentiment si facile a vaincre que la designation trauma
tique , appliquee a ce cas, risque de perdre toute signi
fication; d autre part, jl resuHe de 1 histoire de la malade
que cette premiere fixation erotique semblait avoir au
debut un caractere tout a fait inoffcnsif et ne s exprima
que beaucoup plus tard par les symptomes de la nevrose
obsessionnelle. Nous prevoyons done ici des complica-
RATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 299
tions, les conditions de 1 etat morbide devant etre plus
nomjjreuses et variees que nous ne 1 avions suppose ;
mais nous avons aussi la conviction que le point de vue
traumatique ne doit pas etre abandonne comme etant
errone : il occupera settlement une autre place et sera
soumis a d autres conditions.
Nous abandonnons done de nouveau la voie dans
laquelle nous nous etions engages. D abord, elle ne
conduit pas plus loin ; et, ensuite, nous aurons encore
beaucoup de choses a apprendre avant de pouvoir
retrouver sa suite exacte. A propos de la fixation a vine
phase determinee du passe, faisons encore remarquer
que ce fait deborde les limites de la nevrose. Chaque
nevrose comporte une fixation de ce genre, mais toute
fixation ne conduit pas necessairement a la nevrose, ne
se confond pas avec la nevrose, ne s introduit pas furti-
vement au cours de la nevrose. Un exemple frappant
d une fixation affective au passe nous est donne dans la
tristesse qui comporte meme un detachement complet du
passe et du futur. Mais, memeau jugement du profane, la
tristesse se distingue nettement de la nevrose. II y a en
revanche des nevroses qui peuvent etre considerees
comme une forme pathologique de la tristesse.
II arrive encore qu a la suite d un evenement trauma
tique ayant secoue la base meme de leur vie, les hommes
se trouvent abattus au point de renoncer a tout interet
pour le present et pour le futur, toutes les facultes de
leur ame etant fixees sur le passe. Mais ces malheureux
ne sont pas nevrotiques pour cela. Nous n allons done
pas, en caracterisant la nevrose, exagererla valeur de ce
trait, quelles que soient et son importance et la regu-
larite avec laquelle il se manifesto.
Nous arrivons maintenant au second resultat de nos
analyses pour lequel nous n avons pas a prevoir une
limitation ulterieure. Nous avons dit, a propos de notre
premiere malade, combien etait depourvue de sens Fac
tion obsessionnelle qti elle accomplissait et quels sou
venirs iritimes de sa vie elle y rattachait ; nous avons
ensuite examine les rapports pouvant exister entre cette
action et ces souvenirs et decouvert 1 intention de celle-la
d apres la nature de ceux-ci. Mais nous avons alors com-
pletement laisse de cote un detail qui merite toute notre
3oo THEOUIE GENERALE DES NEVROSES
attention. Tant que la malade accomplissait Faction
obsessionnelle, elle ignorait que ce faisant elle se repor-
tait a Fevenement en question. Le lien existant entre
Faction et Fevenement lui echappait ; elle disaitla verite,
lorsqu elle affifmait qu elle ignorait les mobiles qui la
font agir. Et voila que, sous Finfluence du traitement,
elle eut un jour la revelation de ce lien dont elle devient
capable de nous faire part. Mais elle ignorait tou jours
Fintention au service de laquelle elle accomplissait son
action obsessionnelle : il s agissait notamment pour elle
de corriger un penible evenement du passe et d elever le
mari qu elle aimait a un niveau superieur. Ce n est
qu apres un travail long et penible qu elle a fini parcom-
prendre et convenir que ce motif-la pouvait bien etre la
seule cause determinante de son action obsessionnelle.
C est du rapport avec la scene qui a suivi Finfortunee
nuit de noces et des mobiles de la malade inspires par la
tendresse, que nous deduisons ce que nous avons appele
le sens de Faction obsessionnelle. Mais pendant
qu elle executait celle-ci, ce sens lui etait inconnu aussi
bien en ce qui concerne Forigine de Faction que son but.
Des processus psychiques agissaient done en elle, pro-
cessus dont Faction obsessionnelle etait le produit. Elle
percevait bien ce produit par son organisation psychique
normale, mais aucune de seg conditions psychiques
n etait parvenue a sa connaissance consciente. Elle se
comportait exactement comme cet hypnotise auquel Bern-
heim avait ordonne d ouvrir un parapluie dans la salle
de demonstrations cinq minutes apres son reveil et qui,
une fois reveille, executa cet ordre sans pouvoir motiver
son acte. C est a des situations de ce genre que nous
pensons lorsque nous parlons de processus psychiques
inconscients. Nous defions n importe qui de rendre compte
de cette situation d une maniere scientifique plus cor-
recte et, quand ce sera fait, nous renoncerons volontiers
a Fhypothese des processus psychiques inconscients.
D icila, nous la maintiendrons et nous accueillerons avec
un haussement d epaules resigne Fobjection d apres la
quelle Finconscient n aurait aucune realite au sens scien-
tifique du mot, qu il ne serait qu un pis aller, une facon
de parler. Objection inconcevable dans le cas qui nous
occupe, puisque cet inconscient auquel on vent contester
kATTACHEiMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3oi
toute realite produit des effets d une realite aussi pal
pable et saisissable que 1 action obsessionnelle.
La situation est au fond identique dans le cas de notre
deuxieme patiente. Elle a cree un principe d apres lequel
1 oreiller ne doit pas toucher a la paroi du lit, et elle
doit obeir a ce principe, sans connaitre son origiiie,
sans savoir ce qu il signifie ni a quels motifs il est rede-
vable de sa force. Qu elle le eonsidere elle-meme comme
indifferent, qu elle s indigne on se revolte contre lui ou
qu elle se propose enfin de lui desobeir, tout cela n a
aucune importance au point de vue de 1 execution de
1 acte. Elle se sent poussee a obeir et se demande en
vain pourquoi. Eh bien, dans ces symptomes de la ne-
vrose obsessionnelle, dans ces representations et impul
sions qui surgissent on ne sait d ou, qui se montrent si
refractaires a toutes les infhiences de la vie normale et
qui apparaissent au malade lui-mem^ comme des hotes
tout-puissants venant d un monde etranger, comme des
immortels venant se meler au tumulte de la vie des mor-
tels, comment ne pas reconnaitre Findice d une region
psychique particuliere, isolee de tout le reste, de toutes
les autres activites et manifestations de la vie interieure ?
Ges symptomes, representations et impulsions nous
amenent infailliblement a la conviction de 1 existence de
1 inconscient psychique, et c est pourquoi la psychiatrie
clinique qui ne connait qu une psychologic du conscient,
ne sait se tirer d affaire autrement qu en declarant que
toutes ces manifestations ne sont que des produits de
degenerescence. II va sans dire qu en elles-rnemes les
representations et les impulsions obsessionnelles ne sont
pas inconscientes, de meme que 1 execution d actions
obsessionnelles n echappe pas a la perception consciente.
Ces representations et impulsions ne seraient pas deve-
nues des symptomes si elles n avaient pas penetre jus-
qu a la conscience. Mais les conditions psychiques aux-
quelles, d apres 1 analyse que nous en avons faite, elles
sont soumises, ainsi que les ensembles dans lesquels
notre interpretation permet de les ranger, sont incon-
scients, du moins jusqu au moment ou nous les rendons
conscients au malade par notre travail d analyse.
Si vous ajoutez a cela que cet etat de choses que nous
avons constate chez nos deux malades se retrouve dans
FREUD. n
TiiEORiE GENERALE DES
tous les symptomes de toutes les affections nevrotiques,
que partout et toujours le sens des symptomes est inconnu
au malade, que 1 analyse revele toujours que ces symp
tomes sont des produits de processus inconscients qui
peuvent cependant, dans certaines conditions variees et
favorables, &tre rendus conscients, vous comprendrez
sans peine que la psychanalyse ne puisse se passer de
1 hypothese de 1 inconscient et que nous ayons pris 1 ha-
bitude de manier 1 inconscient comme quelque, chose de
palpable. Et vous comprendrez petit-etre aussi combien
peu competents dans cette question sont tous ceux qui
ne Connaissent 1 inconscient qu a titre de notion, qui
n ont jamais pratique d analyse, jamais interprete un
rve, jamais cherche le sens et 1 intention de symptomes
nevrotiques. Disons-le done urie fois de plus : le fait seul
qu il est possible, grace a une interpretation analytique,
d attribuerun sens aux symptomes nevrotiques constitue
une preuve irrefutable de 1 existence de processus psy-
chiques inconscients ou, si vous aimez mieux, de la ne-
cessite d admettre 1 existence de ces processus.
Mais ce n est pas tout. Une autre decouverte de
Breuer, decouverte que je trouve encore plus impor-
tante que la premiere et qu il a faite sans collaboration
aucune, nous apprend encore davantage sur les rapports
entre 1 inconscient et les symptomes nevrotiques. Non
seulement le sens des symptomes est generalement in-
conscient ; mais il existe, entre cette inconscience et la
possibilite d existence des symptomes, une relation de
remplacement reciproque. Vous allez bientot me com-
prendre. J afTirme avec Breuer ceci : toutes les fois que
nous nous trouvons en presence d un symptome, nous
devons conclure a 1 existence chez le malade de certains
processus inconscients qui contiennent precisement le
sens de ce symptome. Mais il faut aussi que ce sens soit
inconscient pour que le symptome se produise. Les pro-
cessus conscients n engendrent pas de symptomes ne
vrotiques ; et, d autre part, des que les processus incon
scients deviennent conscients, les symptomes dispa-
raisseiit. Vous avez la un acces a la therapeutique, un
moyen de faire disparaitre les symptomes. G est en efTet
par ce moyen que Breuer avait obtenu la guerison de
sa malade hysterique, autrement dit la disparition de ses
ftATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3o3
symptomes ; il avail trouve une technique qui lui a per-
mis d amener & la conscience les processus inconscients
qui cachaient le sens des symptomes et, cela fait, d ob-
tenir la disparition de ceux-ci.
Cette decouverte de Breuer fut le resultat, non d une
speculation logique, mais d une heureuse observation
due a la collaboration de la malade. Ne cherchez pas a
comprendre cette decouverte en la ramenant a un autre
fait deja connu : acceptez-la plutot comme un fait fonda-
mental qui permet d en expliquer beaucoup d autres.
Aussi vous demanderai-je la permission de vous Fexpri-
mer sous d autres formes.
Un symptome se forme a litre de substitution, a la
place de quelque chose qui n a pas reussi a se manifester
an dehors. Certains processus psychiques n ayant pas pa
se developper normalement, de facon a arriver jusqu a
la conscience, ont donne lieu a un symptome nevrotique.
Celui-ci est done le produit d un processus dont le deve-
loppement a ete interrompu, trouble par une cause quel-
conque. II y a eu la une sorte de permutation ; et la the-
rapeutique des symptomes nevrotiques a rempli sa tache
lorsqu elle a reussi a supprimer ce rapport.
La decouverte de Breuer forme encore de nos jours la
base du traitement psychanalytique. La proposition que
les symptomes disparaissent lorsque leurs conditions
inconscientes ont ete rendues conscientes a ete con
firmee par toutes les recherches ulterieures, malgre les
complications les plus bizarres et les plus inattendues
auxquelles on se heurte dans son application pratique
Notre therapeutique agit en transformant 1 inconscienl
en conscient, et elle n agit que dans la mesure ou elle
est a m6me d operer cette transformation.
Ici permettez-rnoi une breve digression destinee a vous
mettre en garde contre 1 apparente facility de ce travail
therapeutique. D apres ce que nous avons dit jusqu a
present, la nevrose serait la consequence d une sorte
d ignorance, de non-connaissance de processus psy
chiques dont on devrait avoir connaissance. Cette pro-
position rappelle beaucoup la theorie socratique d apres
laquelle le vice lui-meme serait un eflet de Fignorance.
Or, un medecin ayant 1 habitude de 1 analyse n eprou-
vera generalement aucune difliculte a decouvrirles mou-
THEORIE GENERA LE DES NEVROSES
vements psychiques dont tel malade particulier n a pas
conscience. Aussi devrait-il pouvoir facilement retablir
son malade, en le clelivrant de son ignorance par la com
munication de ce qu il sait. II devrait du moins pouvoir
supprimer de la sorte une partie du sens inconscient des
symptomes ; quant aux rapports existant entre les symp
tomes et les evenements vecus, le medecin, qui rie con-
nait pas ces derniers, ne pent naturellement pas les de-
viner et doit attendre que le malade se souvienne et
parle. Mais sur ce point encore on pent, dans certains
cas, obtenir des renseignements par tine voie detournee,
en s adressant notamment a 1 entourage du malade qui,
etant au courant de la vie de ce dernier, pourra souvent
reconnaitre, parmi les evenements de cette vie, ceux qui
presentent un caractere traumatique, et meme nous ren-
seigner sur des evenements que le maiade ignore, parce
qu ils se sont produits a une epoqne tres reculee de sa
vie. En combinant ces deux precedes, on pourrait espe-
rer aboutir, en peu de temps et avec un minimum d eilort,
au resultat voulu qui consiste a amener a la conscience
du malade ses processus psychiques mconscients
Ce serait en eflet parlait 1 Nous avons acquis la des
experiences auxquelles nous h etions pas prepares des
1 abord. De meme que, d apres Moliere, il y a fagots et
fagots, il y a savoir et savoir, ily a differentes sortes de
savoir qui n ont pas toutes la meme valeur psycholo-
gique. Le savoir du medecin n est pas celui du malade et
ne peut pas manifester les memes effets. Lorsque le me
decin communique au malade le savoir qu il a acquis, il
n obtient aucun succes. Oil, plutot, le succes qu il obtient
consiste, non a supprimer les symptomes, mai s & mettre
en marche 1 analyse dont les premiers indices sont sou-
vent fournis par les contradictions exprimees par le ma
lade. Le malade sait alors quelque chose qu il ignorait
auparavant, a savoir le sens de son symptome, et pour-
tant il ne le sait pas plus qu auparavant. Nous apprehons
ainsi qu il y a plus (Tune sorte de non-savoir II faut des
connaissances psychologiques profondes pour se rendre
compte en quoi consistent les differences. Mais notre pro
position que les symptomes disparaissent des qlie leur
sens devient conscient n en reste pas moins vrai 3. Seu-
lement, le savoir doit avoir pour base un changement
RATTACIIEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3o5
interieur du malade, changement qui ne pent etre pro-
voque que par un travail psychique poursuivi en vue d un
but determine. Nous som,mes ici en presence de pro-
blemes dont la synthese nous apparaitra bientot comme
une dynamique de la formation de symptomes.
Et, maintenant, je vous demande : ce que je vpus dis
la, ne le trouvez-vous pas trop obscur et complique?
N etes-vous pas desorientes de me voir si souvent retirer
ce que je viens d avancer, entourer mes propositions de
toutes sortes de limitations, m engager dans des direc
tions pour aussitot les abandonner? Je regretterais qu il
en fut ainsi. Mais je n/ai aucun gout pour les simplifica
tions aux depens de la verite, ne vois aucun inconvenient
a ce que vous sachiez que le sujet que nous traitons pre-
sente des cotes multiples et une complication extraordi
naire, et je pense en outre qu il n y a pas de mal a ce que
je vous dise sur chaque point plus de choses que vous
n en pourriez utiliser momentanement. Je sais parfaite-
ment bien que chaque auditeur on lecteur arrange en
idees le sujet qu on lui expose, abrege 1 expose, le sim-
plifie et en extrait ce qu il desire en conserver. II est vrai,
dans une certaine mesure, que plus il y a de choses, plus
il en reste. Laissez-moi done esperer que, malgre tous les
accessoires dontj ai cm devoir la surcharger, vous avez
reussi a vous faire une idee claire de la partie essentielle
de mon expose, c est-a-dire de celle relative au sens des
symptomes, a Finconscient et aux rapports existant entre
ceux-la et celui-ci. Sans doute avez-vous egalement com-
pris que nos efforts ulterieurs tendront dans deux direc
tions : apprendre, d une part, comment les hommes
deviennent malades, tombent victimes d une nevrose qui
dure parfois toute la vie, ce qui est un probleme cli-
nique ; rechercher, d autre part, comment les symptomes
morbides se developpent a partir des conditions de la
nevrose, ce qui reste un probleme de dynamique psy
chique. II doit d ailleurs y avoir quelque part un point oii
ces deux problemes se rencontrent.
Je ne voudrais pas aller plus loin aujourd hui, mais,
comme il nous reste encore un peu de temps, j en profite
pour attirer votre attention sur un autre caractere de
nos deux analyses, caractere dont vous ne saisirez toute
la portee que plus tard : il s agit des lacunes de la me-
3o6 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
moire ou amnesics. Je vous ai dit que toute la tache du
traitement psychanalytique pouvatt etre resumee dans
la formule : transformer tout Finconscient pathogenique
en conscient. Or, vous serez peut-etre etonnes d ap-
prendre que cette formule peut 6tre remplacee par cette
autre : combler toutes les lacunes de la memoire des
malades, supprimer leurs amnesies. Cela reviendrait an
mme. Les amnesies des nevrotiques auraient done une
grande part dans la production de leurs symptomes. En
reflechissant cependant au cas qui a fait 1 objet de notre
premiere analyse, vous trouverez que ce role attribue a
Famnesie n est pasjustifie. La malade, loin d avoiroublie
la scene a laquelle se rattache son action obsessionnelle,
en garde le souvenir le plus vif, et il ne s agit d aucun
autre oubli dans la production de son symptoms. Moins
nette, mais tout a fait analogue est la situation dans le
cas de notre deuxieme malade. de la jeune fille au cere
monial obsessionnel. Elle aussi se souvient nettement,
bien qu avec hesitation et peu volontiers, de sa conduite
d autrefois, alors qu elle iiisistait pour que la porte qui
separait la chambre a coucher de ses parents de la sienne
restat ouverte la nuit et pour que sa mere lui cedat sa
place dans le lit conjugal. La seule chose qui puisse nous
paraitre etonnante, c est que la premiere malade, qui a
pourtant accompli son action obsessionnelle un nombre
incalculable de fois, n ait jamais eu la moindre idee de
ses rapports avec Fevenement survenu la nuit de noces,
et que le souvenir de cet evenement ne lui soit pas venu,
alors meme qu elle a ete amenee, par un interrogatoire
direct, a rechercher les motifs de son action. On peut en
dire autant de la jeune fille qui rapporte d ailleurs son
ceremonial et les occasions qui le provoquaient a la
situation qui se reproduisait identique tous les soirs.
Dans aucun de ces cas il ne s agit d amnesie propre-
ment dite, de perte de souvenirs : il y a seulement rup
ture d un lien qui devrait amener la reproduction, la
reapparition de Fevenement dans la memoire. Mais si ce
trouble de la memoire suffit a expliquer la nevrose ob
sessionnelle, il n en est pas de meme de Fhysterie. Cette
derniere nevrose se caracterise le plus souvent par des
amnesies de tres grande envergure. En analysant chaque
symptome hysterique, on decouvre generalement toute
RATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3c>7
une serie d impressions de la vie passee que le malade
affirme expressement avoir oubliees. D une part, cette
serie s etend jusqu aux premieres annees de la vie, de
sorte que 1 amnesie hysterique peut etre consideree
comme une suite directe de 1 amnesie infantile qui cache
les premieres phases de la vie psychique, meme aux
sujets normaux. D autre part, nous apprenons avec eton-
nement que les evenements les plus recents de la vie des
rnalades peuvent egalement succomber a 1 oubli et qu en
particulier les occasions qui ont favorise Fexplosion de
la maladie ou renforce celle-ci sont entamees, sinon com-
pletement absorbees, par 1 amnesie. Le plus souvent, ce
sont des details importants qui ont disparu de 1 ensemble
d un souvenir recent de ce genre ou y ont ete remplaces
par des souvenirs faux. II arrive meme, et presque regu-
lierement, que c est peu de temps avant la fin d une ana
lyse qu on voit surgir certains souvenirs d evenements
recents, souvenirs qui ont pu rester si longteinps refoules
en laissant dans 1 ensemble des lacunes considerables.
Ces troubles de la memoire sont, nous 1 avons dit,
caracteristiques de 1 hysterie qui presente aussi, a titre de
symptomes, des etats (crises d hysterie) ne laissant gene-
ralement aucune trace dans la memoire. Et, puisqu il en
est autrernent dans la nevrose obsessionnelle, vous etes
autorises a en conclure que ces amnesies constituent un
caractere psychologique de 1 alteration hysterique, et
non un trait commun a toutes les nevroses. L importance
de cette difference se trouve diminuee par la considera
tion suivante. Le sens d un symptome peut etre concu
et envisage de deux manieres : an point de vue de ses
origines et au point de vue de son but, autrement dit,
en considerant, d une part, les impressions et les evene
ments qui lui ont donne naissance et, d autre part, 1 in-
tention a laquelle il sert. L origine d un symptome se
ramene done a des impressions venues de 1 exterieur,
qui ont ete necessairement conscientes a un moment
donne, mais sont devenues ensuite inconscientes par
suite de 1 oubli dans lequel elles sont tombees. Le but
du symptome, sa tendance est, au contraire, dans tons
les cas, un processus endopsychique qui a pu devenir
conscient a un moment donne, mais qui peut tout aussi
bien. rester toujours enfoui dans 1 inconscient, Peu im-
3o8 THtORIE GNKALE DES NfcVROSES
porte done que 1 amnesie ait porte surles origines, c est-
a-dire sur les evenements sur lesquels le symptome
s appuie, comrne c est le cas dans 1 hysterie ; c est le but,
c est la tendance du symptome, but et tendance qui ont
pu etre inconscients des le debut, ce sont eux, disons-
nous, qui determinent la dependance du symptome a
1 egard de 1 inconscient, et cela dans la nevrose obses-
sionnelle non moins que dans 1 hysterie.
C est en attribuant une importance pareille a 1 incon
scient dans la vie psychique que nous avons dresse con-
tre la psychanalyse les plus mechants esprits de la cri
tique. Ne vous en etonnez pas et ne croyez pas que la
resistance qu on nous oppose tienne a la difllculte de
concevoir 1 inconscient ou a Finaccessibilite des expe
riences qui s y rapportent. Dans le cours des siecles, la
science a inflige a Fegoisme naif de 1 humanite deux
graves dementis. La premiere fois, ce fut lorsqu elle a
montre que la terre, loin d etre le centre de 1 univers,
ne forme qu une parcelle insignifiante du systeme cos-
mique dont nous pouvons a peine nous representer la
grandeur. Cette premiere demonstration se rattache pour
nous au nom de Copernic, bien que la science alexan
drine ait deja annonce quelque chose de semblable. Le
second dementi fut inflige a I humamte par la recherche
biologique, lorsqu elle a reduit a rien les pretentions de
1 homme a une place privilegiee dans Fordre de la crea
tion, en etablissant sa descendance du regne animal et
en montrant Findestructibilite de sa nature animale.
Gette derniere revolution s est accomplie de nos jours,
a la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de
leurs predecesseurs, travaux qui ont provoque la resis
tance la plus acharnee des contemporains. Un troisierne
dementi sera inflige a la megalomanie humaine par la
recherche psychologique de nos jours qui se propose de
montrer au moi qu il n est seulement pas maitre dans sa
propre maison, qu il en est reduit a se contenter de ren-
seignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe,
en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les
psych analystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui
aient lance cet appel a la modestie et au recueillement,
rnais c est a eux que semble echoir la mission de deten-
dre cette maniere de voir avec le plus d ardeur, et de pro-
RATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMAT1QUE 3og
duire a son appui des materiaux empruntes a 1 experience
et accessibles a tous. D oa la levee generale de bou-
cliers centre notre science, 1 oubli de toutes les regies de
politesse academique, le dechainement d une opposition
qui secoue toutes les entraves d une logique impartiale.
Ajoutez a tout cela que nos theories menacent de trou-
bler la paix du monde d une autre maniere encore, ainsi
que vous le verrez tout a 1 heure.
CIIAPITRE XIX
RESISTANCE ET REFOULEMENT
Pour nous faire des nevroses une idee plus adequate,
nous avons besoin de nouvelles experiences, et nous en
possedons deux, tres remarquables, et qui ont fait beau-
coup de bruit a 1 epoque ou elles ont ete connues.
Premiere experience : lorsque nous nous chargeons de
guerir un malade, de le debarrasser de ses symptomes
inorbides, il nous oppose une resistance violente, opi-
niatre et qui se maintient pendant toute la duree du trai-
tement. Le fait est tellement singulier que nous ne pou-
vons nous attendre a ce qu il trouve creance. Nous nous
gardens bien d en parler a Fentourage du malade, car
on pourrait voir la de notre part un pretexte destine a
justifier la longue duree ou Finsucces de notre traite-
inent. Le malade lui-meme manifesto tous les phenome-
nes de la resistance, sans s en rendre compte, et Ton
obtient deja un gros succes lorsqu on reussit a Famener
a reconnaitre sa resistance et a compter avec elle. Pen-
sez-donc : ce malade qui souftre tant de ses symptomes,
qui fait souffrir son entourage, qui s impose tant de sacri
fices de temps, d argent, de peine et d efforts sur soi-
meme pour se debarrasser de ses symptomes, comment
pouvez-vous 1 accuser de favoriser sa maladie en resis
tant a celui qui est la pour Ten guerir ? Combien invrai-
semblable doit paraitre a lui et a ses proches votre affir
mation 1 Et, pourtant, rien de plus exact, et quand on
nous oppose cette invraisemblance, nous n avons qu a
repondre que le fait que nous affirmons n est pas sans
avoir des analogies, nombreux etant ceux, par exemple,
qui, tout en soufFrant d une rage de dents, opposent la
plus vive resistance au dentiste lorsqu il veut appliquer
sur la dent malade le davier liberateur.
La resistance du malade se rnanifeste sous des formes
RESISTANCE ET REFOULEMENT 3il
tres variees, raffinees, souvent dilliciles a recoimaitre.
Cela s appelle se ineiier du me decin et se mettre en garde
centre lui. Nous appliquons, dans la therapeutique psy-
chanalytique, la technique que vous connaissez deja
pour m avoir vu Fappliquer a 1 interpretation des reves.
Nous invitons le malade a se mettre dans un etat d auto-
observation, sans arriere-pensee, et a nous faire part de
toutes les perceptions internes qu il fera ainsi, et dans
1 ordre meme ou il les fera : sentiments, idees, souvenirs.
Nous lui enjoignons expressement de ne ceder a aucun
motif qui pourrait lui dieter un choix ou une exclusion
de certainss perceptions, soit parce qu elles sont trop
desagreables ou trop indiscretes, ou trop peu importan-
tes ou trop absurdes pour qu on en parle. Nous lui disons
bien de ne s en tenir qu a la surface de sa conscience,
d ecarter toute critique, quelle qu elle soit, dirigee centre
ce qu il trouve, et nous 1 assurons que le succes et, sur-
tout, la duree du traitement dependent de la fidelite avec
laquelle il se conformera a cette regie fondamentale de
1 analyse. Nous savoris deja, par les resultats obterius
grace a cette technique dans 1 interpretation des reves,
que ce sont precisement les idees et souvenirs qui soule-
vent le plus de doutes et d objections qui renferment
generalement les materiaux le plus susceptibles de nous
aider a decouvrir 1 inconscient.
Le premier resultat que nous obtenons en formulant
cette regie fondamentale de notre technique consiste a
dresser contre elle la resistance du malade. Celui-ci
cherche a se soustraire a ses commandements par tons
les moyens possibles. II pretend tantot ne percevoir au-
cune idee, aucun sentiment ou souvenir, tantot en perce
voir tant qu il lui est impossible de les saisir etde s orien-
ter. Nous constatons alors, avec un etonnement qui n a
rien d agreable, qu il cede a telle ou telle autre objection
critique ; il se trahit notamment par les pauses prolon-
gees dont il coupe ses discours. II finit par convenir
qu il sait des choses qu il ne peut pas dire, qu il a honte
d avouer, et il obeit a ce motif, contrairement a sa pro-
messe. Ou bien il avoue avoir trouve quelque chose,
mais que cela regarde une tierce personne et ne peut
pour cette raison etre divulgue. Ou, encore, ce qu il a
trouve est vraiment trop insignifiant, stupide ou absurde
3ia THEOWE GENERALS DES NEVRQSES
et qu on ne pent vraiment pas lui demander de doniier
suite a des idees pareilles. Et il continue, variant ses
objections a 1 infini, et il ne reste qu a lui faire compren-
dre que tout dire signifie reellement tout dire.
On trouverait difficilement un malade qui n ait pas
essaye de se reserver un compartiment psychique, afin
de le rendre inaccessible au traitement. Un de mes ma-
lades, que je considere comme un des hommes les plus
intelligents que j aie jamais rencontres, m avait ainsi
cache pendant des semaines une liaison amoureuse et,
lorsque je lui reprochai d enfreindre la regie sacree, il se
defendit en disant qu il croyait que c etait la son affaire
privee. II va sans dire que le traitement psychanalytique
n admet pas ce droit d asile. Qu on essaie, par exemple,
de decreter, dans une ville comme Vienne, qu aucune
arrestation ne sera operee dans des endroits tels que le
Grand-Marche ou la cathedrale Saint-Etienne et qu on
se donne ensuite la peine de capturer un malfaiteur
determine. On peut etre certain qu il ne se trouvera pas
ailleurs que dans Fun de ces deux asiles. J avais cru
pouvoir accorder ce droit d exception a un malade qui
me semblait capable de tenir ses promesses et qui, etant
lie par le secret professionnel, ne pouvait pas commu-
niquer certaines choses a des tiers. II fut d ailleurs satis-
faitdu succesdu traitement ; maisjelefusbeaucoupmoins
et je m etais promis de ne jamais recommencer un essai
de ce genre dans les memes conditions.
Les nevrotiques obsessionnels s entendent fort bien a
rendre a peu pres inapplicable la regie de la technique
en exagerant leurs scrupules de conscience et leurs dou-
tes. Les hysteriques angoisses reussissent meme a 1 oc-
casion a la reduire a Fabsurde en n avouant qu idees,
sentiments et souvenirs tellernent eloignes de ce qu on
cherche que Fanalyse porte pour ainsi dire a faux. Mais
il n entre pas dans mes intentions de vous initier a
tous les details de ces difticultes techniques. Qu il me
suffise de vous dire que Jorsqu on a enfin reussi, a force
d energie et de perseverance, a imposer au malade une
certaine obeissance a la regie technique fondamentale,
la resistance, vaincue d un cote, se transporte aussitot
dans un autre domaine. On voit en effet se produire une
resistance intellectuelle qui combat a 1 aide d arguments,
RESISTANCE ET REFOULEMENT
s empare des difficultes et invraisemblances que la pen-
see normale, mais mal informee, decouvre dans les theo
ries analytiques. Nous entendons alors de la bouche de
ce seul malade toutes les critiques et objections dont
le chceur nous assaille dans la litterature seientifique,
comme, d autre part, les voix qui nous vienheiit du
dehors ne nous apportent rieri que nous n ayons deja
entendu de la bouche de nos malades. Une vraie tem-
pete dans un verre d eau. Mais le patient souffre bien
qu on lui parle ; il veutbienqu onle renseigne, 1 instruise,
le refute, qu on lui indique la litterature ou il puisse s in-
foriner. II est tout dispose a devenir partisan de la psy-
chanalyse, mais & condition que 1 analyse Fepargne, lui,
personhellement. Mais nous flairons dans cette curiosite
une resistance, le desir de nous detourner de notre tache
speciale. Aussi la repoussons-nous. Chez les nevrotiques
obsessionnels la resistance se sert d une tactique spe
ciale. Le malade nous laisse sans opposition poursuivre
notre analyse qui petit ainsi se flatter de repandre une
lumiere de plus^en plus vive sur les mysteres du cas mor-
bide dont on s occupe ; mais finalenient on est tout etonne
de constater qu aucun progres pratique, aucune attenua
tion des symptomes ne correspondent a cette elucidation.
Nous pouvons alors decouvrir que la resistance s est
refugiee dans le doute qui fait partie de la nevrose ob-
sessionnelle et que c est de cette position retiree qu elle
dirige contre nous sa pointe. Le malade s est dit a peu
pres ceci : Tout cela est tres beau et fort interessant. Je
ne demande pas mieux que de continuer. Cela change-
rait bien ma maladie, si c etait vrai. Maisje ne crois pas
du tout que ce soil vrai et, tant que je n y crois pas, cela
ne touche en rien a ma maladie Cette situation pent
durer longtemps, jvisqu a ce qu on vienne attaquer la
resistance dans son refuge m6me, et alors commence la
lutte decisive.
Les resistances intellectuelles ne sont pas les plus gra
ves ; on en vient toujours h bout. Mais, tout en restant
dans le cadre de 1 analyse, le malade s entend aussi a
susciter des resistances contre lesquelles la lutte est
excessivement difficile. Au lieu de se souvenir, il repro-
duit des attitudes et des sentiments de sa vie qui, moyen-
nant le -transfert , se laissent utiliser comme moyens
3i4 THEOR1E GENERALE DES NEVROSES
de resistance centre le medecin et le traitemerit. Quand
c est un homme, il emprunte generalement ces materiaux
a ses rapports avec son pere dont la place est prise par
le medecin : il transforme en resistances a Faction de
celui-ci ses aspirations a Findependance de sa personne
et de son jugement, son amour-propre qui 1 avait pousse
jadis a egaler ou meme a depasser son pere, la repu
gnance a se charger une fois de plus dans sa vie du far-
deau de la reconnaissance. On a par moments Fimpres-
sion que 1 intention de confondre le medecin, de lui faire
sentir son impuissance, de triompher de lui, Femporte
chez le malade sur cette autre et meilleure intention de
voir mettre fin a sa maladie. Les femmes s entendent a
merveille a utiliser en vue de la resistance un trans-
fert ou il entre, a Fegard du medecin, beaucoup de
tendresse, un sentiment fortement teinte d erotisme.
Lorsque cette tendance a atteint un certain degre, tout
interet pour la situation actuelle disparait, la malade ne
pense plus a sa maladie, elle oublie toutes les obligations
qu elle avait acceptees en commencant le traitement ;
cFautre part, la jalousie qui ne manque jamais, ainsi
que la deception causee a la malade par la froideur que
lui manifeste sous ce rapport le medecin, ne peuvent que
contribuer a nuire aux relations personnelles devant exis-
ter entre Ftme et Fautre et a eliminer ainsi un des plus
puissants facteurs de Fanaljse.
Les resistances de cette sorte ne doivent pas etre con-
damnees sans reserve. Telles quelles, elles contiennent
de nombreux materiaux tres importants se rapportant a
la vie du malade et exprimes avec une conviction telle
qu ils sont susceptibles de fournir a Fanalyse un excel
lent appui, si Fon sait, par une habile technique, leur
donner une orientation appropriee. II est seulement a
noter que ces materiaux commencent toujours par se
mettre au service de la resistance et par ne laisser appa-
raitre que leur facade, hostile au traitement. On peut dire
aussi que ce sont la des traits de caractere, des atti
tudes du mot que le malade a mobilises pour combattre
les modifications qu on cherche a obtenir par le traite
ment. En etudiant ces traits de caractere, on se rend
compte qu ils ont apparu sous Finfluence des condition?
de la nevrose et par reaction centre ses exigences ; on
RESISTANCE ET REFOULEMENT 3i5
pent done les designer comme latents, en ce sens qu ils
ne se seraient jamais presentes on ne se seraient pas
presentes au meme degre ou avec la meme intensite en
dehors de la nevrose. Ne croyons cependant pas que 1 ap-
parition de ces resistances soit de nature a porter atteinte
a 1 efficacite du traitement analytique. Ces resistances ne
constituent pour 1 analyste rien d imprevu. Nous savons
qu elles doivent. se manifester ; et nous sommes seule-
ment mecontents lorsque nous n avons pas reussi a les
provoquer avec une nettete suffisante et a faire com-
prendre leur nature an malade. Nous comprenons enfin
que la suppression de ces resistances forme la tache
essentielle de 1 analyse, la seule partie de notre travail
qui, si nous avons reussi a la mener a bien, soit suscep
tible de nous donner la certitude que nous avons rendu
quelque service au malade.
Ajoutez a cela que le malade profite de la moindre
occasion pour relacher son effort, qu il s agisse d un ac
cident quelconque survenu pendant le traitement, d un
evenement exterieur susceptible de distraire son atten
tion, d une marque d hostilite a 1 egard de la nevrose de
la part d une personne de son entourage, d une maladie
organique accidentelle ou survenant a titre de complica
tion de la nevrose, qu il s agisse meme d une ameliora
tion de son etat, ajoutez tout cela, dis-je, et vous aurez
un tableau, je ne dirai pas complet, mais approximatif,
des formes et des moyens de resistance au milieu cles-
quels s accomplit 1 analyse. Si j ai traite ce point avec
tant de details, c etait pour dire que c est 1 experience
que nous avons acquise relativement a la resistance op-
posee par le malade a la suppression de ses symptomes
qui a servi de base a notre conception dynamique des
nevroses. Nous avons commence, Breuer et moi, par
pratiquer la psychotherapie a 1 aide de 1 hypnose ; la
premiere malade de Breuer n a d ailleurs ete trait^e que
dans 1 e.tat de suggestion hypnotique, et je n ai pas tarde
a suivre cet exemple. Je conviens que le travail fut alors
plus facile, plus agreable et durait moins longtemps.
Mais les resultats obtenus etaient capricieux et non dura
bles. Aussi ai-je bientot abandonne 1 hypnose. Et c est
alors seulement que j ai compris que, tant que je m etaia
$ervi de 1 hypnose, j etais dans Fimpossibilite de com-
Si6 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
prendre la dynamique de ces affections. Grace a 1 hyp-
nose, en effet, Fexistence de la resistance echappait a
la perception du medecin. En refoulant la resistance,
1 hypnose laissait un certain espace libre on pouvait
s exercer 1 analyse, et derriere cet espace la resistance
etait si bien dissimulee qu elle en etait rendue impene
trable, tout comme le doute dans la nevrose obsession-
nelle. Je suis done en droit de dire que la psychanalyse
proprement dite ne date que du jour ou on a rerionce a
avoir recours a 1 hypnose.
Mais, bien que la constatation de la resistance ait
atteint une telle importance, nous n en devons pas moins,
parmesure de precaution, laisser place au doute etnous
demander si nous ne sommes pas trop prompts a admettre
des resistances, si, en le faisant, nous ne procedons pas
parfois avec une certaine legerete. II pent y avoir des
cas de nevrose ou les associations ne reussissent pas
pourd autres raisons ; il sepeut que les arguments qu on
nous oppose sur ce point meritent d etre pris en consi
deration et que nous ayons tort d ecarter la critique
intellectuelle de nos analyses, en lui appliquant la quali
fication commode de resistance. Je dois cependant vous
dire que ce n est pas sans peine que nous avons abouti
a ce jugement. Nous, avons eu 1 occasion .d observer
chacun de ces patients critiques au moment de 1 appari-
tion et apres la disparition de la resistance. C est que la
resistance varie sans cesse d intensite au cours du trai-
tement ; cette intensite augmente toujours lorsqu on
aborde un theme nouveau, atteint son point maximum
au plus fort de 1 elaboration de ce theme, et baisse de
nouveau lorsque celui-ci est epuise. En outre, eta moins
de maladresses techniques particulieres, nous n avons
jamais pu provoquer le maximum de resistance dont le
malade fut capable. Nous avons pu constater de la sorte
que le m6me malade abandx^nne et reprend son attitude
critique un nombre incalculable de fois au cours de
1 analyse. Lorsque nous sommes sur le point d amener a
sa conscience une fraction nouvelle et particulierement
penible des materiaux inconscients, il devient critique
au plus haut degre ; s il a reussi prec^demment a com-
prendre et a accepter beaucoup de choses, toutes ses
acquisitions se trouvent du coup perdues ; dans son atti-
fcESISTANCE ET REFOULEMENT $17
tude d opposition a tout prix, il peut presenter le tableau
complet de Fimbecillite affective. Mais si Ton a pu 1 aider
a vaincre cette resistance, il retrouveses ideesetrecouvre
sa faculte de comprendre. Sa critique n est done pas une
fonction independante et, comme telle, digne de respect:
elie est un expedient au service de ses attitudes affec-
tives, un expedient guide et dirige par sa resistance. Si
quelque chose ne lui convient pas, il est capable de se
defendre avec beaucoup d ingeniosite et beaucoup
d esprit critique ; lorsqu au contraire quelque chose lui
convient, il 1 accepte avec une grande credulite. Nous
en faisons peut-etre tous autant ; mais chez Fanalyse
cette subordination de Fintellect a la vie affective
n apparait avec tant de nettete que parce que nous le
repoussons par notre analyse dans ses derniers retran-
chements.
Le malade se defendant avec tant d energie contre la
suppression de ses symptomes et le retablissement du
cours normal de ses processus psychiques, comment
expliquons-nous ce fait? Nous nous disons que ces forces
qui s opposent au changement de Fetat morbide doivent
etre les memes que celles qui, a un moment donne, ont
provoque cet etat. Les symptomes ont du se former a la
suite d un processus que Fexperience que nous avons
acquise lors de la dissociation des symptomes nous per-
met de reconstituer. Nous savons deja, depuis Fobser-
vation de Breuer, que 1 existence du symptome a pour
condition le fait qu un processus psychique n apuaboutir
a sa fin normale, de facon a pouvoir devenir conscient.
Le symptome vient se substituer a ce qui n a pas ete
acheve. Nous savons ainsi ou nous devons situer Faction
de la force presumee. II a du se manifester une violente
opposition contre la penetration du processus psychique
jusqu a la conscience; aussi ce processus est-il reste
inconscient, et en tant qu inconscient il avait la force de
former un symptome. La meme opposition se manifesto,
au cours du traitement contre, les efforts de transformer
Finconscient en conscient. G est ce que nous percevons
comme une resistance. Nous donnerons le nom de
refoulement au processus pathogene qui se manifesto a
nous par Fintermediaire d une resistance.
Nous devons maintenant chercher a nous representer
FREUD. 20
5i8 THEORIES GENERALE DES NEVROSES
d une facon plus definie ce processus de refoulement. II
est la condition preliminaire de la formation d un symp-
tome, mais il est aussi quelque chose dont nous ne con-
naissons rien d analogue. Prenons une impulsion, un
processus psychique done d une tendance a se transfor
mer en acte : nous savons que cette impulsion peut etre
ecartee, rejetee, condamnee. De ce fait, Fenergie dont
elle dispose lui est retiree, elledevient impuissante, mais
peut persister en qualite de souvenir. Toutes les deci
sions dont Timpulsion est 1 objet se font sousle controle
conscient du moi. Les choses devraient se passer autre-
ment lorsque la meme impulsion subit un refoulement.
Elle conserverait son energie, mais ne laisserait apres
elle aucun souvenir ; le processus meme du refoulement
s accomplirait en dehors de la conscience du moi. On
voit que cette comparaison ne nous rapproche nulie-
ment de la comprehension de la nature du refoulement.
Je vais vous exposerles representations theoriquesqui
se sont montrees le plus utiles sous ce rapport, c est-a-
dire le plus aptes a rattacher la notion du refoulement a
nne image definie. Mais, pour que cet expose soit clair,
il faut avant tout que nous substituions au sens descriptif
du mot inconscient son sens systematique ; autrement
dit nous devons nous decider a reconnaitre que la
conscience ou 1 inconscience d un processus psychique
n est qu une des proprietes, et qui n est pas necessaire-
ment univoque, de celui-ci. Quand un processus reste
inconscient, sa separation de la conscience constitue
peut-etre un indice du sort qu il a subi, et non ce sort
lui-meme. Pour nous faire une idee exacte de ce sort,
nous admettons que chaque processus psychique, a une
exception pres dont nous parlerons tout a 1 heure, existe
d ? abord a une phase ou a un stade inconscient pour passer
ensuite a la phase consciente, a pen pres comme une
image photographique commence par etre negative et
ne devient 1 image definitive qu apres avoir passe a la
phase positive. Or, de meme que toute image negative
ne devient pas necessairement une image positive, tout
processus psychique inconscient ne se transforme pas
necessairement en processus conscient. Nous avons tout
avantage a dire que chaque processus fait d abord partie
du systeme . psychique de 1 inconscient et peut, dans
RESISTANCE ET REFOULEMENf 3rg
certaines circonstances, passer dans le systeme du
conscient.
La representation la plus simple de ce systeme est
pour nous la plus commode : c est la representation
spatiale. Nous assimilons done le sySteme de Fincon-
scient a une grande antichambre, dans laquelle les ten
dances psychiques se pressent, telles des etres vivants.
A cette antichambre est attenante une autre piece, plus
etroite, une sorte de salon, dans lequel sejourne egale-
ment la conscience. Mais a Fentree de Fanticharnbre
dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque ten
dance psychique, lui impose la censure et Fempeche
d entrer au salon si elle lui deplait. Que le gardien
renvoie une tendance donnee d&s le seuil on qu il lui
fasse repasser le seuil apres qu elle eut p6netre dans lo
salon : la difference n est pas bien grande et le resultat
est a peu pres le meme. Tout depend da degre de sa
vigilance et de sa perspicacite. Gette image a pour nous
cet avantage qu elle nous permet de developper notre
nomenclature. Les tendances qui se trouvent dansl anti-
chambre reservee a Finconscient echappent au regard
du conscient qui sejourne dans la piece voisine. Ellessont
done tout d abord inconscientes. Lorsque, apres avoir
penetre jusqu au seuil, elles sont renvoyees par le gar
dien, c est qu elles sont incapables de devenir con-
scientes : nous disons alors qu elles sont refoulees. Mais
les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir
le seuil ne sont pas devenues pour cela necessairement
conscientes ; elles peuvent le devenir si elles reussissent
a attirer snr elles le regard de la conscience. Nous
appellerons done cette deuxieme pi6ce : systeme de la
pre-conscience . Le fait pour un processus de devenir
conscient garde ainsi son sens purement descriptif.
L essence du refoulementconsiste en ce qu une tendance
donnee est empechee par le gardien de penetrer de
Finconscient dans le pre-conscient. Et c est ce gardien
qui nous apparait sous la forme d une resistance,
lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de
mettre fin au refoulement.
Vous me direz, sans doute, que ces representations, a
la fois simple et un pen fantaisistes, ne peuvent trouver
place dans un expose scientifique. Vous ;avez raison, et
320 THEORIE GENERALE DBS NEVROSES
je sais fort bien mo ; meme qu elles sont, de plus, incor-
rectes et, si jene me trompe pas trop, nous aurons bientot
quelque chose de plus interessant a mettre a leur place.
J ignore si, corrigees et completees, elles vous sem-
bleront moins fantastiques. Sachez, en attendant, que
ces representations auxiliaires, dont nous avons un
exemple dans le bonhomme d Ampere nageant dans le
circuit electrique, ne sont pas a dedaigner, car elles
aident, malgre tout, a comprendre certaines observa
tions. Je puis vous assurer que cette hypothese brute de
deux locaux, avec le gardien se tenant sur le seuil entre
les deux pieces et avec la conscience jouant le role de
spectatrice au bout de la seconde piece, fournit une
idee tres approchee de Fetat de chose reel. Je voudrais
aussi vous entendre convenir que nos designations :
inconscient, conscient, conscient, prejugent beaucoup
moins et se justifient davantage que tant d autres, pro-
posees ou en usage: sw-conscient, jar<2-conscient, inter-
conscient, etc.
Une remarque a laquelle j attacherais beaucoup plus
d importance serait celle que vous feriez en disant que
1 organisation de 1 appareil psychique, telle que je la
postule ici pour les besoins de ma cause, qui est celle
de Fexplication des symptomes nevrotiques, doit, pour
etre valable, avoir une portee gen6rale et nous rendre
compte egalement de la fonction normale. Rien de plus
exact. Je ne puis pour le moment dorner a cette remar
que la suite qu elle comporte, mais notre interet pour la
psychologic de la formation de symptomes ne pent
qu augmenter dans des proportions extraordinaires, si
nous pouvons vraiment esperer obtenir, grace a Fetude de
ces conditions pathologiques, des informations sur le
devenir psychique normal qui nous reste encore si cache.
Get expose que je viens de vous faire concernant les
deux systemes, leurs rapports reciproques et les liens
qui les rattachent a la conscience, ne vous rappelle-t-il
done rien ? Reflechissez-y bien, et vous vous apercevrez
que le gardien qui est en faction entre Finconscient et le
preconscient n est que la personnification de la censure
qui, nous Favons vu, donne au reve manifeste sa forme
definitive. Les restes diurnes, dans lesquels nous avions
reconuu les excitateurs du reve, etaient, dans notre con-
RESISTANCE ET REFOULEMENT
ception, des materiaux preconscients qui, ayant subi
pendant la nuit 1 influence de desirs inconscients et
refoules, s associent a ces desirs et forment, avec leur
collaboration et grace a 1 energie dont ils etaient doues,
le reve latent. Sous la domination du systeme inconscient,
les materiaux preconscients, avons-nous dit encore,
subissaient une elaboration consistant en une condensa
tion et un deplacement qu on n observe qu exceptionnelle-
ment dans la vie psychique normale, c est-a-dire dans le
systeme preconscient. Et nous avons caracterise chacun
des deux systemes par le mode de travail qui s y accom-
plit ; selon le rapport qu il presentait avec la conscience,
elle-meme prolongement de la preconscience, on pouvait
dire si tel phenomene donne faisait partie de Fun ou de
1 autre de ces deux systemes. Or, le reve, d apres cette
maniere de voir, ne presente rien d un phenomene
pathologique : il peut survenir chez n importe quel
homme sain, dans les conditions qui caracterisent 1 etat
de sommeil. Et cette hypothese sur la structure de
1 appareil psychique, hypothese qui englobe dans la
meme explication la formation du reve et celle des
symptomes nevrotiques, a toutes les chances d etre
egalement valable pour la vie psychique normale
Voici, jusqu a nouvel ordre, comment il faut com-
prendre le refoulement. Gelui-ci n est qu une condition
prealable de la formation de symptomes. Nous savons
que le symptome vient se substituer a quelque chose
que le refoulement empeche de s exterioriser. Mais
quand on sait ce qu est le refoulement, on est encore
loin decomprendre cette formation substitutive. A 1 autre
bout du probleme, la constatation du refoulement sou-
ieve les questions suivantes : Quelles sont les tendances
psychiques qui subissent le refoulement? Quelles sont
les forces qui imposent le refoulement ? A quels mobiles
obeit-il ? Pour repondre a ces questions, nous ne dispo-
sons pour le moment que d un seul element. En exami-
nant la resistance, nous avons appris qu elle est un pro-
duit des forces du moi, de proprietes connues et latentes
de son caractere. Ge sont done aussi ces forces et ces
proprietes qui doivent avoir determine le refoulement
ou, tout au moins, avoir contribue a le produire. Tout le
reste nous est encore inconnu.
"*-
TIJEORIE GENERALE DES NEVROSES
Mais ici vierit a notre secours 1 autre des experiences
que j avais annoncees plus haul. L analyse nous permet
de definir d une facon tout a fait generale Fintention a
laquelle servent les symptomes nevrotiques. II n y a la
d ailleurs pour vous rien de nouveau. Ne vous l ai-je pas
montre sur deux cas de nevrose ? Oui, mais que signifient
deux cas ? Vous avez le droit d exigerque je vousprouve
mon affirmation sur des centaines de cas, sur des cas
innombrables. Je regrette de ne pouvoir le faire.Jedois
vous renvoyer de nouveau a votre propre experience
ou invoquer la conviction qui, en ce qui concerne ce
point, s appuie sur Faffirmation unanime de tous les
psychanalystes.
Vous vous rappelez sans doute que, dans ces deux cas,
dont nous avions soumis les symptomes a un examen
detaille, Fanalyse nous a fait penetrer dans la vie
sexuelle intime des malades. Dans le premier cas, en
outre, nousavons reconnu d une facon particulierement
nette Fintention ou la tendance des symptomes exami
nes ; il se peut que dans le deuxieme cas cette intention
ou tendance ait ete masquee par quelque chose dont
nous aurons Foccasion de parler plus loin. Or, tous les
autres cas que nous soumettrions a Fanalyse nous reve-
leraient exactement les memes details que ceux constates
dans les deux cas en question. Dans tous les cas Fana
lyse nous introduirait dans les evenements sexuels et
nous revelerait lesdesirs sexuels des malades, et chaque
fois nous aurions a constater queleurs symptomes sont
au service de la meme intention. Cette intention n est
autre que la satisfaction des desirs sexuels ; les symp
tomes servent a la satisfaction sexuelle du malade, ils se
substituent a cette satisfaction lorsque le malade en est
prive dans la vie normale.
Souvenez-vous de Faction obsessionnelle de notre
Dremiere malade. La femme est privee de son mari
qu elle aime profondement et dont elle ne peut partager
la vie a cause de ses defauts et de ses faiblesses. Elle
doit lui rester fidele, ne chercher a le remplacer par per-
sonne. Son symptome obsessionnel lui procure ce a quoi
elle aspire, releve son mari, nie, corrige ses faiblesses,
en premier lieu son impuissance. Ce symptome n est au
fond, tout comme un reve, qu une satisfaction d un
RESISTANCE ET REFOULEMENT 828
desir et, ce que le reve n est pas toujours, qu une satis
faction d un desir erotique. Apropos de notre deuxieme
malade, vous avez pu au moins apprendre que son cere-
monial avait pour but de s opposer aux relations sexuelles
des parents, afin de rendre impossible la naissance d un
nouvel enfant. Vous avez appris egalement que par ce
ceremonial notre malade tendait au fond a se substituer
a sa mere. II s agit done ici, comme dans le premier
cas, de suppression d obstacles s opposant a la satisfac
tion sexuelle et de realisation de desirs erotiques. Quant
a la complication a laquelle nous avons fait allusion, il
en sera question dans un instant.
Afin de justifier les restrictions que j aurai a apporter
dans la suite a la generalite de mes propositions, j attire
votre attention sur le fait que tout ce que je dis ici con-
cernant le refoulement, la formation et la signification
des symptomes a ete deduit de 1 analyse de trois formes
de nevrose, 1 hysterie d angoisse, 1 hysterie de conversion
et la nevrose obsessionnelle, et nes applique en premier
lieu qu a ces trois formes. Ces trois affections, que nous
avons 1 habitude de reunir dans le meme groupe sous le
nom generiquede nevrosesde transfert , circonscrivent
egalement le domaine sur lequel peut s exercerl activite
psychanalytique. Les autres nevroses ont fait, de la part
de la psychanalyse, Fobjet d etudes moins approfondies.
En ce qui concerne un de leurs groupes, 1 impossibilite
de toute intervention therapeutique a ete la raison de sa
mise de cote. N oubliez pas que la psychanalyse est
encore une science tres jeune, que pour s y preparer il
faut beaucoup de travail et de temps et qu il n y a pas
encore bien longtemps elle ne comptait qu un seul par
tisan. Partout cependant se rnanifeste un effort de pene-
trer et de comprendre la nature de ces autres affections
qui ne sontpasdes nevrosesde transfert. J espere encore
pouvoir vous montrer quels developpements nos hypo
theses et resultats subissent du fait de leur application
a ces nouveaux materiaux, ces nouvelles etudes ayant
abouti, non a la refutation de nos premieres acquisitions,
mais a 1 etablissement d ensembles superieurs. Et puisque
tout ce qui a ete dit ici s applique aux trois nevroses de
transfert, je me permets de rehausser la valeur des symp
tomes en vous faisant part d un detail nouveau. Un
3a 4 TIIEORIE GENERALE DES NEVROSES
examen compare des causes occasionnelles de ces trois
affections donne un resultat qui peut se resumer dans la
formule suivante : les malades en question souffrent
d une privation, la realite leur refusant la satisfaction de
leurs desirs sexuels. Vous le voyez : Faccord est parfait
entre ces deux resultats. La seule maniere adequate de
comprendre les symptomes consiste a les considerer
comme une satisfaction substitutive, destinee a remplacer
celle qu on se voit refuser dans la vie normale.
Certes, on peut encore opposer de nombreuses objec
tions a la proposition que les symptomes nevrotiques
sont des symptomes substitutifs. Je vais m occuper
aujourd hui de deux de ces objections- Si vous avez vous-
memes soumis a 1 examen psychanalytique un certain
nombre de malades, vous me direz peut-etre sur un ton
de reproche : il y a toute une serie de cas ou votre pro
position ne se verifie pas ; dans ces cas, les symptomes
semblent avoir une destination contraire, qui ronsiste a
exclure ou a supprimer la satisfaction sexu< lie. Je ne
vais pas contester Fexactitude de votre interpretation.
Dans la psychanalyse, les choses se revelent souvent
beaucoup plus compliquees que nous le voudrions. Si
elles etaient simples, on n aurait peut-etre pas besoin
de la psychanalyse pour les elucider. Certaines parties
du ceremonial de notre deuxieme malade laissent en effet
apparaitre ce caract6re ascetique, hostile a la satisfaction
sexuelle, par exemple, lorsqu elle ecarte pendules et
montres, acte magique par lequel elle pense s epargner
des erections nocturnes, ou lorsqu elle veut empecher la
chute et le bris de vases, esperant par la preserver sa
virginite. Dans d autres cas de ceremonial precedant le
coucher, que j ai eu Foccasion d analyser, ce caractere
negatif etait beaucoup plus prononce ; dans certains
d entre eux, tout le ceremonial se comp-osait de mesures
de preservation contre les souvenirs et les tentations
sexuels. La psychanalyse nous a cependant dejamontre
plus d une fois qu opposition n est pas toujours contra
diction. Nous pourrions elargir notre proposition, en
disant que les symptomes ont pour but soit de procurer
une satisfaction sexuelle, soit de preserver contre elle ;
le caractere positif, au sensde la satisfaction, etant pre
dominant dans Fhysterie, le caractere negatif, ascetique
RESISTANCE ET REFOULEMENT 826
dominant dans la nevrose obsessionnelle. Si les symp
tomes peuvent servir aussi bien a la satisfaction sexuelle
qu a son contraire, cette double destination ou cette bipo-
larite des symptomes s explique parfaitement bien par
un des rouages de leur rnecanisme dont nous n avons
pas encore eu Foccasion de parler. Us sont notamment,
ainsi que nousle verrons, des effets de compromis, resul
tant de Finterference de deux tendances opposees, et ils
expriment aussi bien ce qui a ete refoule que ce qui a
ete la cause du refoulement et a ainsi contribue a leur
production. La substitution peut se faire plus au profit de
1 une de ces tendances que de Fautre ; elle se fait rarement
au profit exclusif d une seule. Dans Fhysterie, les deux
intentions s expriment le plus souvent par un seul et
merne symptome ; dans la nevrose obsessionnelle il y a
separation entre les deux intentions : le symptome, qui est
a deux temps, se compose de deux actions s accomplis-
sant Tune apres Fautre et s annulant reciproquement.
II nous sera moms facile de dissiper un autre doute.
En passant en revue un certain nombre d interpretations
de symptomes, vous serez probablement tentes de dire
que c est abuser quelque peu que de vouloir les expliquer
tous par la satisfaction substitutive des desirs sexuels.
Vous ne tarderez pas a faire ressortir que ces symptomes
n offrent a la satisfaction aucun element reel, qu ils se
bornent le plus souvent a ranimer une sensation^ou a
representer une image fantaisiste appartenant a un corn-
plexus sexuel. Vous trouverez, en outre, que la pretendue
satisfaction sexuelle presente souvent un caractere pueril
et indigne, se rapproche d un acte masturbatoire ou rap-
pelle ces pratiques malpropres qu on defend deja aux
enfants et dont on cherche a les deshabituer. Et, par-
dessus tout, vous manifesterez votre etonnement devoir
qu on considere comme une satisfaction sexuelle ce qui
ne devrait etre decrit que comme une satisfaction de
desirs cruels ou affreux, voire de desirs contre nature.
Sur ces derniers points, il nous sera impossible de nous
mettre d accord tant que nous n aurons pas soumis a un
examen approfondi la vie sexuelle de Fhomme et tant
que nous n aurons pas defini ce qu il est permis, sans
risque d erreur, de considerer comme sexuel.
CHAPITRE XX
LA VIE SEXUELLE DE L HOMME
On pourrait croire que tout le monde s accorde sur le
sens qu il faut attacher au mot sexuel . Avant tout,
le sexuel n est-il pas 1 indecent, ce dont il ne faut pas
parler? Je me suis laisse raconter que les eleves d un
celebre psychiatre, voulant convaincre leur maitre que
les symptomes des hysteriques ont le plus souvent un
caractere sexuel, Font amene devant le lit d une hyste-
rique dont les crises simulaient incontestableinent le
travail de Faccouchement. Ce que voyant, le professeur
dit avec dedain: L accouchement n a rien d un acte
sexueh). Sans doute, un accouchement n est pas toujours
et necessairement un acte indecent.
Vous me blamez sans doute de plaisanter a propos de
closes aussi serieuses. Mais ce que je vous dis la estloin
a etre une plaisanterie. G est que le contenu de la notion
du sexuel ne se laisse pas definir facilement. On pour-
rait dire que tout ce qui se rattache aux differences sepa-
rant les sexes est sexuel, mais ce serait la une definition
aussi vague que vaste. En tenant principalement compte
de 1 acte sexuel lui-meme, vous pourriez dire qu est
sexuel tout ce qui se rapporte a Fintention de se procu
rer une jouissance a Faide du corps, et plus particuliere-
ment des or.ganes genitaux, du sexe oppose, bref tout ce
qui se rapporte au desir de Faccouplement etde Faccom-
plissement de 1 acte sexuel. Par cette definition, vous
vous rapprocheriez de ceux qui identifientle sexuel avec
1 indecent et vous auriez raison de dire que Faccouche-
ment n a rien de sexuel. Mais en faisant de la procreation
le noyau de la sexualite, vous courez le risque d exclure
de votre definition une foule d actes qui, tels que la
masturbation on rneme le baiser, sans avoir la procrea
tion pour but, n en sont pas moins de nature sexuelle
LA VIE SEXUELLE DE L HOMME 32 7
Mais nous savons deja, que tons les essais de definition
font naitre des difficultes ; n esperons done pas qu il eri
sera autrement dans le cas qui nous occupe. Nous pou-
vons soupconner qu au cours du developpement de la
notion du sexuel , il s est produit quelque chose qui,
selon 1 excellente expression de H. Silberer, a eu pour
consequence une erreur par dissimulation . Tout bien
considere, nous ne sommes cependant pas prives de
toute orientation quant a ce que les hommes appellent
sexuel .
Une definition tenant compte a la fois de Topposition
des sexes, de la jouissance sexuelle, de la fonction de la
procreation et du caractere indecent d une serie d actes
et d objets qui doivent rester caches, une telle defini
tion disons-nous, peut suffire a tous les besoins pra
tiques de la vie. Mais la science nesauraits en contenter.
Grace a des recherches minutieuses et qui ont exige de
la part des sujets examines beaucoup de desinteresse-
ment et une grande maitrise sur eux-memes, nous avons
pu constater Fexistence de groupes entiers d individus
dont la vie sexuelle differe d une facon frappante de
la representation moyenn ? etcourante. Quelques-uns de
ces pervers ont, pour ainsi dire, raye de leur pro
gramme la difference sexuelle. Seuls des individus du
ineme sexe qu eux sont susceptibles d exciter leurs desirs
sexuels ; le sexe oppose, parfois les organes sexuels du
sexe oppose, ne presentent a leurs yeux rien de sexuel
et constituent, dans des cas extremes, un objet d aver-
sion. II va sans dire que ces pervers ont renonce a pren-
dre la moindre part a la procreation. Nous appelons ces
personnes homosexuelles ou inverties. Ge sont des hom
ines et des femmes ayant souvent, pas toujours, recu
une instruction et une education irreprochables, d un
niveau moral et intellectuel tres eleve, affectes de cette
seule triste anomalie. Par 1 organe de leurs representants
scientifiques, ils se donnent pour une variete humaine
particuliere, pour un wtroisieme sexe pouvant pretendre
aux memes droits que les deux autres. Nous aurons peut-
etre 1 occasion de faire un examen critique de leurs
pretentions. Ils ne formentnaturellementpas, ainsi qu ils
seraient tentes de nous le faire croire, une elite de
1 humanite ; on trouve dans Jeurs rangs tout autant d iu-
328 THEORIE GENERALS DES NEVROSES
dividus sans valeur et inutiles que dans les rangs de
ceux qui ont une sexualite normale.
Ces pervers se comportent envers leur objet sexuel a
peu pres de la meme maniere dont les normauxse com
portent envers le leur. Mais ensuite vienttoute une serie
d anormaux dont Factivite sexuelle s ecarte de plus en
plus de ce qu un homme raisonnable estime desirable.
Par leur variete et leur singularite on ne pourrait les
comparer qu aux monstres difformes et grotesques qui,
dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint An-
toine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps
oublies que G. Flaubert fait defiler dans une longue pro
cession sous les yeux de son pieux penitent. Leur foule
bigarree appelleune classification, sans laquelleon serait
dans Fimpossibilite de s orienter. Nous les divisons en
deux groupes: ceux qui, commeles homosexuels, se dis-
tinguent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui,
avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les nor
maux. Font partie du premier groupe ceux qui ont
renonc6 a 1 accouplement des organes genitaux opposes
et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur par-
tenaire 1 organe sexuel par une autre partie ou region du
corps. Peu importe que cette partie ou region se prete
mal, par sa structure, a 1 acte en question: les individus
de ce groupe font abstraction de cette consideration, ainsi
que del obstacle que pent opposer la sensation de degout
(ils remplacent le vagin par la bouche, par 1 anus). Font
encore partie du meme groupe ceux qui demandent leur
satisfaction aux organes genitaux, non a cause de leurs
fonctions sexuelles, mais a cause d autres fonctions aux-
quelles ces organes prennent part pour des raisons ana-
tomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonc
tions d excretion que Feducation s applique a faire
considerer comme indecentes monopolisent a leur pro
fit tout Finteret sexuel. Viennent ensuite d autres indivi
dus qui ont totalement renonce aux organes genitaux
comme objets de satisfaction sexuelle et ont eleve a
cette dignite des parties du corps tout a fait differentes:
le sein ou le pied de la femme, sa natte. D autres indi
vidus encore ne cherchent meme pas a satisfaire leur
desir sexuel a Faide d une partie quelconque du corps ;
un objet de toilette leursuffit: unsoulier, unlinge blanc.
LA VIE SEXUELLE DE L HOMME Sag
Ce sont les fetichistes. Gitons enfm la categorie de ceux
qui desirent bien 1 objet sexuel complet et normal, mais
lui demandent des choses determinees, singulieres on
horribles, jusqu a vouloir transformer le porteur de Fob-
jet sexuel desire en un cadavre inanime, et ne sont pas
capables d en jouir tant qu ils n ont pas obei a leur cri-
minelle impulsion. Mais assez de ces horreurs 1
L autre grand groupe de pervers se compose d indivi-
dus qui assignent pour but a leurs desirs sexuels ce qui,
chez les normaux, ne constitue qu un acte de prepara
tion ou d introduction. Us inspectent, palpentet tatentla
personne du sexe oppose, cherchent a entrevoir les par
ties cachees et intimes de son corps, ou decouvrent leurs
propres parties cachees, dans Fespoir secret d etre recom
penses par la reciprocite. Viennent ensuite les enigma-
tiques sadistes qui ne connaissent d autre plaisir que
celui d infliger a leur objet des douleurs et des souffran-
ces, depuis la simple humiliation jusqu a de graves lesions
corporelles; et ils ont leur pendant dans les masochistes
dont Funique plaisir consiste a recevoir de 1 objet aime
toutes les humiliations et toutes les souffrances, sous
une forme symbolique ou reelle. D autres encore pre-
sentent une association et entre-croisement de plusieurs
de ces tendances anormales, mais nous devons ajouter,
pour finir, que chacim des deux grands groupes dont
nous venons de nous occuper presente deux granges
subdivisions: 1 une de celles-ci comprend les in ! ; v 4us
qui cherchent leur satisfaction sexuelle dnns la realite,
tandis que les individus composant Fautre subdivision
se contentent de la simple representation de cette satis
faction, et, au lieu de rechercher un objet reel, concen-
trent tout leur interet sur un produit de leur imagina
tion.
Que ces folies, singularites et horreurs representent
reellement Factivite sexuelle des individus en question,
c est la un point qui n admet pas le moindre doute.
C est ainsi d ailleurs que ces individus concoivent eux-
memes leurs sympathies et leurs gouts. Ils se rendent
parfois compte qu il s agitla de substitutions, mais nous
devons ajouter, pour notre part, que leurs folies, singu
larites et horreurs jouent dans leur vie exactement le
meme role que la satisfaction sexuelle normals dans la
330 THEORIE G&N&RALE DES NEVROSES
notre ; qu ils font, pour obtenir leur satisfactfon, lea
memes sacrifices, souventtres grands, que nous, et qu en
poursuivant les gros et les petits details on peut decou-
vrir les points sur lesquels ces anomalies se rapprochent
de l 6tat normal et ceux sur lesquels elles s en ecartent.
Vous constaterez que dans ces anomalies le caractere
d indecence, inherent a 1 activite sexuelle, est pousse a
1 extreme degre, a im point ou Findecence devient de la
turpitude.
Et, maintenant, quelle attitude devons-nous adopter a
i egard de ces modes extraordinaires de satisfaction
sexuelle? Declarer que nous sommes indignes, manifes-
ter notre aversion personnelle, assurer que nous ne par-
tagerons pas ces vices, tout cela ne signifie rien et,
d ailleurs, ce sont des choses qu on ne nous demande
pas. II s agit, apr6s tout, d un ordre de phenomcnes qui
sollicite notre attention au m^metitre quen importe quel
autre ordre. Se refugier derriere 1 affirmation que ce
sont la des fails rares, de simples curiosites, c est s ex-
poser a recevoir un rapide dementi. Les phe"nomenes
dont nous nous occupons sont, an contraire, tres fre
quents, tr&s repandus. Mais si Ton venait nous dire que
ces deviations et perversions de 1 instinct sexuel ne doi-
vent pas nous induire en erreur quant a notre maniere
de concevoir la vie sexuelle en general, notre reponse
serait toute prete : tant que nous n aurons pas compris
ces formes morbides de la sexualite, tant que nous n au
rons pas etabli leurs rapports avec la vie sexuelle nor-
male, il nous sera egalement impossible de comprendre
cette derniere. Bref, nous nous trouvons devant une tache
theorique urgente, qui consiste a rendre compte des per
versions dont nous avons parle et de leurs rapports avec
la sexualite dite normale.
Nous serons aide s dans cette tache par une remarque
et deux nouvelles experiences. La premiere est d lwan
Bloch qui, a la conception qui voit dans toutes ces per
versions des signes de degeiierescence , ajoute ce
correctif que ces hearts du but sexuel, que ces attitudes
perverses a 1 egard de Tobjet sexuel ont existe a toutes
les epoques connues, chez tous les peuples, aussi bien
chez les plus primitifs que chez les plus civilises, et qu ils
pnt parfois joui de la tolerance et de la reconnaissance
LA VIE SEXUELLE DE L HOiMME 33 1
generates. Quant aux deux experiences, elles ont ete fai-
es au cours de recherches psychanalytiques sur des
nevrotiques ; elles sont de nature a orienter d une facon
decisive notre conception des perversions sexuelles.
Les symptomes nevrotiques, avons-nous dit, sont des
satisfactions substitutives, etje vous ai fait entrevoir que
la confirmation de cette proposition par 1 analyse des
symptomes se heurterait a beaucoup de dilficultes. Elle
ne sejustifie que si, en parlantde satisfaction sexuelle,
nous sous-entendons egalement les besoms sexuels dits
pervers, car une pareille interpretation des symptomes
s impose a nous avec une frequence etonnante. La pre-
tention par laquelle les homosexuels et les invertis affir-
rnent qu ils sont des etres exceptionnels disparait devant
la constatation qu il n est pas un seul nevrotique chez
lequel on ne puisse prouver 1 existence de tendances
homosexuelles et que bon nombre de symptomes nevro
tiques ne sont que 1 expression de cette inversion latente.
Ceux qui se nomment eux-m&mes homosexuels ne sont
que les invertis conscients et manifestes, et leur nombre
est minime a cote de celui des homosexuels latents.
Nous sommes obliges de voir dans 1 homosexualite une
excroissance & peu pr6s reguliere de la vie arnoureuse,
et son importance grandit a nos yeux a mesure que
nous approfondissons celle-ci. Sans doute, les differences
qui existent entre 1 homosexualite manifeste et la vie
sexuelle normale ne se trouvent pas supprimees de ce
fait; si la valeur theorique de celle-la s en trouve consi-
derablement reduite, sa valeur pratique demeure intacte.
Nous apprenons meme que la paranoia, que nous ne
pouvons pas ranger dans la categoric des nevroses par
transfert, resulte rigoureusement de la tentative de
defense contre des impulsions homosexuelles trop vio-
lentes. Vous vous rappelez peut-etre encore qu une de
nos malades, au cours de son acte obsessionnel, simu-
lait son propre mari dont elle vivait separee ; pareille pro
duction de symptomes simulant un homme est frequente
chez les femmes nevrotiques. Bien qu il ne s agisse pas
la d homosexualite proprement dite, ces cas n en reali-
sent pas moins certaines de ses conditions.
Ainsi que vous le savez probablement, la nevrose hys-
terique peut manifester ses symptomes dans tous
332 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
systemes d organes et ainsi troubler toutes les fonctions.
L analyse nous revele dans ces cas tme manifestation de
toutes les tendances dites perverses, lesquelles cherchent
a substituer aux organes genitaux d autres organes qtii
se comportent alors comme des organes genitaux de
substitution. G est precisement grace a la symptomato-
logie de 1 hysterie que nous somrnes arrives a la con
ception d apres laquelle tous les organes du corps, en
plus de leur fonction normale, joueraient aussi un role
sexuel, erogene, qui devient parfois dominant au point
de troubler le fonctionnement normal. D innombrables
sensations et innervations qui, a litre de symptomes de
1 hysterie, se localisent sur des organes n ayant en appa-
rence aucun rapport avec la sexualite, nous revelent
ainsi leur nature veritable : elles constituent autant de
satisfactions de desirs sexuels pervers en vue desquelles
d autres organes ont assume le role d organes sexuels.
Nous avons alors 1 occasion de constater la frequence
avec laquelle les organes d absorption d aliments et les
organes d excretion deviennent les porteurs des excita
tions sexuelles. II s agit ainsi de la meme constata-
tion que celle que nous avons faite a propos des perver
sions, avec cette difference que dans ces dernieres le fait
qui nous occupe peut etre constate sans ditTiculte et
sans erreur possible, tandis que dans 1 hysterie nous
devons commencer par 1 interpretation des symptomes
et releguer ensuite les tendances sexuelles perverses dans
1 inconscient, au lieu.de les attribuer a la conscience de
Findividu.
Des nombreux tableaux symptomatiques que revet la
nevrose obsessionnelle, les plus importants sont ceux
provoques par la pression des tendances sexuelles forte-
ment sadiques, done perverses quant a leur but ; et, en
conformite avec la structure d une nevrose obsession
nelle, ces symptomes servent de moyen de defense contre
ces desirs ou bien expriment la lutte entre la volonte de
satisfaction et la volonte de defense. Mais la satisfaction
elle-meme, au lieu de se produire en empruntant le che-
min le plus court, sait se manifester dans Fattitude des
malades par les voies les plus detournees et se tourne de
preference contre la personne meme du malade qui s in-
flige ainsi toutes sortes de tortures. D autres formes de
LA VIE SEXUELLE DE L lIOMME 333
cette nevrose, celles qu on peut appeler scrutatrices, cor
respondent a une sexualisation excessive d actes qui,
dans les cas normaux, ne sont que les actes preparatoires
de la satisfaction sexuelle : les malades veulent voir,
toucher, fouiller. Nous avons la 1 explication deTenorme
importance que revetent parfois chez ces inalades la
craintede tout attouchement et 1 obsession ablntionniste.
On ne soupconne pas combien nombreux sont les actes
obsessionnels qui representent une repetition ou vine
modification masquee de la masturbation laquelle, on
le sait, accompagne, en tant qu acte unique et uniform e,
les formes les plus variees de la deviation sexuelle.
II me serait facile de multiplier les liens qui rattachent
la perversion a la nevrose, mais ce que je vous ai dit suffit
a notre intention. Mais nous devons nous garder d exa-
gerer 1 importance symptomatique, la presence et 1 inten-
site des tendances perverses chez 1 homme. Vous avez
entendu dire qu on peut contracter une nevrose lors-
qu on est prive de satisfaction sexuelle normale. Le
besoin emprunte alors les voies de satisfaction anor-
males. Vous verrez plus tard comment les choses se
passent dans ces cas. Mais vous comprenez d ores et
deja que devenues perverses, par suite de ce refoulement
collateral , les tendances doivent apparaitre plus
violentes qu elles ne le seraient si aucim obstacle reel ne
s etait oppose a la satisfaction sexuelle normale. On
constate d ailleurs une influence analogue, en ce qui
concerne les perversions manifestes. Elles sont provo-
quees ou favorisees dans certains cas par le fait que, par
suite de circonstances passageres ou de conditions
sociales durables, la satisfaction sexuelle normale se
heurte a des diflicultes insurmontables. II va sans dire
que dansd autres cas les tendances perverses sont inde-
pendantes des circonstances ou conditions susceptibles
de les favoriser et constituent pour les individus qui en
sont porteurs la forme normale de leur vie sexuelle.
Vous venez peut-etre d eprouver Timpression que, loin
d elucider les rapports existant entre la sexualite normale
et la sexualite perverse, nous n avons fait que les em-
brouiller. Pieflechissez cependant a ceci : s il est exact
que chez les personnes privees de la possibilite d obtenir
une satisfaction sexuelle normale on voit apparaitre des
FREUD. 21
334 TfflfcORIE GftNfeRALE DES N&VROSES
tendances perverses qui, sans cela, ne se seraient jamais
manifestoes, on doit admettre qu il existait tout de meme
chez ces personnes quelque chose qui les predisposait a
ces perversions ; ou, si vous aimez mieux, que ces per
versions existaient chez elles a 1 etat latent. Cela admis,
nous arrivons a 1 autre des faits nouveaux queje vous
avais annonces. La recherche psychanalytique s est
notamment vue obligee de porter aussi son attention sur
la vie sexuelle de 1 enfant, et elle y a ete amenee par le
fait que les souvenirs et les idees qui surgissent chez les
sujets au cours de 1 analyse de leurs symptomes rame-
nent regulierement 1 analyse aux premieres annees de
1 enfance de ces sujets. Toutes les conclusions que nous
avions formulees a propos de cefait ont ete verifiees point
par point a la suite d observations directes sur des
enfants. Etnous avons constate que toutes les tendances
perverses plongent par leurs racines dans 1 enfance, que
les enfants portent en eux toutes les predispositions a
ces tendances qu ils manifestent dans la mesure compa
tible avec leur imrnaturite, href que la sexualite perverse
n est pas autre chose que la sexualite infantile grossie et
decomposer en ses tendances particulieres.
Cette fois vous apercevez les perversions sous un tout
autre jour, et vous ne pourrez plus meconnaitre leurs
rapports avec la vie sexuelle de l homme. Mais au prix de
combien de surprises et de penibles deceptions ! Vous
serez tout d abord tentes de nier tout: et le fait que les
enfants possedent quelque chose qui merite le nom de
vie sexuelle, et 1 exactitude de nos observations, et mon
droit de trouver dans 1 attitude des enfants une affinite
avec ce que nous condamnons chez des personnes plus
agees comme etant une perversion. Permettez-moi done
tout d abord de vous expliquer les raisons de votre
resistance ; je vous exposerai ensuite 1 ensemble de mes
observations. Pretendre que les enfants n ont pas de vie
sexuelle, excitations sexuelles, besoins sexuels, une
sorte de satisfaction sexuelle, mais que cette vie
s eveille chez eux brusquement a Fage de 12 a i4 ans,
c est, abstraction faite de toutes les observations, avancer
une affirmation qui, au point de vne biologique, est aussi
invraisemblable, voire aussi absurde que le serait celle
d apr^slaquelleles enfants naitraient sans organes geni-
LA VIE SEXUELLE DE L HOMiME 335
taux, lesquels ne feraient leurapparition qu al age de la pu-
berte. Ge qui s eveille chez les enfants a cet age, c est la
fonction de la reproduction qui se sert, pour realiser ses
buts, d un appareil corporel et psychique deja existant.
Yous tombez dans 1 erreur qui consiste a confondre sexua-
lite et reproduction, et par cette erreur vous vous fermez
1 acces a la comprehension de la sexualite, des perversions
et des nevroses. G est la cependant une erreur tendan-
cieuse.Et, chose etonnante, elle a sa source dans le fait que
vous avez ete enfants vous-memes et avez, comme tels,
subi 1 influence de 1 education. Au point de vtie de 1 edu-
cation, la societe considere comme une de ses taches
essentielles de refrener Firistinct sexuel lorsqu il se ma-
nifeste comme besom de procreation, de le limiter, de le
soumettre a une volonte individuelle se pliant a la con-
trainte sociale. La societe est egalement interessee a ce
que le developpement complet du besoin sexuel soit
retarde jusqu a ce que 1 enfant ait atteint un certain
degre de maturite sociale, car des que ce developpement
est atteint, 1 ^ducation n a plus de prise sur 1 enfant. La
sexualite, si elle se manifestait d une facon trop precoce,
romprait toutes les barrieres et emporterait tous les
resultats si peniblement acquis par la culture. La tache
de refrener le besoin sexuel n estd ailleurs jamais facile;
on reussit a la realiser tantot trop, tantot trop peu. La
base sur laquelle repose la societe humaine est, en der-
niere analyse, de nature economique : ne possedant pas
assez de moyens de subsistance pour permettre a ses
membres de vivre sans travailler, la societe est obligee
7 o .
de limiter le nombre de ses membres et de detourner
leur energie de 1 activite sexuelle vers le travail. Nous
sommes la en presence de Teternel besoin vital qui, ne
en meme temps que 1 homme, persiste jusqu a nos jours.
L experience a bien du montrer aux educateurs que la
tache d assouplir la volonte sexuelle de la nouvelle gene
ration n est realisable que si, sans attendre 1 explosion
tumultueuse de la puberte, on commence a influence! 4 les
enfants de tr&s bonne heure, a soumettre a une disci
pline, des les premieres annees, leur vie sexuelle qui
n est qu une preparation a celle de 1 age mur. Dans ce
but, on interdit aux enfants toutes les activites sexuelles
infantiles ; on les en detourne, dans 1 espoir ideal de
336 TH&ORIE GfeNftRALE DES NEVROSES
rendre leur vie asexuelle, et on en est arrive peu a pen
a la considerer reellement comme telle, croyance a
laquelle la science a apporte sa confirmation. Afin de ne
pas se mettre en contradiction avec les croyances qu on
professe et les intentions qu on poursuit, on neglige
1 activite sexuelle de 1 enfant, ce qui est loin d etre une
attitude facile, ou bien on se contente, dans la science,
de la concevoir differemment. L/enfant est considere
comme pur, commeinnocent, et quiconque le decrit autre-
ment est accuse de commettre un sacrilege, de se livrer
& un attentat impre centre les sentiments les plus tendres
et les plus sacres de 1 humanite.
Les enfants sont les seuls a ne pas etre dupes
de ces conventions, ; its font valoir en toute naivete
leurs droits anormaux et montrent a chaque instant que,
pour eux, le chemin de la purete est encore a parcourir
tout entier. II est assez singulier que ceux qui nient la
sexualite infantile ne renoncent pas pour cela a 1 educa-
tion et condamnent le plus severement, a litre de mau-
vaises habitudes , les manifestations de ce qu ils nient.
II est en outre extremement interessant, au point de vue
theorique, que les cinq ou six premieres annees de la
vie, c est-a-dire 1 age auquel le prejuge d une enfance
asexuelle s applique le moins, est envelopp6 chez la pin-
part des personnes d un brouillard d amnesie que seule
la recherche analytique reussit a dissiper, mais qui aupa-
ravant s etait deja montre permeable pour certaines for
mations de reves.
Et, maintenant, je vais vous exposer ce qui apparait
avec le plus de nettete lorsqu on etudie la vie sexuelle
de 1 enfant. Pour plus de clarte, je vous demanderai la
permission d introduire a cet effet la notion de la libido
Analogue a la faim en general, la libido designe la force
avec laquelle se manifeste 1 instinct sexuel, comme la
faim designe la force avec laquelle se manifeste
1 instinct d absorption de nourriture. D autres notions,
telles qu excitation et satisfaction sexuelles, n ont pas
besoin d explication. Vous allez voir, et vous en
tirerez peut-etre un argument contre moi, que les
activites sexuelles du nourrisson ouvrent a 1 inter-
pretation un champ infini. On obtient ces interpreta
tions, en soumettant les symptomes a une analyse
LA VIE SEXUELLE DE L HOMME 337
regressive. Les premieres manifestations de la sexualite,
qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent a d au-
tres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son prin
cipal interet porte sur Fabsorption de nourriture ; lors-
qu il s endort rassasie devant le sein de sa mere, il presente
une expression d heureuse satisfaction qu on retrouve
plus tard a la suite de la satisfaction sexuelle. Ceci ne
suffirait pas a justifier une conclusion. Mais nous obser-
vons que le nourrisson est toujours dispose a recom-
mencer 1 absorption de nourriture, non parce qu il a
encore besoin de celle-ci, mais pour la seule action que
cette absorption comporte. Nousdisons alors qu il suce ;
etle fait que, ce faisant, il s endort de nouveau avec une
expression beate, nous montre que Faction de sucer lui
a, comme telle, procure une satisfaction. II flnit genera-
lenient par ne plus pouvoir s endormir sans sucer. C est
un pediatre de Budapest, le D r Lindner, qui a le premier
affirme la nature sexuelle de cet acte. Les personnes qui
soignent 1 enfant et qui ne cherchent nullement a adopter
une attitude theorique, semblent porter sur cet acte un
jugement analogue. Ellesse rendent parfaitementcompte
qu il ne sert qu a procurer un plaisir, y voient une
mauvaise habitude , et lorsque 1 enfant ne veut pas
renoncer spontanement a cette habitude, elles cherchent
a Ten debarrasser en y associant des impressions desa-
greables. Nous apprenons ainsi que le nourrisson
accomplit des actes qui ne servent qu a lui procurer un
plaisir. Nous croyons qu il a commence a eprouver ce
plaisir a 1 occasion de 1 absorption de nourriture, mais
qu il n a pas tarde a apprendre a le separer de cette con
dition. Nous rapportons cette sensation de plaisir a la
zone bucco-labiale, designons cette zone sous le nom de
zone &rogene et considerons le plaisir procure par 1 acte
de sucer comme un plaisir sexuel. Nous aurons certaine-
ment encore a discuter la legitimite de ces designations.
Si le nourrisson etait capable de faire part de ce qu il
eprouve, il declarerait certainement que sucer le sein
maternel constitue 1 acte le plus important de la vie. Ge
disant, il n aurait pas tout a fait tort, car il satisfait par
ce seul acte deux grands besoins de la vie. Et ce n est
pas sans surprise que nous apprenons par la psychana-
lyse combien profonde est Timportance psychique de cet
338 THKORIE GENERALE DES NEVROSES
acte dont les traces persistent ensuite toute la vie
darant. L acte qui consiste a sucer le sein maternel
devient le point de depart de toute la vie sexuelle, 1 ideal
jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ulterieure,
ideal auquel 1 imagination aspire dans des moments de
grand besoin et de grande privation. C est ainsi que le
sein maternel forme le premier objet de 1 instinct sexuel;
et je ne saurais vous donner une idee assez exacte de
1 importance de ce premier objet pour toute recherche
ulterieure d objets sexuels, de 1 influence profonde qu il
exerce, dans toutes ses transformations et substitu
tions, jusque sur les domaines les plus eloignes de
notre vie psychique. Mais bientot 1 enfant cesse de sucer
le sein qu il remplace par une partie de son propre corps.
L enfant se met a sucer son pouce, sa langue. II se pro
cure ainsi du plaisir, sans avoir pour cela besoin du con-
sentement du monde exterieur, et Fappel a une deuxieme
zone du corps renforce en outre le stimulant de 1 exci-
tation. Toutes les zones erogenes ne sont pas egalement
eflicaces ; aussi est-ce un evenement important dans la
vie de 1 enfant, lorsque, a force d explorer son corps, il
decouvre les parties particulierement excitables de ses
organes genitaux et trouve ainsi le chemin qui finira par
le conduire a 1 onanisme.
En faisant ressortir 1 importance de 1 acte de sucer,
nous avons degage deux caracteres essentiels de la
sexualite infantile. Celle-ci se rattache notamment a la
satisfaction des grands besoins organiques etelle se com-
porte, en outre, d une facon auto-erotique, c est-a-dire
qu elle trouve ses objets sur son propre corps. Ce qui est
apparu avec la plus grande nettete a propos de 1 ab-
sorption d aliments, se renouvelle en partie a propos des
excretions. Nous en concluons que 1 elimination de
Turine et du contenu intestinal est pour le nourrisson
une source de jouissance et qu il s eftorce bientot a orga
niser ces actions de facon a ce qu elles lui procurent le
maximum de plaisir, gr^ce a des excitations correspon-
dantes des zones erogenes des muqueuses. Lorsqu il est
arrive a ce point, le monde exterieur lui apparait, selon
la fine remarque de Lou Andreas, comme un obstacle,
comme une force hostile a sa recherche de jouissance et
lui laisse entrevoir, a 1 avenir, des luttes exterieures et
LA VIE SEXUELLE DE L BOMME 33;)
interieures. On lui defend de se debarrasser de ses excre
tions quand et comment il veut ; on le force a se confor-
mer aux indications d autres personnes. Pour obtenir sa
renonciation a ces sources de jouissance, on lui incujque
la conviction que tout ce qui se rapporte a ces fonctions
est indecent, doit rester cache. II est oblige de renoncer
an plaisir, au riom de la dignite sociale. 11 n eprouve au
debut aucun degout devant ses excrements qu il consi-
dere comme faisant partie de son corps ; il s en separe a
contre-coaur et s en sert comme premier cadeau pour
distinguer les personnes qu il apprecie pariiculierement.
Et apres meme que reducation a reussi a le debarras
ser de ces penchants, il transporte sur le cadeau et
F argent la valeur qu j il avait accordee aux excre
ments. 11 semble en revanche etre particulierement Her
des exploits qu ii rattache a 1 acte d uriner.
Je sens que vous faites un effort sur vous-memes pour
ne pas m interrompre et me crier: assez de ces hor-
reurs ! Pretendre que la defecation est une source de
satisfaction sexuelle, deja utilisee par le nourrisson !
Que les excrements sont une substance precieuse, Fanus
une sorte d organe sexuel ! Nous n y croirons jamais ;
mais nous comprenons fort bien pourquoi pediatres et
pedagogues ne veulent rien savoir de la psychanalyse et
de ses resultats . Galmez-vous, Vous avez tout simple-
ment oublie que si je vous ai parle des faits que com-
porte la vie sexuelle infantile, ce fut a 1 occasion des faits
se rattachant aux perversions sexuelles. Pourquoi ne
sauriez-vous pas que chez de nombreux adultes, tant
hornosexuels qu heterosexuels, 1 anus remplace reelle-
ment le vagin dans les rapports sexuels? Et pourquoi ne
sauriez-vous pas qu il y a des individus pour lesquels la
defecation reste, toute leur vie durant, une source de
volupte qu ils sont loin de dedaigner? Quant a Tmteret
que suscite 1 acte de defecation et au plaisir qu on peut
eprouver en assistant a cet acte, lorsqu il est accompli
par un autre, vous n avez, pour vous renseigner, qu a
vous adresser aux enfants memes, lorsque, devenus plus
ages, il sont a meme d en paiier. II va sans dire que
vous ne devez pas commencer par intimider ces enfants,
car vous comprenez fort bien que, si vous le faites, vous
n obtiendrez rien d eux. Quant aux autres choses aux-
34o THEORIE GENERALE DES NEVROSES
quelles vous ne voulez pas croire, je vous renvoie aux
resultats de 1 analyse et de 1 observation directe des
enfants, et je vous dis qu il faut de la mauvaise volonte
pour ne pas voir ces choses ou pour les voir autrement.
Je ne vois aucun inconvenient a ce que vous trouviez
etonnante I aflinite que je postule entre 1 activite sexuelle
infantile et les perversions sexuelles. II s agit pourtant
la d une relation tout a fait naturelle, car si 1 enfant pos-
sede une vie sexuelle, celle-ci ne peut etre que de nature
perverse, attendu que, sauf quelques vagues indications,
il lui manque tout ce qui fait de la sexualite une fonction
de procreation. Ce qui caracterise, d autre part, toutes
les perversions, c est qu elles meconnaissent le but
essentiel de la sexualite, c est-a-dire la procreation. Nous
qualifions en effet de perverse toute activite sexuelle qui,
ayant renonce a la procreation, recherche le plaisir
comme un but independant de celle-ci. Vous comprenez
ainsi que la ligne de rupture et le tournant du develop-
pement de la vie sexuelle doivent etre cherches dans sa
subordination aux fins de la procreation. Tout ce qui se
produit avant ce tournant, tout ce qui s y soustrait, tout
ce qui sert uniquement a procurer de la jouissance,
recoit la denomination peu recommandable de per-
vers et est, comme tel, voue au mepris.
Laissez-moi, en consequence, poursuivre mon rapide
expose de la sexualite infantile. Tout ce que j ai dit con-
cernantdeux systemes d organes pourrait etre complete
en tenant compte des autres. La vie sexuelle de Fenfant
comporte une serie de tendances partielles s exerrant
independamment les unes des autres et utilisant, en vue
de la jouissance, soit le corps meme de 1 enfant, soit des
objets exterieurs. Parmi lesorganessur lesquels s exerce
1 activite sexuelle de 1 enfant, les organes sexuels ne
tardent pas a prendre la premiere place ; il est des
hommes qui, depuis 1 onanisme inconscient de leur pre
miere enfance jusqu a 1 onanisme force de leur puberte,
n ont jamais connu d autre source de jouissance que
leurs propres organes genitaux, et chez quelques-uns
meme cette situation persiste bien an dela de la puberte.
L onanisme n est d ailleurs pas un de ces sujets dont on
vienne facilement a bout ; il y a la matiere a de multiples
considerations
LA VIE SEXUELLE LE L HOMME 3/i I
Malgre mon desir d abreger le plus possible mon
expose, je suis oblige de vous dire encore quelques mots
sur la curiosite sexuelle des enfants. Elle est trop carac-
teristique de la sexualite infantile et presente une tres
grande importance au point de vue de la symptomato-
logie des nevroses. La curiosite sexuelle de 1 enfant
commence de bonne heure, parfois avant la troisieme
annee. Elle n a pas pour point de depart les differences
qui separent les sexes, ces differences n existant pas pour
les enfants, lesquels (les garcons notamment) attribuent
aux deux sexes les memes organes genitaux, ceux du
sexe masculin. Lorsqu un garcon decouvre chez sa soeur
ou chez une camarade de jeux 1 existence du vagin, il
commence par nier le temoignage de ses sens, car il ne
peut pas se figurer qu un etre humain soit depourvu
d un organe auquel il attribue une si grande valetir.
Plus tard, il recule effraye devant la possibilite qui se
revele a lui et il commence a eprouver Faction de cer-
taines menaces qui lui ont etc adressees anterieurement
a 1 occasion de 1 excessive attention qu il accordait a son
petit membre. II tombe sous la domination de ce qtie
nous appelons le complexe de la castration , dont la
forme influe sur son caractere, lorsqu il reste bien por-
tant, sur sa nevrose, lorsqu il tombe malade, sur ses
resistances, lorsqu il subit un traitement analytique. En
ce qui concerne la petite fille, nous savons qu elle con-
sidere comme un signe de son inferiorite 1 absence d un
penis long et visible, qu elle envie le garcon, parce qu il
possede cet organe, que de cette envie nait chez elle le
clesir d etre un homme et que ce desir se trouve plus
tard implique dans la nevrose provoquee par les echecs
qu elle a eprouves dans 1 accomplissement de sa mission
de femme. Le clitoris joue d ailleurs chez la toute petite
lille le role du penis, il estle siege d une excitabilite parti-
culiere, 1 organe qui procure la satisfaction auto-eroti-
que. La transformation de la petite fille en femme est
caracterisee principalement par le fait que cette sensibilite
se deplace en temps voulu et totalement du clitoris a
1 entree du vagin. Dans les cas d anesthesie dite sexuelle
des femmes le clitoris conserve intacte sa sensibilite.
L interet sexuel de 1 enfant se porte plutot en premier
lieu sur le probleme de savoird ou viennent les enfants,
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
c est-a-dire sur le probleme qui forme le fond de la ques
tion posee par le sphinx thebain, et cet interet est le plus
souvent eveille par la crainte ego iste que suscite la venue
d un nouvel enfant. La reponse a Fusage de la nursery,
c est-a-dire que c est la cigogne qui apporte les enfants,
est accueillie, plus souvent qu on ne le pense, avec
mefiance, meme par les petits enfants. L impression
d etre trompe par les grandes personnes contribue
beaucoup a Fisolement de Fenfant et au developpement
de son independance. Mais Fenfant n est pas a meme de
resoudre ce probleme par ses propres moyens. Sa consti
tution sexuelle encore insuffisarnment developpee oppose
des limites a sa faculte de connaitre. II admet d abord
que les enfants viennent a la suite de 1 absorption avec
la nourriture de certaines substances speciales, et il
ignore encore que seules les femmes sont susceptibles
d avoir des enfants. II apprend ce fait plus tard et relegue
dans le domaine des contes 1 explication qui fait depen-
dre la venue d enfants de 1 absorption d une certaine
nourriture. Devenu un peu plu& grand, Fenfant se rend
compte que le perejoue un certain role dans Fapparition
de nouveaux enfants, rnais il est encore incapable de
dellnir ce role. S il lui arrive de surprendre par hasard
un acte &exuel, il y voit une tentative de violence, un
corps a corps brutal : fausse conception sadique du co it.
Toutefois, il n etablit pas immediatement un rapport
entre cet acte et la venue de nouveaux enfants. Et alors
meme qu il apercoit des traces de sang dans le lit et sur
le linge de sa mere, il y voit seulement une preuve des
violences auxquelles se serait livre son pere. Plus tard
encore, il commence bien a soupconner que Forgane
genital de Fhomme joue un role essentiel dans Fappari
tion de nouveaux enfants, mais il persiste a ne pas pou-
voir assigner a cet organe d autre fonction que celle
d evacuation d urine.
Les enfants sont des le debut unanimes a croire que la
naissance de Fenfant se fait par Fanus. C est seulement
lorsque leur interet se detourne de cet organe qu ils
abandonnent cette theorie et la remplacent par celle
d apres laquelle Fenfant naitrait par le nombril qui
s ouvrirait a cet effet. Ou encore ils situentdans la region
sternale, entre les deux seins, Fendroit ou Fenfant nou-
LA VIE SEXUELLE DE L HOMME 343
veau-ne ferait son apparition. C est ainsi que 1 enfant,
dans ses explorations, se rapproche des faits sexuels ou,
egare par son ignorance, passe a cote d eux, jusqu au
moment ou 1 explication qu il en recoit dans les annees
precedant immediatement la puberte, explication depri-
mante, souvent incomplete, agissant souvent a la maniere
d un traumatisme, vienne le tirer de sa naivete premiere.
Vous avez sans doute entendu dire que, pour main-
tenir ses propositions concernant la causalite sexuelle
des nevroses et 1 importance sexuelle des symptomes, la
psychanalyse imprime a la notion du sexuel une extension
exageree. Vousetes maintenant a meme de juger si cette
extension est vraiment injustifiee. Nous n avons etendu
la notion de sexualite que juste assez pour y faire entrer
aussi la vie sexuelle des pervers et celle des enfants.
Autrement dit, nous n avons fait que lui restituer 1 am-
pleur qui lui appartient. Ce qu on entend par sexualite
en dehors de la psychanalyse, est une sexualite .tout a
fait restreinte, une sexualite mise au service de la seule
procreation, bref ce qu on appelle la vie sexuelle normale.
CHAPITRE XXI
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO ET ORGANISATIONS
SEXUELLES
J ai Fimpression de n avoir pas r^ussi a vous con-
vaincre comme je 1 aurais voulu de 1 importance des per
versions pour notre conception de la sexualite. Je vais
done amelioreretcompleter, dans la mesure du possible,
ce que j ai dit a ce sujet.
II ne faut pas croire que ce soil par les seules perver
sions que nous avons ete conduits a cette modification
de la notion de la sexualite qui nous a valu une si vio-
lente opposition. L etude de la sexualite infantile y a
contribue dans une mesure encore plus grande, et les
r^sultats concordants fournis par Tetude des perversions
et par celle de la sexualite infantile ont ete pour nous
decisifs. Mais les manifestations de la sexualite infantile,
quelque evidentes qu elles soient chez les enfants deja
un peu ages, semblent cependant an debut se perdre
dans le vague et l indetermine. Geux qui ne tiennent pas
compte du developpement et des relations analytiques
leur refuseront tout caractere sexuel et leur attribueront
plutot un caractere indifferencie. N oubliez pas que nous
ne sommes pas encore en possession d un signe univer-
sellement reconnu etpermettant d affirmer avec certitude
la nature sexuelle d un processus ; nous ne connaissons
sous ce rapport que la fonction de reproduction dont
nous avons deja dit qu elle offrait une definition trop
etroite. Les criteres biologiques, dans le genre des
periodicites de 28 et de 28 jours etablies par W. Fliess,
sont encore tres discutables ; les particularites chimiques
des processus sexuels, particularites que nous soup-
connons, attendent encore qu on les decouvre. Au con-
traire, les perversions sexuelles des adultes sont quel
que chose de palpable et ne pretent a aucune equivoque.
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 3/ 4 5
Ainsi que le prouve leur denomination generalement
admise, elles font incontestablement partie de la s exua-
lite. Qu on les appelle signes de degenerescence on
autrement, personne n a encore eu le courage de les
ranger ailleurs que parmi les phenomenes de la vie
sexuelle. N yaurait-il que les perversions seules, que nous
serions deja largement autorises a affirmer que la sexua-
lite et la procreation ne coincident pas, car il est connu
que toute perversion constitue une negation des fins
assignees a la procreation.
Je vois a ce propos un parallele qui n est pas clepourvu
d interet. Alors que la plupart confondent le con-
scient avec le psychique , nous avons ete obliges
d elargir la notion de psychique et de reconnaitre
1 existence d un psychique qui n est pas conscient. II en
est de meme de 1 identite que certains etablissent entre
le sexuel et ce qui se rapporte a la procreation on,
pour abreger, le genital , alors que nous ne pouvons
faire autrement que d admettre 1 existence d un sexuel
qui n est pas genital , qui n a rien a voir avec la pro
creation. L identite dont on nous parle n est que formelle
et manque de raisons profondes.
Mais si 1 existence des perversions sexuelles apporte a
cette question un argument decisif, comment se fait-il
que cet argument n ait pas encore fait sentir sa force et
que la question ne soit pas depuis longtemps resolue ?
Je ne saurais vous le dire, mais il me semble qu il faut
en voir la cause dans le fait que les perversions sexuelles
sont frappees d une proscription particuliere qui se
repercute sur la theorie et s oppose a leur etude scienti-
fique. On dirait que les gens voient dans les perversions
une chose non seulement repugnante, mais aussi inon-
strueuse et dangereuse, qu ils craignent d etre induits
par elles en tentation et qu au fond ils sont obliges de
reprimer en eux-memes, a 1 egard de ceux qui en sont
porteurs, une jalousie secrete dans le genre de celle
qu avoue, dans la celebre parodie de Tannhauser, le
landgrave justicier :
A Yenusberg, il a oublie honneur et devoir !
Helas ! ce n est pas a nous que cette chose-la arriverait!
En realite, les pervers sont plutot des pauvres diables
346 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
qui expient tres durement la satisfaction qu ils ont tant
de peine a se procurer
Ce qui, malgre toute Fetrangete de son objet et de son
but, fait de Factivite perverse une activite incontesta-
blement sexuelle, c est que 1 acte de la satisfaction
sexuelle comporte le plus souvent un orgasme coniplet
et une emission de sperme. Ceci n est naturellement que
le cas de personnes adultes ; chez 1 enfant 1 orgasme et
1 emission de sperme ne sont pas toujours possibles ; ils
sont remplaces par des phenomenes auxquels on ne peut
pas toujours attribuer avec certitude un caractere sexuel.
Pour completer ce que j ai dit concernant Fimportance
des perversions sexuelles,je tiens encore a ajouter ceci.
Malgre tout le discredit dont elles jouissent, malgre
Fabime par lequel on veut les separer de Factivite
sexuelle normale, on n en est pas moins oblige de s in-
cliner devant Fobservation qui nous montre la vie
sexuelle normale entachee de tel on tel autre trait per-
vers. Deja le baiserpeut etre qualifie d acte pervers, car
ilconsiste dans Funion de deux zones buccales erogenes,
a la place de deux organes sexuels opposes. Et, cepen-
dant, personne ne le repousse comme pervers ; on le
tolere, au contraire, sur la scene comme une expression
voilee de Facte sexuel. Le baiser notamment, lorsqu il
est tellement intense qu ii est accompagne, ce qui arrive
encore assez frequemment, d orgasme et d emission de
sperme, se transforme facilement et totalement en un
acte pervers. II est d ailleurs facile de constater que
fouiller des yeux et palper Fobjet constituepour certains
une condition indispensable de la jouissance sexuelle,
tandis que d autres, lorsqu ils sont a Fapogee de Fexci-
tation sexuelle, vont jusqu a pincer et a mordre leurpar-
tenaire et que chez Famoureux en general Fexcitation la
plus forte n est pas toujours provoquee par les organes
genitaux, mais par une autre region quelconque du corps
de Fobjet. Et nous pourrions multiplier ces constatations
a Finfini. II serait absurde d exclure de la categoric des
normauxet de considerer comme perverses les personnes
presentant ces penchants isoles. On reconnait plutot
avec une nettete de plus en plus grande que le caractere
essentiel des perversions consiste, non en ce qu elles
depassent le but sexuel ou qu elles remplacent les
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO
organes genitaux par d autres ou qu elles comportent une
variation de 1 objet, mais plutot dans le caractere exclu-
sif et invariable de ces deviations, caractere qui les rend
incompatibles avec Facte sexuel en tant que condition de
la procreation. Dans la mesure on les actions perverses
n interviennent dans 1 accomplissement de Facte sexuel
normal qu a titre de preparation ou de renforcement, il
serait injuste de les qualifier de perversions. II va sans
dire que le fosse qui separe la sexualite normale de la
sexualite perverse se trouve en partie comble par des
faits de ce genre. De ces faits, il resulte avec une evidence
incontestable que la sexualite normale est le produit de
quelque chose qui avait existe avant elle, et qu elle n a
pu se former qu apres avoir elimine comme inutilisables
certains de ces materiaux preexistants et conserve les
autres pour les subordonner au but de la procreation.
Avant d utiliser les connaissances que nous venons
d acquerir concernant les perversions, pour entreprendre,
a leur lumiere, une nouvelle etude, plus approfondie, de
la sexualite infantile, je tiens a attirer votre attention sur
une importante difference qui existe entre celles-la et
celle-ci. La sexualite perverse est generalement centra-
lisee d une facon parfaite, toutes les manifestations de
son activite tendent vers le meme but, qui est souvent
unique ; une de ses tendances partielles ayant generale
ment pris le dessus se manifesto soit seule, a Texclusion
des autres, soit apres avoir subordonne les autres a ses
propres intentions. Sous ce rapport, il n existe, entre la
sexualite normale et la sexualite perverse, pas d autre
difference que celle qui correspond a la difference exis-
tant entre leurs tendances partielles dominantes et, par
consequent, entre leurs buts sexuels. On peut dire qu il
existe aussi bien dans 1 une que dans 1 autre une tyran-
nie bien organisee, la seule difference portant sur le
parti qui a reussi a s emparer du pouvoir. Au contraire,
la sexualite infantile, envisagee dans son ensemble, ne
preserite ni centralisation, rii organisation, toutes les ten
dances partielles jouissant des memes droits, chacune
cherchant la jouissance pour son propre compte. L ab-
sence et 1 existence de la centralisation s accordent natu-
rellement avec le fait que les deux sexualites, la perverse
et la normale, sont derivees de 1 infantile. II existe d ail-
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
leurs des cas de sexualite perverse qui presentent une
ressemblance beaucoup plus grande avec la sexualite
infantile, en ce sens que de nombreuses tendances par-
tielles y poursuivent leurs buts, chacune independam-
ment et sans se soucier de toutes les autres. Ce serait des
cas d infantilisme sexuel, plutot que de perversions.
Ainsi prepares, nous pouvons aborder la discussion
d une proposition qu on ne manquera pas de nous faire.
On nous dira : pourquoi vous entetez-vous a denommer
sexualite ces manifestations de Fenfance que vous con-
siderez vous-meme comme indefinissables et qui ne
deviennent sexuelles que plus tard? Pourquoi, vous con-
tentant de la seule description physiologique, ne diriez-
vous pas tout simplement qu on observe chez le nourris-
son des activites qui, telles que Facte de sucer et la
retention des excrements, montrent seulement que
Fenfant recherche le plaisir qu il peut eprouver par
Fintermediaire de certains organes? Ce disant, vous
eviteriez de froisser les sentiments de vos auditeurs et
lecteurs par Fattribution d une vie sexuelle aux enfants
a peine nes a la vie . Certes, je n ai aucune objection a
elever centre la possibilite de la recherche de plaisirs
par Fintermediaire de tel ou tel organe ; je sais que le
plaisir le plus intense, celui que procure Faccouplement,
n est qu un plaisir qui accompagnel activite des organes
sexuels. Mais sauriez-vous me dire comment et pourquoi
ce plaisir local, indifferent au debut, revet ce caractere
sexuel qu il presente incontestablement aux phases de
developpement ulterieures ? Sommes-nous plus et mieux
renseignes sur le plaisir local des organes que sur la
sexualite? Vous me repondriez que le caractere sexuel
apparait precisement lorsque les organes genitaux com-
mencent a jouer leur role, lorsque, le sexuel coincide et
se contend avec le genital. Et vous refuteriez Fobjection
que je pourrais tirer de Fexistence des perversions, en
me disant qu apres tout le but de la plupart des perver
sions consiste a obtenir Forgasme genital, bien que par
un moyen autre que Faccouplement des organes genitaux.
Yous ameliorez en effet sensiblement votre position par
le fait que vous eliminez de la caracteristique du sexuel
les rapports que celui-ci presente avec la procreation et
qui sont incompatibles avec les perversions. Vous
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO
refoulez ainsi la procreation a Farriere-plan, pour accor-
der la premiere place a Factivite genitale pure et simple.
Mais alors les divergences qui nous separent sont moins
grandes que vous ne le pensez : nous placons tout sim-
plement les organes genitaux a cote d autres organes.
Que faites-vous cependant des nombreuses observa
tions qui montrent que les organes genitaux, comme
source de plaisir, peuvent etre remplaces par d autres
organes, comme dans le baiser normal, comme dans
les pratiques perverses des debauches, comme dans
la symptomatologie des hysteriques ? Dans Fhysterie.
notamment, il arrive souvent que des phenomenes d exci-
tation, des sensations et des innervations, voire les pro-
cessus de 1 erection, se trouvent deplaces des organes
genitaux sur d autres regions du corps, souvent
eloignees de ceux-ci (la tete et le visage, par exemple).
Ainsi convaincus qu il ne vous reste rien que vous puis-
eiez conserver pour la caracteristique de ce que vous
appelez sexuel, vous serez bien obliges de suivre mon
exemple et d etendre la denomination sexuel aux
activites de la premiere enfance en quete de jouissances
locales que tel ou tel organe est susceptible de procurer.
Et vous trouverez que j ai tout a fait raison si vous
tenez encore compte des deux consideration suivantes.
Ainsi que vous le savez, nous qualifions de sexuelles les
activites douteuses et indefinissables de la premiere
enfance ayant le plaisir pour objectif, parce que nous
avons ete conduits a cette maniere de voirpar des mate-
riaux de nature incontestablement sexuelle que nous a
fournis 1 analyse des symptomes. Mais si ces materiaux
sont de nature incontestablement sexuelle, me diriez-
vous, il n en resulte pas que les activites infantiles
orientees vers la recherche du plaisir soient egalement
sexuelles. D accord. Prenez cependant un cas analogue.
Imaginez-vous que nous n ayons aucunmoyen d observer
le developpement de deux plantes dicotyledones, telles
que le poirier et la feve, a partir de leurs graines respec-
tives, mais que nous puissions dans les deux cas suivre
leur developpement par la voie inverse, c est-a-dire en
commencant par 1 individu vegetal completement forme
pour finir par le premier embryon n ayant que deux
cotyledons. Ces derniers paraissent indifierents et sont
FRBCP, aia
35o THEORIE GENERALE DES NEVROSES .
identiques dans les deux cas. Devons-nous en conciure
qu il s agit la d une identite reelle et que la difference
specifiqueexistantentrelepoirieretla feve n apparaitque
plus tard au cours de la croissance? N est-il pas plus
correct, au point de vue biologique, d admettre que cette
difference existe deja chez les embryons, malgre Fiden-
tite apparente des cotyledons? C est ce que nous faisons,
en denommant sexuel le plaisir procure par les activites
du nourrisson. Quant a savoir si tousles plaisirs procures
par les organes doivent etre qualifies de sexuels ou s il y
a, a cote du plaisir sexuel, un plaisir d une nature diffe-
rente , c est la une question que je ne puis discuter ici.
Je sais peu de chose sur le plaisir procure par les organes
et sur ses conditions, et il n y a rien d etonnant si notre
analyse regressive aboutit en dernier lieu a des facteurs
encore indefmissables
Encore une remarque I Tout bien considere, vous ne
gagneriez pas grand chose en faveur de votre affirmation
de la purete sexuelle de Fenfant, alors meme que vous
reussiriez a me convaincre qu il y a de bonnes raisons
de ne pas considerer comme sexuelles les activites du
nourrisson. G est que, des la troisieme annee, la vie
sexuelle de Fenfant ne presente plusle moindre doute.
Des cet age, les organes genitaux deviennent susceptibles
d erection et on observe alors souvent une periode de
masturbation infantile, done de satisfaction sexuelle. Les
manifestations psychiques et sociales de la vie sexuelle
ne pretent a aucune equivoque : choix de Fobjet, prefe
rence affective accordee a telle ou telle personne, deci
sion meme en faveur d un sexe, a Fexclusion de Fautre,
jalousie, tels sont les faits qui ont ete constates par des
observateurs impartiaux, en dehors de la psychanalyse
et avant elle, et qui peuvent etre verifies par tous ceux
qui ont la bonne volonte devoir. Vous me direz que vous
n avez jamais mis en doute Feveil precoce de la ten-
dresse, mais que vous doutez seulement de son carac-
tere sexuel . Gertes, a Fage de 3 a 8 ans les enfants
ont deja appris a dissimuler ce caractere, mais, en
observant attentivement, vous decouvrirez de nombreux
indices des intentions sensuelles de cette tendresse,
et ce qui vous echappera au cours de vos observations
directes ressortira facilement a la suite d une enquete
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 35 1
analytique. Les buts sexuels de cette periode de la vie
se rattachent etroitement a 1 exploration sexuelle qui
preoccupe les enfants a la meme epoque et dont je vous
ai cite quelques exemples. Le caractere pervers de
quelques-uns de ces buts s explique naturellement par
rimmaturite constitutionnelle de Fenfant qui n a pas
encore decouvert la fin a laquelle sert 1 acte d accou-
plement.
Entre la sixieme et la huitieme annee environ, ledeve-
loppement sexuel subit un temps d arret ou de regres
sion qui, dans les cas socialement les plus favorables,
merite le nom de periode de latence. Cette latencepeut
aussi manquer ; en tout cas, elle n entraine pas fatale-
ment une interruption complete de 1 aetivite et des inte-
rets sexuels. La plupart des evenements et tendances
psychiques, anterieurs a la periode de latence, sont
alors frappes d amnesie infantile, tombent danscetoubli
dont nous avons deja parle et qui nous cache et nous
rend etrangere notre premiere jeunesse. La tache de
toute psychanalyse consiste a faire revivrele souvenir de
cette periode oubliee de la vie, et on ne peut s empecher
de soupconner que la raison de cet oubli reside dans
les debuts de la vie sexuelle qui coincident avec cette
periode, que 1 oubli est, par consequent, Feffet du refou-
lement.
A partir de la troisieme annee, la vie sexuelle de 1 en-
fant presente beaucoup d analogies avec celle de Fadulte ,
elle ne se distingue de cette derniere que par 1 absence
d une solide organisation sous le primal des organes
genitaux, par son caractere incontestablement perverli
et, naturellement, par la moindre intensite de 1 instinct
dans son ensemble. Mais les phases les plus interes-
santes, au point de vue theorique, du developpement
sexuel ou, dirions-nous, du developpement de la libido,
sont celles qui precedent cette periode. Ce developpe
ment s accomplit avec une rapidite telle que ^observation
directe n aurait probablement jamais reussi a fixer ses
images fuyantes. C est seulement grace al etude psycha-
nalytique des nevroses qu on se trouva a meme de
decouvrir des phases encore plus reculees du develop
pement de la libido. Sans doute, ce ne sont la que des
constructions, mais 1 exercice pratique de la psychana-
352 THEOIUE GENERALE DES NEVROSES
lyse vous montrera que ces constructions sont neces-
saires et utiles. Et vous comprendrez bientot pourquoi
la pathologic est a meme de decouvrir ici des faits qui
nous echappent necessairement dans les conditions nor-
males.
Nous pouvons maintenant nous rendre compte de
1 aspect que revet la vie sexuelle de Tenfant avant que
s affirme le primal des organes genitaux, primat qui se
prepare pendant la premiere epoque infantile precedant la
periode de latence et commence a s organiser solidement
a partir de la puberte. II existe, pendant toute cette pre
miere periode, une sorte d organisation plus lache que
nous appelleronsjRre^em ta/e.Mais dans cette phase ce ne
sont pas les tendances genitales partielles, mais les ten
dances sadiques et anales qui occupent le premier plan.
L opposition entre masculin et fcminin ne joue encore
aucun role ; a sa place, nous trouvons 1 opposition entre
actif et passif, opposition qu on peut considerer comme
annonciatrice de la polarite sexuelle avec laquelle elle se
confond d ailleurs plus tard. Ce qui, dans les activites
de cette phase, nous apparait comme masculin, puisque
nous nous placons au point de vue de la phase genitale,
se revele comme 1 expression d une tendance a la domi
nation qui degenere vite en cruaute. Des tendances a
but passif se rattachent a la zone erogene de 1 anusqui,
dans cette phase, joue un role important. Le desir de
voir et de savoir s affirme imperieusement ; le facteur
genital ne participe a la vie sexuelle qu en tantqu organe
d excretion de 1 urine. Ce ne sont pas les objets qui font
defaut aux tendances partielles de cette phase, mais ces
objets ne se reunissent pas necessairement de facon a
n en former qu un seul. L organisation sadiqtie-anale
constitue la derniere phase preliminaire qui precede
celle ou s affirme le primat des organes genitaux. Une
etude un peu approfondie. montre combien d elements
de cette phase preliminaire entrent dans la constitution
de 1 aspect definitif ulterieur et par quels moyens les
tendances partielles sont amenees a se ranger dans la
nouvelle organisation genitale. Au dela de la phase
sadique-anale du developpement de la libido, nous aper-
cevons un stade d organisation encore plus primitif ou
c est la zone erogene buccale qui joue le principal role.
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 353
Vous pouvez constater que ce qui caracterise encore ce
stade, c est Factivite sexuelle qui s exprime par Faction
de sucer, et vous admirerez la profondeur et Fesprit
d observation des anciens Egyptiens dont 1 art repre-
sente 1 enfaiit, entre autres le divin Horus, tenant le doigt
dans la bouche. M. Abraham nous a dit recemment
combien profondes sont les traces de cette phase primi
tive orale qu on retrouve dans toute la vie sexuelle ulte-
rieure.
Je crains fort que tout ce que je viens de vous dire sur
les organisations sexuelles ne vous ait fatigues, au lieu
de vous instruire. II est possible que je me sois trop
enfonce dans les details. Mais ayez patience ; vous aurez
1 occasion de vous rendre compte de I importance de ce
que vous venez d entendre par les applications que nous
en ferons ulterieurement. En attendant, tenez pour acquis
que la vie sexuelle ou, comme nous le disons, la fonc-
tion de la libido, loin de surgir toute faite, loin meme de
se developper, en restantsemblable a elle-meme, traverse
une serie de phases successives entre lesquelles il
n existe aucune ressernblance, qu elle presente par con
sequent un developpement qui se repete plusieurs fois, a
1 instar de celui qui s etend de la chrysalide au papillon.
Le tournant du developpement est constitue par la
subordination de toutes les tendances sexuelles partielles
au primal des organes genitaux, done par la soumission
de la sexualite a la fonction de la procreation. Nous
avons au debut une vie sexuelle incoherente, composee
d un grand nombre de tendances partielles exercantleur
activite independamment les unes des autres, en vue du
plaisir local procure par les organes. Cette anarchic se
trouve temperee par les predispositions aux organisa
tions pregenitales quiaboutissent a la phase sadique-
anale, a travers la phase orale, qui est peut-etre la plus
primitive. Ajoutez a cela les divers processus, encore
insuffisamment connus, qui assurent le passage d une
phase d organisation a la phase suivante et superieure
Nous verrons prochainernent 1 importance que pent
avoir, au point de vue de la conception des nevroses, ce
developpement long et graduel de la libido.
Aujourd hui nous allons envisager encore un autre
cote de ce developpement, a savoir les rapports existant
354 TfliORIE Gfe&ULE I)ES NEVUOSES
entre les tendances partielles etl objet. Ou, plutot, nous
jetterons sur ce developpement un rapide coup d oeil,
pour nous arreter plus longuement a un de ses resultats
assez tardifs. Done quelques-uns des elements constitutifs
de 1 instinct sexuel ont des le debut un objet qu ils main-
tiennent avec force ; tel est le cas de la tendance a
dominer (sadisme), du desir de voir et de savoir.
D autres, qui se rattachent plusmanifestement a certaines
zones erogenes du corps, n ont un objet qu au debut,
tant qu ils s appuient encore sur les fonctions non
sexuelles, et y renoncent lorsqu ils se detachent de ces
fonctions. C est ainsi que le premier objet de 1 element
buccal de 1 instinct sexuel est constitue par le sein
maternel quisatisfait le besoin de nourriture de 1 enfant.
L element erotique, qui tirait sa satisfaction du sein
maternel, en meme temps que 1 enfant satisfaisait sa
faim, conquiert son independance dans 1 acte de sucer
qui lui permet de se detacher d un objet etranger et de
le remplacer par un organe ou une region du corps
meme de 1 enfant. La tendance buccale devient auto-
drotique, comme le sont des le debut les tendance anales
et autres tendances erogenes. Le developpement ulte-
rieur poursuit, pour nous exprimer aussi brievernent
que possible, deux buts : i renoncer a Tauto-erotisme,
remplacer 1 objet faisant partie du corps meme de 1 indi-
vidu par un autre qui lui soit etranger et exterieur ;
2 unifier les differents objets des diverses tendances et
les remplacer par un seul et unique objet. Ce resultat ne
peut etre obtenu que si cet objet unique est a son tour
un corps complet, semblable a celui de son propre corps.
II ne peut egalement etre obtenu qu a la condition qu un
certain nombre de tendances soient eliminees comme
inutilisables.
Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel
objet sont assez compliques et n ont pas encore ete decrits
d une facon satisfaisante. II nous suffira de faire ressortir
le fait que lorsque le cycle infantile, qui precede la
periode de latence, est dans une certainemesure acheve,
Fobjet choisi se trouve a peu pres identique a celui du
plaisir buccal de la periode precedente. Cet objet, s il
n est plus le sein maternel, est cependant toujours la
mere. Nous disons done de celle-ci qu elle est le premier
UEVELOPPE-MENT DE LA LIBIDO 35l>
objet d amour. Nous parlons notamment d amour,
lorsque les tendances psychiques de 1 instinct sexuel
viennent occuper le premier plan, alorsque les exigences
corporelles ou sensuelles , qui forment la base de cet
instinct, sont refoulees ou momentanement oubliees. A
1 epoque ou la mere devient un objet d amour, le travail
psychique ,du refoulement est deja commence chez Ten-
fant, travail a la suite duquel une partie de ses buts
sexuels se trouve soustraite a sa conscience. A ce choix,
qui fait de la mere un objet d amour, se rattache tout
ce qui, sous le nom d &dipe-complexe, a acquis une
si grande importance dans 1 explication psychanalytique
des nevroses et a peut-etre ete une des causes cletermi-
nantes de la resistance qui s est manifestee contre la
psychanalyse.
Ecoutez ce petit fait divers qui s est produit au cours
de la derniere guerre. Un des vaillants partisans de la
psychanalyse est mobilise comme medecin quelque part
en Pologrie et attire sur lui 1 attention de ses collegues
par les resultats inattendus qu il obtient sur un malade.
Questionne, il avoue qu il se sert des methodes dela
psychanalyse et se declare tout dispose a y initier ses
collegues. Tons les soirs, les medecins du corps, colle
gues et superieurs, se reunissent pour s instruire dans
les mysterieuses theories de 1 analyse. Tout se passe bien
pendant un certain temps, jusqu au jour ou notre
psychanalyste en arrive a parler a ses auditeurs de
V CEdipe-complexe : un superieur se leve alors et dit qu il
n en croit rien, qu il est inadmissible qu on raconte de
ces choses a des braves gens, peres de famille, qui com-
battent pour leur patrie. Et il ajoute qu il interdit desor-
mais toute conference sur la psychanalyse. Ce fut tout,
et notre analyste a ete oblige de demander son deplace-
ment dans un autre secteur. Je crois, quant a moi, que
ceserait un grand malheur si, pour vaincre, les Allemands
avaient besoin d une pareille organisation de la
science, et je suis persuade que la science allemande ne
la supporterait pas longtemps.
Vous etes sans doute impatients d apprendre en quoi
consiste ce terrible CEdipe-complexe. Son nom seul
vous permet deja de le deviner. Vous connaissez tous la
legende grecque du roi CEdipe qui a ete voue par le
356 TIIEORIE GENERALE DES NEVROSES
destin a tuer son pere et a epouser sa mere, qui fait tout
ce qu il peut pour echapper a la prediction de 1 oraele et
qui, n y ayant pas reussi, se punit ense crevant les yeux,
des qu il a appris qu il a, sans le savoir, commis les deux
crimes qui lui ont ete predits. Je suppose que beaucoup
d entre vous ont ete secoues par une violente emotion a
la lecture de la tragedie dans laquelle Sophocle a traite
ce sujet. L ouvrage du poete attique nous expose com
ment le crime commis par GEdipe a ete peu a peu devoile,
a la suite d une enquete artificiellement retardee et sans
cesse ranimee a la faveur de nouveaux indices : sous ce
rapport, son expose presente une certaine ressemblance
avec les demarches d une psychanalyse. II arrive au cours
du dialogue que Jocaste, la mere-epouse aveuglee par
1 amour, s oppose a la poursuite de 1 enquete. Elle
invoque, pour justifier son opposition, le fait que beau-
coup d hommes ont reve qu ils vivaient avec leur mere,
mais que les reves ne meritent aucune consideration.
Nous ne meprisons pas les reves, surtout les reves
typiques, ceux qui arrivent a beaucoup d hommes, et
noussornmes persuades que le reve mentionnepar Jocaste
se rattache intimement au contenu etrange et effrayant
de la legende.
II est etonnant que la tragedie de Sophocle ne pro-
voque pas chez.l auditeur le moindre mouvementd indi-
gnation, alors que les inoflensives theories de notre
brave medecin militaire ont souleve une reprobation qui
etait beaucoup moins justifiee. Cette tragedie est au fond
vine piece immorale, parce qu elle supprime la responsa-
bilite de I homme, attribue aux puissances divines 1 ini-
tiative du crime et revele rimpuissance des tendances
morales de 1 homme a resister aux penchants criminels.
Entre les mains d un poete comme Euripide, qui etait
brouille avec les dieux, la tragedie d CEdipe serait
devenue facilement un pretexte a recriminations contre
les dieux et contre le destin. Mais chez le croyant
Sophocle il ne pouvait etre question de recriminations ;
il se tire de la difficulte par une pieuse subtilite, en pro-
clamant que la supreme moralite exige Tobeissance a la
volonte des dieux, alors meme qu ils ordonnent le crime.
Je ne trouve pas que cette morale constitue une des
forces de la tragedie, mais elle n influe en rien surFeffet
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO
de celle-ci. Ce n est pas a cette morale que 1 auditeur
reagit, mais au sens et au contenu mysterieux de la
legende. II reagit comme s il retrouvait en lui-meme, par
I auto- analyse, Y CEdipe-complexe ; comme s il apercevait,
dans la volontedes dieux et dans 1 oracle, destravestisse-
ments idealises de son propre inconscient ; comme s i Ise
souvenait avec horreur devoir eprouve lui-meme le desir
d ecarter son pere etd epouser sa mere. La voixdu poete
semble lui dire : Tu te raidis en vain centre ta responsa-
bilite, et c est en vain que tu invoques tout ce que tu as
fait pour reprimer ces intentions criminelles. Ta faute
n en persiste pas moins puisque, ces intentions, tu n as
pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton
inconscient. Et il y a la une verite psychologique. Alors
meme qu ayant refoule ses mauvaises tendances dans
1 inconscient, 1 homme croit pouvoir dire qu il n en est
pas responsable, il n en eprouve pas moins cette respon-
sabilite comme un sentiment de peche dont il ignore les
motifs.
II est tout a fait certain qu on doit voir dans VCEdipe-
complexe une des principales sources de ce sentiment
de remords qui tourmente si souvent les nevrotiques.
Mieux que cela : dans une etude surles commencements
de la religion et de la morale humaines que j ai publiee
en 1918 sous le titre : Totem et Tabou, j avais emis
I hypothese que c est V CEdipe-complexe qui a suggere
a rhumanite dans son ensemble, au debut de son
histoire, la conscience de sa culpabilite, cette source der-
niere de la religion et de la moralite. Je pourrais vous
dire beaucoup de chose-s la-dessus, mais je prefere lais-
ser ce sujet. II est difficile de s en detacher lorsqu on a
commence a s en occuper, et j ai hate de retourner a la
psychologic individuelle.
Que nous revele done de V CEdipe-complexe 1 observa-
tion directe de 1 enfant a 1 epoque du choix de 1 ob-
jet, avant la periode de latence? On voit facilement que
le petit bonhomme veut avoir la mere pour lui tout seul,
que la presence du pere le contrarie, qu il boude lorsque
celui-ci manifesto a la mere des marques de tendresse,
qu il ne cache pas sa satisfaction, lorsque le pere est ab
sent ou parti en voyage. II exprime souvent de vive voix
ses sentiments, promet a la mere de 1 epouser. On dira
358 TH&ORIE GNRALE DES NVROSES
que ce sorit des enfantillages en comparaison des ex
ploits d QEdipe, mais cela suffit en tant que faits et cela
represente ces exploits en germe. On se trouve souvent
deroute par la circonstance que le meme enfant fait
preuve, dans d autres occasions, d une grande tendresse
a Fegard du pere ; mais ces attitudes sentimentales op-
posees on plutot ambivalentes qui, chez 1 adulte, entre-
raient fatalement en conflit, se concilient fort bien, et
pendant longtemps, chez Fenfant, comme elles vivent
ensuite cote a cote, et d une facon durable, dans Fincon-
scient. On dirait peut-etre que 1 attitude du petit garcon
s explique par des motifs egpistes et n autorise nullement
Fhypothese d un complexe erotique. C est la mere qui
veille a tons les besoins de 1 enfant, lequel a d ailleurs
tout intere t a ce que nulie autre personne ne s en occupe.
Ceci est certainement vrai, mais on s apercoit aussitot
que dans cette situation, comme dans beaucoup d autres
analogues, Finteret ego iste ne constitue que le point
d attache de la tendance erotique. Lorsque Fenfant mani-
feste a Fegard de la mere une curiosite sexuelle peu dis-
simulee, lorsqu il insiste pour dormir la nuit a ses cotes,
lorsqu il veut a tout prix assister a sa toilette et use meme
de moyens de seduction qui n echappent pas a la mere,
laquelle en parle en riant, la nature erotique de Fatta-
chement a la mere parait hors de doute. II ne faut pas
oublier que la mere entoure des memes soins sa petite
fille sans provoquer le meme effet, et que le pere riva-
lise souvent avec elle d attentions pour le petit garcon,
sans reussir a acquerir aux yeux de celui-ci la meme
importance. Bref, il n est pas d argument critique a Faide
duquel on puisse eliminer de la situation la preference
sexuelle. Au point de vue del interet ego iste, il ne serait
meme pas intelligent de la part du petit garcon de ne
s attacher qu a une seule personne, c est-a-dire a la mere,
alors qu il pourrait facilement en avoir deux a sa devo
tion : la mere et le pere.
Vous remarquerez que je n ai expose que Fattitude du
petit garcon a Fegard du pere et de la mere. Celle de la
petite fille est, sauf certaines modifications necessaires,
tout a fait identique. La tendre affection pour le pere,
le besoin d ecarter la mere dont la presence est consi-
deree comme genante, une coquetterie qui met deja en
DEVELOPPEMfiNT DE LA LIBIDO S5g
oeuvre les moyens dont dispose la femme, forment chez
la petite fille un charmant tableau qui nous fait oublier
le serieux et les graves consequences possibles de cette
situation infantile. Ajoutons sans tarder que les parents
eux-memes exercent souvent une influence decisive sur
1 acquisition par leurs enfants de YCEdipe-complexe,
en cedant de leur cote a 1 attraction sexuelle, ce qui fait
que, dans les families ou il y a plusieurs enfants, le pere
prefere manifestement la petite fille, tandis que toute la
tendresse de la mere se porte sur le petit garcon. Mal-
gre son importance, ce facteur ne constitue cependant
pas un argument contre la nature spontanee de YCEdipe-
complexe chez 1 enfant. Ce complexe en s elargissant
devient le complexe familial lorsque la famille s ac-
croit par la naissance d autres enfants. Les premiers ve-
nus y voient une menace a leurs situations acquises :
aussi les nouveaux freres ou soeurs sont-ils accueillis
avec pen d empressement et avec le desir formel de les
voir disparaitre. Ces sentiments de haine sont meme
exprimes verbalernent par les enfants beaucoup plus sou-
vent que ceux inspires par le complexe parental .
Lorsque le mauvais desir de 1 enfant se realise et que la
mort emporte rapidement celui ou celle qu on avait con-
sideres comme des intrus, on peut constater, a 1 aide d une
analyse ulterieure, quel important evenement cette mort
a ete pour 1 enfant qui peut cependant fort bien n en
avoir garde aucun souvenir. Repousse au second plan
par la naissance d une soeur ou d un frere, presque de-
laisse au debut, 1 enfant oublie difficilement cet aban
don ; celui-ci fait naitre en lui des sentiments qui, lors-
qu ils existent chez 1 adulte, le font qualifier d aigri, et
ces sentiments peuvent devenir le point de depart d un
refroidissement durable a 1 egard de la mere. Nous avoiis
deja dit que les recherches sur la sexualite, avec toutes
leurs consequences, se rattachent precisement a cette
experience de la vie infantile. A mesure que les freres
et les soeurs grandissent, 1 attitude de 1 enfant envers eux
subit les changements les plus signiflcatifs. Le garcon
peut reporter sur la soeur Famour qu il avait eprouve au-
paravant pour la mere dont 1 infidelite 1 a si profonde-
ment froisse ; des la nursery, on voit naitre entre plu
sieurs freres s empressant autour de la jeune soeur ces
36o THORIE GNRALE DES NEVROSES
situations d une hostile rivalite qui jouent un si grand role
dans la. vie ulterieure. La petite fille substitue son frere
plus age a son pere qui ne lui temoigne plus la meme
tendresse que jadis, ou bien elle substitue sa plus
jeune soeur a Tenfant qu elle avait en vain souhaite du
pere.
Tels sont les fails, et je pourrais en citer beaucoup
d autres analogues, que revelentl observation directe des
enfants et Interpretation impartiale de leurs souvenirs
qui ressortent avec une grande nettete, sans avoir ete
en quoi que ce soit influences par 1 analyse. De ces faits,
vous tirerez, entre autres, la conclusion que la place
occupee par un enfant dans une famille cornposee de
plusieurs a une grande importance pour la conformation
de sa vie ulterieure, et il devrait en etre tenu compte
dans toute biographic. Mais, et ceci est beaucoup plus
important, en presence de ces explications qu on obtient
sans peine et sans effort, vous ne pourrez pas vous rap-
peler sans en rire tous les efforts que la science a faits
pour rendre compte de la prohibition de 1 inceste. Ne nous
a-t-on pas dit que la vie en commun remontant a Ten-
fance est de nature a detourner 1 attraction sexuelle de
Fenfant des membres de sa famille du sexe oppose ; ou
que la tendance biologique a eviter les croisements con-
sanguins trouve son complement psychique dans 1 hor-
reur innee de 1 inceste ? En disant cela, on oubliait seu-
iement que si la tentation incestueuse trouvait vraiment
dans la nature des barrieres sures et infranchissables, il
n y aurait eu nul besoin de la prohiber par des lois im~
placables et par les moeurs. C est le contraire qui ett
vrai. Le premier objet sur lequel se concentre le desir
sexuel de l homme est de nature incestueuse la mere
ou la soeur , et c est seulement a force de prohibitions
de la plus grande severite qu on reussit a reprimer ce
penchant infantile. Chez les primitifs encore existants,
chez les peuples sauvages, les prohibitions d inceste
sont encore plus severes que chez nous, et Th. Reik a
montre recemment, dans un travail brillant, que les rites
de la puberte, qui existent chez les sauvages et qui re-
presentent une resurrection, ont pour but de rompre le
lien incestueux qui rattache le garcon a la mere et d ope-
rer sa conciliation avec le pere
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 36 1
La mythologie nous montre que les hommes n hesi-
tent pas a attribuer aux dieux 1 inceste qu ils ont eux-
memes en horreur, et 1 histoire ancienne vous enseigne
que le mariage incestueux avec la soeur etait (chez les
anciens pharaons, chez les Incas du Perou) un comman-
dement sacre. II s agissait done d un privilege interdit
au commun des mortels.
L inceste maternel est un des crimes d CEdipe, le meur-
tre du pere est son autre crime. Disons en passant que
ce sont la les deux grands crimes qui etaient deja con-
damnes par la premiere institution religieuse et sociale
des hommes, le totemisme. Passons maintenant de 1 ob-
servation directe de 1 enfant a 1 examen analytique de
1 adulte nevrotique. Quelles sont les contributions de cet
examen a une analyse plus approfondie de VCEdipe-
complexe*! Elles peuvent etre definies tres facilement.
II nous presente ce complexe tel que nous 1 expose la
legende ; il nous montre que chaque nevrotique a ete
lui-meme une sorte d GEdipe ou, cequi revient au meme,
est devenu un Hamlet en reagissant contre ce complexe.
II va sans dire que la representation analytique de
V (Edipe-complexe n est qu un agrandissement et un
grossissement de Febauche infantile. La haine pour le
pere, le souhait de le voir mourir ne sont plus marques
par de timides allusions, la tendresse pour la mere a
pour but avoue de la posseder comme epouse. Avons-
nous le droit d attribuer a la tendre enfance ces senti
ments crus et extremes, ou bien 1 analyse nous induit-
elle en erreur, par suite de 1 intervention d un nouveau
facteur ? II n est d ailleurs pas difficile de decouvrir ce
nouveau facteur. Toutes les fois qu un homme parle du
passe, cet homme fut-il un historien, nous devons tenir
compte de tout ce qu il introduit, sans intention, du pre
sent ou de 1 intervalle qui separe le passe du present,
dans la periode dont il s occupe et dont il fausse ainsi
le tableau. Dans le cas du nevrotique il est meme per-
mis de se demander si cette confusion entre le passe et
le present est tout a fait involontaire ; nous apprendrons
plus tard les motifs de cette confusion, et nous aurons
en general a rendre compte de ce jeu de 1 imagination
s exercant sur les evenements et les faits d un passe
recule. Nous trouvons aussi sans peineque la haine pour
3t>2 THEOR1E GENERALE DES NEVROSfiS
le pere est renforcee par de nombreux motifs fournis par
des epoques et des circonstances posterieures, que les
desirs sexuels ayant pour objet la mere revetent des for
mes qui devaient encore etre inconnues et etrangeres a
1 enfant. Mais ce serait un vain effort que de vouloir
expliquer \CEdipe-complexe dans son ensemble par le
jeu d une imagination retrospective, introduisant clans
le passe des elements empruntes au present. Le nevro-
tique adulte garde le noyau infantile avec quelques-uns
de ses accessoires, tels que nous les revele 1 observation
directe de 1 enfant.
Le fait clinique, qui s offre a nous derriere la forme
analytiquernent etablie de YCEdipe-complexe, presente
une tres grande importance pratique. Nous appre-
nons qu a 1 epoque de la puberte, lorsque 1 instinct
sexuel s affirme dans toute sa force, les anciens objets
familiaux et incestueux sont repris et pourvus d un ca-
ractere libidineux. Le choix de 1 objet par 1 enfant n etait
qu un prelude timide, mais decisif, a rorientation du
choix pendant la puberte. A ce moment s accomplissent
des processus affectifs tres intenses, orientes soit vers
YGEdipe-complexe, soit vers une reaction contre ce
complexe, mais les premisses de ces processus n etant
pas avouables doivent pour la plupart etre soustraites
a la conscience. A partir de cette epoque, 1 individii hu-
main se trouve devant une grande tache qui consiste a
se detacher des parents ; et c est seulement apres avoir
rempli cette tache qu il pourra cesser d etre un enfant,
pour devenir membre de la collectivite sociale. La tache
du fils consiste a detacher de sa mere ses desirs libidi
neux, pour les reporter sur un objet reel etranger, a se
reconcilier avec le pere, s il lui a garde une certaine
hostilite, ou a s emanciper de sa tyrannic lorsque, par
reaction contre sa revolte enfantine, il est devenu spn
esclave soumis. Ces taches s imposent a tous et a cha-
cun ; et il est a remarquer que leur accomplissement
reussit rarement d une facon ideale, c est-a-dire avec une
correction psychologique et sociale parfaite. Les nevro-
tiques, eux, echouent totalement dans ces taches, le fils
restant toute sa vie courbe sous 1 autorite du pere et
incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel etran
ger. Tel peut etre egalement, mutatis mutandis, le sort de
DEVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 363
la fille. G est en ce sens que V (Edipe-complexe peutetre
considere comme le noyau des nevroses.
Vous devinez sans doute que j ecarte rapidement un
grand nombre de details importants, aussi bien pra
tiques que theoriques, se rattachant a \ CEdipe-com
plexe. Je n insisterai pas davantage sur ses variations
et sur son inversion possible. En ce qui concerne ses
rapports plus eloignes, je vous dirai settlement qu il a
ete une source abondante de production poetique. Otto
Rank a montre, dans un livre meritoire, que les drama
turges de tous les temps ont puise leurs materiaux prin-
cipalement dans V CEdipe-complexe et dans le complexe
de Finceste, ainsi que dans leurs variations plus on
moins voilees. Mentionnons encore que les deux desirs
criminels qui font partie de ce complexe ont ete recon-
nus, longtemps avant la psychanalyse, comme etant les
desirs representatifs de la vie instinctive sans frein. Dans
le dialogue du celebre ericyclopediste Diderot, intitule :
Le neveu de Rameau et dont Goethe lui-meme a donne
une version allemande, vous trouverez le remarquable
passage que voici : Si le petit sauvage etait abandonne
a lui-meme, qu il conservat toute son imbecillite et qu il
reunit an peu de raison de 1 enfant au berceau la violence
des passions de I homme de trente ans, il tordrait le cou
a son pere et coucherait avec sa mere.
Mais il est un detail que je ne dois pas omettre. Ce
n est pas en vain que repouse-mere d CEdipe nous a fait
penser au rve. Vous souvenez-vous encore du resultat
de nos analyses de reves, a savoir que les desirs forma-
teurs de reves sont souvent de nature perverse, inces-
tueuse ou revelent une hostilite insoupconnee a 1 egard
de personnes tres proches et aimees ? Nous n avons pas
alors explique 1 origine de ces majuvaises tendances A
present, cette explication s impose a nous, sans que nous
nous donnions la peine de la chercher. II s agit ni plus
ni moins de produits de la libido et de certaines defor
mations d objets qui, datant des premieres annees de
1 enfance et disparus depuis longtemps de la conscience,
revelent encore leur existence pendant la nuit et se mon-
trent dans une certaine mesure susceptibles d exercer
une action. Or, comme tous les hommes font de ces
reves pervers, incestueux, cruels, que ces reves ne con-
364 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
stituent par consequent pas le monopole des nevrotiques,
nous sommes autorises a conclure que le developpement
des normaux s est egalement accompli a travers les per
versions et les deformations d objets caracteristiques de
YGEdipe-complexe, qu il faut voir la le mode de develop
pement normal et que les nevrotiques ne presentent
qu agrandi et grossi ce que 1 analyse de reves nous re-
vele egalement chez les hommes bien portants. C est la
une des raisons pour lesquelles nous avonc fait preceder
1 etude des symptomes nevrotiques de celle des reves.
CHAP1TRE XXII
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT
ET DE LA REGRESSION. ETIOLOGIE
Nous venons d apprendre que la fonction de la libido
subit un long developpement jusqu a ce qu elle ait
atteint la phase dite normale, qui est celle ou elle se
trouve mise au service de la procreation. Je voudrais
vous dire aujourd hui le role que ce fait joue dans la de
termination des nevroses.
Je crois etre d accord avec ce qu enseigne la patho
logic generale, en admettant que ce developpement com-
porte deux dangers : celui de Varret et celui de la re
gression. Gela signifie que vu la tendance a varier que
presentent les processus biologiques en general, il peut
arriver que toutes les phases preparatoires ne soient
pas correctement parcourues et entierement depassees ;
certaines parties de la fonction peuvent s attarder d une
facon durable a 1 une ou a 1 autre de ces premieres
phases, et Fensemble du developpement presentera de
ce fait un certain degre d arret.
Cherchons un peu dans d autres domaines des ana
logies a ce fait. Lorsque tout un peuple abandonne son
habitat, pour en chercher un nouveau, ce qui se produi-
sait frequemment aux epoques primitives de 1 histoire
htimaine, il n atteint certairiement pas dans sa totalite le
nouveau pays. Abstraction faite d autres causes de de-
chet, il a du arriver frequemment que de petits groupes
ou associations d emigrants, arrives a un endroit, s y
fixaierit, alors que le gros du peuple potirsuivait son
chemin. Or, pour prendre tine comparaison plus proche,
vous savez que chez les mammiferes superieurs les
glandes germinales qui, a Forigine, sont situees dans la
profbndeur de la cavite abdominale subiasent, a un mo
ment donne de la vie intra-uterine, un deplacement qui
FREUD. a3
366 THEORIE GENERALS DES NEVROSEIS
les transporte presque immediatement sous la peau de la
partie terminale du bassin. Comme suite de cette migra
tion, on trouve un grand nombre d individus chez les-
quels un de ces deux organes est reste dans la cavite
abdominale ou s est localise definitivement dans le canal
dit inguinal que les deux glandes doivent franchir nor-
malement, ou qu unde ces canaux est reste ouvert, alors
que dans les cas normaux ils doivent tous deux devenir
impermeables apres le passage des glandes. Lorsque,
jeune etudiant encore, j executais mon premier travail
scientifique sous la direction de von Briicke, j ai eu a m oc-
cuper de 1 origine des racines nerveuses posterieures de la
moelle d un poisson d une forme encore tres archaique.
J ai trouve que les fibres nerveuses de ces racines emer-
geaient de grosses cellules situees dans la come poste-
rieure, ce qui ne s observe plus chez d autres vertebres.
Mais je n ai pas tarde a decouvrir egalement que ees
cellules nerveuses se trouvent egalement en dehors de
la substance grise et occupent tout le trajet qui s etend
jusqu au ganglion dit spinal de la racine posterieure ;
d ou je conclus que les cellules de ces amas ganglion-
naires ont emigre de la moelle epiniere pour venir se
placer le long du trajet radiculaire des nerfs. G est ce qui
est confirme par 1 histoire du developpement ; mais chez
le petit poisson sur lequel avaient porte mes recherches,
le trajet de la migration etait marque par des cellules
restees en chemin. A un examen approfondi, vous troti-
verez facilement les points faibles de ces comparaisons.
Aussi vous dirai-je directement qu en ce qui concerne
chaque tendance sexuelle, il est, a mon avis, possible
que certains de ses elements se soient attardes a des
phases de developpement anterieures, alors que d autres
ont atteint le but final. II reste bien entendu que
nous concevons chacune de ces tendances comme un
courant qui avance sans interruption depuis le commen
cement de la vie et que nous usons d un procede dans
une certaine mesure artificiel, lorsque nous le decom-
posons en plusieurs poussees successives. Vous avez
raison de penser que ces representations ont besoin
d etre eclaircies, mais c est la un travail qui nous entrai-
nerait trop loin. Je me borne a vous prevenir que
j appelle fixation (de la tendance, bien entendu) le fait
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION 067
pour une tendance partielle de s etre attardee a tme
phase anterieure.
Le second danger de ce developpement par degres
fonsiste en ce que les elements plus avances peuvent,
par un mouvement retrograde, retourner a leur tour a
une de ces phases anterieures : nous appelons cela re
gression. La regression a lieu lorsque, dans sa forme
plus avancee, une tendance se heurte dans 1 exercice de
sa fonction, c est-a-dire dans la realisation de sa satisfac
tion, a de grands obstacles exterieurs. Tout porte a
croire que fixation et regression ne sont pas indepen-
dantes Tune de 1 autre, Plus la fixation est forte au cours
du developpement, plus il sera facile a la fonction
d echapper aux difficultes exterieures par la regression
jusqu aux elements fixes et moins la fonction formee
sera en etat de resister aux obstacles exterieurs qu elle
rencontrera sur son chemin. Lorsqu un peuple en mou
vement a laisse en cours de route de forts detachements,
les fractions plus avancees auront une grande tendance,
lorsqu elles seront battues ou qu elles se seront heurtees
a un ennemi trop fort, a revenir sur leurs pas pour se
refugier aupres de ces detachements. Mais ces fractions
avancees auront aussi d autant plus de chances d etre
battues que les elements restes en arriere seront plus
nombreux.
Pour bien comprendre les nevroses, il importe beau-
coup de ne pas perdre de vue ce rapport entre la fixa
tion et la regression. On acquiert ainsi un point d appui
sur pour aborder 1 examen, que nous aliens entre-
prendre, de la question relative a la determination des
nevroses, h Tetiologie des nevroses.
Occupons nous encore un moment de la regression.
D apres ce que vous avez appris connsrnant le develop
pement de la fonction de la libido, vous devez vous
attendre a deux sortes de regression : retour aux pre
miers objets marques par la libido et qui sont, nous le
savons, de nature incestueuse ; retour de toute rorgani-
sation sexuelle a des phases anterieares. On observe
Tun et 1 autre genres de regression dans les nevroses de
transfert, dans le mecanisme desqu.illes ils jouent un
role important. G est surtout le retcur aux premiers
objets de la libido qu on observe chez les nevrotiques
368 TiTKOiiiE GENERALE DES NEVROSES
avec une regularite lassante. II y aurait beaucoup plus
a dire sur les regressions de la libido, si Ton tenait
compte d un autre groupe de nevroses, et notamment des
nevroses dites narcissiques. Mais il n entre pas dans nos
intentions de nous en occuper ici. Ces affections nous
mettent encore en presence d autres modes de develop-
pement, non encore mentionnes, et nous montrent aussi
de nouvelles formes de regression. Je crois cependant
devoir maintenant vous mettre en garde contre une con
fusion possible entre regression et refoulement et vous
aider a vous faire une idee nette des rapports existant
entre ces deux processus. Le refoulement est, si vous
vous en souvenez bien, le processus grace auquel un
acte susceptible de devenir conscient, c est-a-dire faisant
partie de la preconscience, devient inconscient. Et il y a
encore refoulement, lorsque 1 acte psychique inconscient
n est meme pas admis dans le systeme preconscient voi-
sin, la censure 1 arretant au passage et lui faisant re-
brousser chemin. II n existe aucun rapport entre la
notion de refoulement et celle de sexualite. J attire tout
particulierement votre attention sur ce fait. Le refoule
ment est un processus purement psychologique que nous
caracteriserons encore mieux en le qualifiant de topique.
Nous voulons dire par la que la notion de refoulement
est une notion spatiale, en rapport avec notre hypothese
des compartiments psychiques ou, si nous voulons re-
noncer a cette grossiere representation auxiliaire, nous
dirons qu elle decoule du fait que Fappareil psychique
se compose de plusieurs systemes distincts.
De la comparaison que nous venons de faire il ressort
que nous avons employe jusqu ici le mot regression ,
non dans sa signification generalement admise, mais
dans un sens tout a fait special. Si vous lui donnez son
sens general, celui du retour d une phase developpement
superieure a une phase inferieure, le refoulement pent,
lui aussi, etre concu comme une regression, comrne un
retour a une phase anterieure et plus reculee du deve
loppement psychique. Seulement, quand nous parlons de
refoulement, nous autres, nous ne pensons pas a cette
direction retrograde, car nous voyons encore un refou
lement, au sens dynamique du mot, alors qu un acte
psychique est maintenu a la phase inferieure de Tin-
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION 36g
conscient. Le refoulement est une notion topique et dy-
namique ; la regression est une notion purement descrip
tive. Par la regression, telle que nous 1 avons decrite
jusqu ici en la mettant en rapport avec la fixation, nous
entendions uniquementle retour de la libido a des phases
anterieures de son developpement, c est-a-dire quelque
chose qui differe totalement du refoulement et en est
totalement independant. Nous ne pouvons meme pas
affirm er que la regression de la libido soit un processus
purement psychologique et nous ne saurions lui assigner
une localisation dans 1 appareil psychique. Bien qu elle
exerce sur la vie psychique une influence tres profonde,
il n en reste pas moins vrai que c est le facteur organique
qui domine chez elle.
Ges discussions vous paraitront sans doute arides. La
clinique nous en fournira des applications qui nous les
rendront plus claires. Yous savez que 1 hysterie et la Qe-
vrose obsessionnelle sont les deux principaux represen-
tants du groupe des nevroses de transfert. II existe bien
dans 1 hysterie une regression de la libido aux premiers
objets sexuels, de nature incestueuse, et Ton pent dire
qu elle existe dans tons les cas, alors qu on ri y observe
pas la moindre tendance a la regression vers une phase
anterieure de 1 organisation sexuelle. En revanche, le
refoulement joue dans le mecanisme de 1 hysterie le prin
cipal role. S il m etait permis de completer par une con
struction toutes les connaissances certaines que nous
avons acquises jusqu ici concernant 1 hysterie, je decri-
rais la situation de la facon suivante : la reunion des
tendances partielles sous le primat des organes genitaux
est accomplie, mais les consequences qui en decoulent
se heurtent a la resistance du systeme preconscient lie a
la conscience. L organisation genitale se rattache done
a 1 inconscient, mais n est pas admise par le precon
scient, d ou resulte un tableau qui presente certaines
ressemblances avecl etat anterieurau primat des organes
genitaux, mais qui est en realite tout autre chose. Des
deux regressions de la libido, celle qui s effectue vers
une phase anterieure de Torganisation sexuelle est de
beaucoup la plus remarquable. Gomme cette derniere
regression manque dans 1 hysterie et que toute notre
conception des nevroses se resscnt encore de 1 influence
3yO THEORIE GENERALE DES NEVROSES
de Fetude de Fhysterie, qui Favait preeedee dans le
temps, Fimportance de la regression de la libido ne nous
est apparue que beaucoup plus tard que celle du refou-
lement. Attendez-vous a ce que nos points de vtie su-
bissent de nouvelles extensions et modifications lorsque
nous aurons a tenir compte, en plus de Fhysterie et de
la nevrose obsessionnelle, des nevroses narcissiques.
Dans la nevrose obsessionnelle, au contraire, la re
gression de la libido vers la phase preliminaire de For-
ganisation sadique-anale constitue le fait le plus frappant
et celui qui marque de son empreinte toutes les mani
festations symptomatiques. L impulsion amoureuse se
presente alors sous le masque de Fimpulsion sadique.
La representation obsedante :je voudrais te tuer, lorsqu on
la debarrasse d excroissances non accidentelles, mais
indispensables, signifle au fond ceci : je voudrais jouir
de toi en amour. Supposez encore une regression simul-
tanee interessant Fobjet, c est-a-dire une regression telle
que les impulsions en question ne s appliquent qu aux
personnes les plus proches et les plus aimees, et vous
aurez une idee de Fhorreur que peuvent eveiller chez le
malade ces representations obsedantes qui apparaissent
a sa conscience comme lui etant tout a fait etrangeres.
Mais le refoulement joue egalement dans ces nevroses
un role important qu il est difficile de definir dans une
rapide introduction comme celle-ci. La regression de la
libido, lorsqu elle n est pas accompagnee de refoulement,
aboutirait a une perversion, mais ne donnerait jamais
une nevrose. Vous voyez ainsi que le refoulement est le
processus le plus propre a la nevrose, celui qui la carac-
terise le mieux. J aurai peut-etre encore Foccasion de
vous dire ce que nous savons du mecanisme des perver
sions, et vous verrez alors que tout s y passe d une facon
infiniment moins simple qu on se Fimagine.
J espere que vous ne m en voudrez pas de m tre livre
a ces developpemerits sur la fixation et la regression de
la libido, si je vous dis que je vous les ai presenters a
titre de preparation a Fexamen de Fetiologie des nevroses.
Concernant cette derniere, je ne vous ai encore fait part
que d une seule donnee, a savoir que les hommes de-
viennent nevrotiques lorsqu ils sont prives de la possi-
bilite de satisfaire leur libido, done par privation ,
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION 37!
pour employer le terme dont je m etats servi .alors, et
que leurs symptomes viennent remplacer chez eux la
satisfaction qui leur est refusee. II ne faut naturellement
pas en conclure que toute privation de satisfaction libi-
dineuse rende nevrotique celui qui en est victime ; ma
proposition signifie seulement que le facteur privation
existait dans tons les cas de nevrose examines. Elle n est
done pas reversible. Et, sans doute, vous vous rendez
egalement compte que cette proposition revele, non tout
le mystere de 1 etiologie des nevroses, mais seulement
une de ses conditions importantes et essentielles.
Nous ignorons encore si, pour la discussion ulterieure
de cette proposition, on doit insister principalement sur
la nature de la privation ou sur les pardcularites de celui
qui en est frappe. C est que la privation est rarement
complete et absolue ; pour devenir pathogenique, elle
doit porter sur la seule satisfaction que la personne
exige, sur la seule dont elle soit capable. II y a en ge
neral nombre de moyens permettant de supporter, sans
en tomber malade, la privation de satisfaction libidi-
neuse. Nous connaissons des homines capables de s in-
fliger cette privation sans dommage ; ils ne sont pas heu-
reux, ils souffrent de langueur, mais ils ne tombent pas
malades. Nous devons en outre tenir compte du fait que
les tendances sexuelles sont, si je puis m exprimer ainsi,
extraordmairementplastiques. Elles peuvent se remplacer
reciproquement, Tune peut assumer 1 intensite des
autres ; lorsque la realite refuse la satisfaction de 1 une,
on peut trouver une compensation dans la satisfaction
d une autre. Elles representent comme un reseau de
canaux remplis de liquide et communicants, et cela
malgre leur subordination au prirnat genital : deux ca-
racteristiques difliciles a concilier. De plus, les tendances
partielles de la sexualite, ainsi que Finstinct sexuel qui
resulte de leur synthese, presentent une grande facilite
de varier leur objet, d echanger chacun de leurs objets
contre un autre, plus facilement accessible, propriete
qui doit opposer une forte resistance a Faction pathogene
d une privation. Parmi ces facteurs qui opposent une
action pour ainsi dire prophylactique a 1 action nocive
des privations, il en est un qui a acquis une importance
sociale particuliere. II consiste en ce que la tendance
372 TIIEORIE GENERALE DES NEVROSES
sexuelle, ayant renonce au plaisir partiel on a celui que
procure 1 acte de la procreation, 1 a remplace par un
autre but presentant avec le premier des rapports gene-
tiques, mais qui a cesse d etre sexuel pour devenir social.
Nous donnons a ce processus le mot de sublimation ,
et ce faisant nous nous rangeons a 1 opinion generale
qui accorde une valeur plus grande aux buts sociaux
qu aux buts sexuels, lesquels sont, au fond, des buts
ego istes. La sublimation n est d ailleurs qu un cas spe
cial du rattachement de tendances sexuelles a d autres,
non sexuelles. Nous aurons encore a en parler dans une
autre occasion.
Vous etes sans doute tentes de croire que, grace a
tons ces moyens permettant de supporter la privation,
celle-ci perd toute son importance. II n en est pas ainsi,
et la privation garde toute sa force pathogene. Les
moyens qu on lui oppose sont generalement insuffisants.
Le degre d insatisfaction de la libido, que I homme
moyen peut supporter, est limite. La plasticite et la mo-
bilite de la libido sont loin d etre completes chez tous les
hoinmes, et la sublimation ne peut supprimer qu une
partie de la libido, sans parler du fait que beaucoup
d hommes ne possedent la faculte de sublimer que
dans une mesure tres restreinte. La principale des
restrictions est celle qui porte sur la mobilite de la libido,
ce qui a pour efl et de ne faire dependre la satisfaction
de 1 individu que d un tres petit nombre d objets a at-
teindre et de buts a realiser. Souvenez-vous seulement
qu un developpement incomplet de la libido comporte
des fixations nombreuses et variees de la libido a des
phases anterieures de 1 organisation et a des objets ante-
rieurs, phases et objets qui le plus souvent ne sont plus
capables de procurer une satisfaction reelle. Vous recon-
naitrez alors que la fixation de la libido constitue, apres
la privation, le plus puissant facteur etiologique des ne-
vroses. Nous pouvons exprimer ce fait par une abrevia-
tion schematique, en disant que la fixation de la libido
constitue, dans Tetiologie des nevroses, le facteur pre
disposant, interne, et la privation le facteur accidentel,
exterieur.
Je saisis ici Foccasion pour vous engager avous abste-
nir de prendre parti dans une discussion tout a fait su-
OINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION 878
perflue, On aime beaucoup, dans l.e monde scieritifique,
s emparer d une partie de la verite, proclamer cette
partie comme etant toute la verite et contester ensuite,
en sa faveur, tout le reste qui n est cependant pas moins
vrai. C est a la faveur de ce precede que pltisieurs cou-
rants se sont detaches du mouvement psychanalytique,
les uns ne reconnaissant que les tendances ego istes et
niant les tendances sexuelles, les autres ne tenant compte
que de Finfluence exercee par les laches qu impose la
vie reelle et negligeant completement celle qu exerce le
passe individuel, etc. On peut de meme opposer 1 une a
1 autre la fixation et la privation et soulever une contro-
verse en demandant : les nevroses sont-elles des maladies
exogenes ou endogenes, sont-elles la consequence ne-
cessaire d une certaine constitution ou le produit de cer-
taines actions nocives (trauma tiques)? Et, plus speciale-
ment, sont-elles provoquees par la fixation de la libido
(et autres particularites de la constitution sexuelle) ou
par la pression qu exerce la privation? A tout prendre,
ce dilemme ne me parait pas moins deplace que cet autre
que je pourrais vous poser : Fenfant nait-il, parce qu il
a ete procree par le pere ou parce" qu il a ete concu par
la mere? Les deux conditions sont egalement indispen-
sables, me diriez-vous, et avec raison. Les choses se
presentent, sinon tout a fait de meme, d une facon ana
logue dans Fetiologie des nevroses. Au point de vue de
1 etiologie, les affections nevrotiques peuvent etre ran-
gees dans une serie dans laquelle les deux facteurs :
constitution sexuelle et influences exterieures ou, si Ton
prefere, fixation de la libido et privation, sont repre-
sentes de telle sorte que la part de Fun de ces facteurs
croit, lorsque celie de Tautre diminue. A Fun des bouts
de cette serie se trouvent les cas extremes dont vous
pouvez dire avec certitude : etant donne le developpe-
ment anormal de leur libido, ces hommes seraient tom-
bes malades, quels que fussentles evenements exterieurs
de leur vie, celle-ci fut-elle aussi exempte d accidents
que possible. A Fautre bout se trouvent les cas dont
vous pouvez dire au contraire que ces malades auraient
certainement echappe a la nevrose s ils ne s etaient pas
trouves dans telle ou telle situation. Dans les cas inter-
mediaires on se trouve en presence de combinaisons
374 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
telles, qu a une part de plus en plus grande de la consti
tution sexuelle predisposante, correspond une part de
moins en moins grande des influences nocives subies au
cours de la vie, et inversement. Dans ces cas, la consti
tution sexuelle n aurait pas produit la nevrose sans Tin-
tervention d influences nocives, etcesinfluencesn auraient
pas ete suivies d un efFet traumatique si les conditions
de la libido avaient ete differentes. Dans cette serie je
puis, a la rigueur, reconnaitre une certaine predominance
au role joue par les facteurs prdisposants, mais ma con
cession depend des limites que vous voulez assigner a
la nervosite.
Je vous propose d appeler ces series series de comple
ment, en vous prevenant que nous aurons encore 1 occa-
sion d 6tablir d autres series pareilles.
La tenacite avec laquelle la libido adhere a certaines
directions et a certains objets, la viscosite pour ainsidire
de la libido, nous apparait comme un facteur independant,
variant d un individu a un autre et dont les causes nous
sont totalement inconnues. Si nous ne devons pas sous-
estimer son role dans Fetiologie des nevroses, nous ne
devons pas davantage exagerer 1 intimite de ses rapports
avec cette etiologie. On observe une pareille viscosite ,
de cause egalement inconnue, de la libido, dans de nom-
breuses circonstances, chez I homme normal et, a titre de
facteur determinant, chez les personnes qui, dans un cer
tain sens, forment une categoric opposee a celle des ner-
veux: chez les pervers. On savait deja avantla psychanalyse
(Binet) qu il est souvent possible de decouvrir dans 1 ana-
mnese des pervers une impression tres ancienne, laissee
par une orientation anormale de Finstinct ou un choix
anormal de 1 objet et a laquelle la libido du pervers reste
attachee toute la vie durant. II est souvent impossible de
dire ce qui rend cette impression capable d exercer sur
la libido une attraction aussi irresistible. Je vais vous
raconter un cas que j ai observe moi-meme. Un homme,
que les organes g^nitaux et tous les autres charmes de la
femme laissent aujourd hui indifferent et qui eprouve
cependant une excitation sexuelle irresistible a la vue
d un pied chaussed une certaine forme, se souvient d un
evenement qui lui etait survenu lorsqu il etait age de
six ans, et qui a joue un role decisif dans la fixation de sa
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT T DE LA REGRESSION 876
libido. II etait assis sur un tabouret aupres de sa gou-
vernante qui devait lui donner une lecon d anglais. La
gouvernante, une vieille lille seche, laide, aux yeuxbleus
d eau et avec un nez retrousse, avait ce jour-la mal a un
pied qu elle avait pour cette raison chausse d une pan-
toufle en velours et qu elle tenait etendu sur un coussin.
Sa jambe etait cependant cachee de la facon la plus
decente. C est un pied maigre, tendineux, comme celui
de la gouvernante, qui etait devenu, apres un timide
essai d activite sexuelle normale, son unique objet sexuel,
et notre homrne y etait attire irresistiblement, lorsqu a
ce pied venaient s ajouter encore d autres traits qui rap-
pelaient le type de la gouvernante anglaise. Cette fixation
de la libido a fait de notre homme, non un nevrotique,
mais un pervers, ce que nous appelons un fetichiste du
pied. Vous le voyez: bien que la fixation excessive et,
de plus, precoce, de la libido constitue un facteur etio-
logique indispensable de la nevrose, son action s etend
bien au dela du cadre des nevroses. La fixation consti
tue ainsi une condition aussi peu decisive que la priva
tion dont nous avons parle plus haut.
Le probleme de la determination des nevroses parait
done se compliquer. En fait, la recherche psychanalyti-
que nous revele un nouveau facteur qui ne figure pas
dans notre serie etiologique et qui apparait avec le plus
d evidence chez des personnes qui sont frappees d une
affection nevrotique en pleine sante. On trouve regulie-
rement chez ces personnes les indices d une opposition
de desirs ou, comme nous avons 1 habitude de nous expri-
mer, d un conflit psychique. Une partie dela personna-
lite manifesto certains desirs, une autre partie s y oppose
et les repousse. Sans un conflit de ce genre, il n y a pas
de nevrose. II n y aurait d ailleurs la rien de singulier.
Vous savez que notre vie psychique est constamment
remuee par des conflits dont il nous incombe de trouver
la solution. Pour qu un pareil conflit devienne pathogene,
il faut done des conditions particulieres. Aussi avons-
nous a nous demander quelles sont ces conditions, entre
quelles forces psychiques se deroulent ces conflits patho-
genes, quels sont les rapports existant entre le conflit
et les autres facteurs determinants.
JTespere pouvoir donner a ces questions des reponses
876 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
satisfaisantes, bien qu abregees et schematiques. Le
conflit est provoque par la privation, la libido a laquelle
est refusee la satisfaction normale etant obligee de cher-
cher d autres objets et voies. II a pour condition la disap
probation qae ces autres voies et objets provoquent de
de la part d une certaine fraction de la personnalite : il
en resulte un veto qui rend d abord le nouveau mode de
satisfaction impossible. A partir de ce moment, la for
mation de symptomes suit une voie que nous parcourrons
plus tard. Les tendances libidineuses repoussees cher-
chent alors a se manifester en empruntant des voies
detournees, non sans toutefois s efforcer de justifierleurs
exigences a Faide de certaines deformations et attenua
tions. Ces voies detournees sont celles de la formation
de symptomes : ceux-ci constituent la satisfaction nou-
velle ou substitutive que la privation a rendue neces-
saire.
On pent encore faire ressortir I importance du conflit
psychique en disant: Pour qu une privation exterieure
devienne pathogene, il faut qu il s y ajoute une privation
interieure. II va sans dire que privation exterieure et pri
vation interieure se rapportent a des objets differents et
suivent des voies differentes. La privation exterieure
ecarte telle possibilite de satisfaction, la privation inte
rieure voudrait ecarter une autre possibilite, et c est a
propos de ces possibilites qu eclate le conflit. Je prefere
cettemethoded exposition, a cause de son contenu impli-
cite. Elle implique notamment la probabilite qu aux
epoques primitives du developpement humain les absten
tions interieures ont ete determinees par des obstacles
reels exterieurs.
Mais quelles sont les forces d ou emane 1 objection
contre la tendance libidineuse, quelle est Fautre partie
du conflit pathogene ?Ce sont, pour nous exprirner d une
facon tres generale, les tendances non sexuelles. Nous
les designons sous le nom gcnerique de tendances du
moi ; la psychanalyse des nevroses de transfert ne nous
offre aucun moyen utilisable de poursuivre leur decom
position ulterieure, nous n arrivons a les connaitre dans
une certaine mesure que par les resistances qui s oppo-
sent al analyse. Le conflit pathogene estun conflit entre
les tendances du moi et les tendances sexuelles. Dans
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET BE LA REGRESSION 877
certains cas, on a 1 impression qu il s agit d un conflit
entre diffe rentes tendances purement sexuelles ; cette
apparence n infirme en rien notre proposition, car des
deux tendances sexuelles en conflit, Tune est toujours
celle qui cherche, pour ainsi dire, a satisfaire le moi,
tandis que 1 autre se pose en defenseur pretendant pre
server le moi. Nous revenons done au conflit entre le moi
et la sexualite,
Toutes les fois que la psychanalyse envisageait tel ou
tel evenement psychiqtie comme un produit des tendan
ces sexuelles, on lui objectait avec colere que 1 homme
ne se compose pas seulement de sexualite, qu il existe
dans la vie psychique d autres tendances et interets que
les tendances et interets de nature sexuelle, qu on ne doit
pas faire tout deriver de la sexualite, etc. Eh bien, je
ne connais rien de plus reconfortant que le fait de se
trouver pour une fois d accord avec ses adversaires. La
psychanalyse n a jamais oublie qu il existe des tendances
non sexuelles, elle a eleve tout son edifice sur le principe
de la separation nette et tranchee entre tendances sexuel
les et tendances se rapportant an moi et elle a aflirme,
sans attendre les objections, que les nevroses sont des
produits, non de la sexualite, mais du conflit entre le
moi et la sexualite. Elle n a aucune raison plausible de
contester 1 existence ou 1 importance des tendances du
moi lorsqu elle cherche a degager et a definir le role
des tendances sexuelles dans la maladie et dans la vie.
Si elle a ete amenee a s occuper en premiere ligne des
tendances sexuelles, ce fut parce que les nevroses de
transfert ont fait ressortir ces tendances avec une evi
dence particuliere et ont ainsi oflert a son etude un
domaine que d autres avaient neglige.
De mdme, il n est pas exact de pretendre que la psy
chanalyse ne s interesse pas au cote non sexuel de la
personnalite. G estla separation entre le moi et la sexua
lite qui a precisement montre avec une clarte particuliere
que les tendances du moi subissent, ellesaussi, un deve-
loppement significatif qui n est ni totalement indepen-
dant de la libido ni tout a fait exempt de reaction contre
elle. On doit a la verite de dire que nous connaissons le
developpement du moi beaucoup moins bien que celui
de la libido, et la raison en est dans le fait que c est seu-
78 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
lement a la suite de 1 etude des nevroses narcissiques
que nous pouvons esperer penetrer la structure du moi.
Nous connaissons cependant deja une tentative tres inte-
ressante se rapportant a cette question. C est celle de
M. Ferenczi qui avait essaye d etablir theoriquement les
phases de developpement du moi, et nous possedons du
rnoins deux points d appui solides pour un jugement
relatif a ce developpement. Ce n est pas que les inlerets
libidineux d une personne soient des le debut et neces-
sairement en opposition avec ses interets d auto-conser-
vation ; on peut dire plutot que le moi cherche, a chaque
etape de son developpement, a se mettre en harmonie
avec son organisation sexuelle, a se 1 adapter. La suc
cession des differentes phases de developpement de la
libido s aceomplitvraisemblablementselonun programme
preetabli ; il n est cependant pas douteux que cette suc
cession peut etre influencee par le moi] qu il doit exister
un certain parallelisme, une certaine concordance entre
les phases de developpement du motet cellesde la libido
et que du trouble de cette concordance peut naitre un
facteur pathogene. Un point qui nous importe beaucoup,
c est celui de savoir comment le moi se comporte dans
les cas ou la libido a laisse une fixation a une phase don-
nee de son developpement. Le^zo^peut s accommoder de
cette fixation, auquel cas il devient, dans une mesure
correspondante a celle-ci, pervers ou, ce qui revient au
meme, infantile. Mais il peut aussi se dresser contre
cette fixation de la libido, auquel cas le moi eprouve un
refoulement la ou la libido a subi une fixation.
En suivant cette voie, nous apprenons que le troisieme
facteur de 1 etiologie des nevroses, la tendance aux con-
flits, depend aussi bien du developpement du moi que de
celui de la libido. Nos idees sur la determination des
nevroses se trouvent ainsi completees. En premier lieu,
nous avons la condition la plus generale, representee par
la privation, puis vient la fixation de la libido qui la
pousse dans certaines directions, et en troisieme lieu
intervient la tendance au conflit decoulant du develop
pement du. moi qui s est detourne de ces tendances de la
libido. La situation n est done ni aussi compliquee ni
aussi difficile a saisir qu elle vous avait probablement
paru pendant que je developpais mes deductions. II n en
POINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION $79
est pas moins vrai que tout n a pas ete ditsur cette ques
tion. A ce que nous avons dit, nous aurons encore a
ajouter quelque chose de nouveau et nous aurons aussi
a soumettre a une analyse plus approfondie des choses
deja connues.
Pourvous montrer Finfluence qu exerce le developpe-
ment du mot sur la naissance du conflit, et par conse
quent sur la determination des nevroses, je vous citerai
un exemple qui, bien qu imaginaire, n a absolument rien
d invraisemblable. Get exemple m est inspire par le titre
d un vaudeville de Nestroy : Au rez-de-chaussee et au
premier. Au rez-de-chaussee habile le portier ; au pre
mier, le proprietaire de la maison, un homme riche et
estime. L un et Tautre ont des enfants, et nous suppose-
rons que la fillette du proprietaire a toutes les facilites
de jouer, en dehors de toute surveillance, avec 1 enfant
du proletaire. II pent arriver alors que les jeux des
enfants prennent un caractere indecent, c est-a-dire
sexuel, qu ils jouent au papa et a la maman , qu ils
cherchent chacun a voir les parties intimes du corps et
a irriter les organes genitaux de 1 autre. La fillette du
proprietaire qui, malgre ses cinq ou six ans, a pu avoir
1 occasion de faire certaines observations concernant la
sexualite des adultes, peut bien jouer en cette occasion
le role de seductrice. Alors meme qu ils ne durent pas
longtemps, ces jeux suffisent a activer chez les deux
enfants certaines tendances sexuelles qui, apres la ces
sation de ces jeux, se manifestent pendant quelques
annees par la masturbation. Voila ce qu il y aura de cem-
mun aux deux enfants ; mais le resultat final diflerera de
Tun a 1 autre. La fillette du portier se livrera a la mas
turbation a peu pres jusqu a 1 apparition des menstrues,
Y renoncera ensuite sans difficult^, prendra quelques
annees plus tard un amant, aura peut-etre un enfant,
embrassera telle ou telle carriere, deviendra peut-etre
une artiste en vogue et finira en aristocrate. II se peut
qu elle ait une destinee moins brillante, mais to u jours
est-il qu elle vivra le reste de sa vie sans se ressentir de
I exercice precoce de sa sexualite, exempte de nevrose.
II en sera autrement de la fillette du proprietaire. De
bonne heure, encore enfant, elle eprouvera le sentiment
d avoir fait quelque chose de mauvais renoncera sans
38o THEORIE GENERALE DES NEVROSES
tarder, mais a la suite d une lutte terrible, a la satisfac
tion masturbatrice, mais n en gardera pas moinsun sou
venir et une impression deprimants. Lorsque, devenue
jeune fille, elle se trouvera dans le cas d apprendre des
faits relatifs aux rapports sexuels, elle s en detournera
avec une aversion inexpliquee et preferera rester igno-
rante. II est possible qu elle subisse alors de nouveau la
pression irresistible de la tendance a la masturbation,
sans avoir le courage de s en plaindre. Lorsqu elle aura
atteint Fage ou les jeunes filles comrnencent a songer
au manage, elle deviendra la proie de la nevrose, a
la suite de laquelle elle eprouvera une profonde decep
tion relativement au mariage et envisagera la vie sous
les couleurs les plus sombres. Si Ton reussit par Fana-
lyse a decomposer cette nevrose, on constatera que cette
jeune fille bien elevee. intelligente, idealiste, a comple-
tement refoule ses tendances sexuelles, mais que celles-
ci, dont elle n a aucune conscience, se rattachent aux
miserables jeux auxquels elle s etait livree avec son amie
d enfance.
La difference qui existe entre ces deux destinees, mal-
gre Fidentite des evenements initiaux, tient a ce que le
mot de Tune de nos protagonistes a subi un developpe-
ment que Fautre n a pas connu. A la fille du portier Fac-
tivite sexuelle s etait presentee plus tard sous un aspect
aussi naturel, aussi exempt de toute arriere-pensee que
dans son enfance. La fille du proprietaire avait subi Fin-
fluence de Feducation et de ses exigences. Avec les sug
gestions qu elle a recues de son education, elle s etait
forme de la purete et de la chastete de lafemme un ideal
incompatible avec Factivite sexuelle ; sa formation intel-
lectuelle avait affaibli son interet pour le role qu elle
etait appelee a jouer en tant que femme. C est a la suite
de ce developpement moral et intellectual superieur a celui
de son amie qu elle s etait trouvee en conflit avec les exi
gences de sa sexualite.
Jeveux encore insister aujourd hui sur un autre point
concernant le develo.ppement du moi, et cela a cause de
certaines perspectives, assez vastes, qu il nous ouvre, et
aussi parce que les conclusions que nous allons tirer a
cette occasion seront de nature a justifier la separation
tranchee, mais dontl evidence ne saute pas auxyeux, que
JOINTS DE VUE DU DEVELOPPEiMENT ET DE LA REGRESSION 38 1
nous postulons entre les tendances du mot et les tendan
ces sexuelles. Pour formuler un jugement sur ces deux
developpements, nous devons admettre une premisse
dont il n a pas ete suffisamment tenu compte jusqu a
present. Les deux developpements, celui de la libido et
celui du moi, ne sont au fond que des legs, des repetitions
abregees du developpement que I humanite entiere a
parcouru a partir de ses origines et qui s etend sur une
longue duree. En ce qui concerne le developpement de
la libido, onlui reconnait volontiers cette OYigmephyloge-
nique. Rappelez-vous seulement que chez certains ani-
maux 1 appareil genital presente des rapports intimes
avec la bouche, que chez d autres il est inseparable de
1 appareil d excretion et que chez d autres encore il se
rattache aux organes servant au mouvement, toutes cho-
ses dont vous trouverez un interessant expose dans le
precieux livre de W. Bolsche. On observe, pour ainsi
dire, chez les animaux toutes les varietes de perversion
et d organisation sexuelle al etatfige. Or, chez 1 homme
le point de vue phylogenique se trouve en partie masque
par cette circonstance queles particularities qui, au fond,
sont heritees, n en sont pas moins acquises a nouveau
au cours du developpement in dividual, pour la raison
probablement que les conditions, qui ont impose jadis
1 acquisition d une particularite donnee, persistent tou-
jours et continuent d exercer leur action sur tons les
individus qui se succedent. Je pourrais dire que ces con
ditions, de creatrices qu ellesfurent jadis, sont devenues
provocatrices. II est en outre incontestable que la mar-
che du developpement predetermine peut etre troublee
et modifiee chez chaque individu par des influences exte-
rieures recentes. Quant a la force qui a impose a Thu-
manite ce developpement et dont 1 action continue a
s exercer dans la meme direction, nous la connaissons:
c est encore la privation imposee par la realite ou, pour
1 appeler de son vrai grand nom, la nevessite qui decoule
de la vie, l"Avyxtj. Les nevrotiques sont ceux chez les-
quels cette rigueur a provoque des effets desastreux, mais
quelle que soit 1 education qu on a recue, on est expose
au meme risque. En proclamant que la necessite vitalo
constitue le moteur du developpement, nous ne dimi-
nuons d ailleurs en rien 1 importance des tendances
FKEUD. a
382 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
evolutives internes , lorsque 1 existence cle celles-ci se
laisse demontrer.
Or, il convient de noter que les tendances sexuelles et
1 instinct de conservation ne se comportent pas de la
meme maniere a 1 egard de la necessite reelle. Les
instincts ayant pour but la conservation et tout ce qni
s yrattache sontplusaccessibles a 1 education; ils appren-
nent de bonne heure a se plier a la necessite et a con-
former leur developpement aux indications de la realite.
Ceci se coneoit, attendu qu ils ne peuvent pas se procu
rer autrement les objets dont ils ont besoin et sans les-
quels Findividu risque de perir. Les tendances sexuelles,
qui n ont pas besoin d objet au debut et ignorent ce
besoin, sont plus difficiles a eduquer. Menant une exis
tence pour ainsi dire parasitaire associee a celle des
autres organes du corps, susceptibles de trouver une
satisfaction auto-erotique, sans depasser le corps meme
de Findividu, elles echappent a 1 influence educatrice de
la necessite reelle et, chez la plupart des hommes, elles
gardent, sous certains rapports, toute la vie durant, ce
caractere arbitraire, capricieux, refractaire, enigma-
tique . Ajoutez a cela qu une jeune personne cesse d etre
accessible a 1 education au moment memeouses besoins
sexuels atteignent leur intensite definitive. Les educateurs
le savent et agissent en consequence ; mais peut-6tre se
laisseront-ils encore convaincre par les resultats de la
psychanalyse et reconnaitre que c est 1 education recue
dans la premiere enfance qui laisse la plus profonde
empreinte. Le petit bonhomme est deja entierement forme
des la quatrieme ou la cinquieme annee et se contente
de manifester plus tard ce qui etait depose en lui des cet
Pour faire ressortir toute la signification de la diffe
rence que nous avons etablie entre ces deux groupes
d instincts, nous sommes obliges de faire une longue
digression et d introduire une de ces considerations
auxquelles convient la qualification ftcconomiques. Ce
faisant, nous aborderons un des domaines les plus impor-
tants mais, malheureusement aussi, les plus obscurs de
la psychanalyse. Nous posons la question de savoir si
une intention fondamentale quelconque est inherente au
travail de notre appareil psychique, et cette question
JOINTS DE VUE DU DEVELOPPEMENT ET DE LA REGRESSION
nous repondons par une premiere approximation, en
disant que selon toute apparence 1 ensemble de notre
activite psychique a pour but de nous procurer du plai-
sir et de nous faire eviter le deplaisir, qu elle est regie
automatiquement par le principe de plaisir. Or, nous
donnerions tout pour savoir quelles sont les conditions
du plaisir et du deplaisir, mais les elements de cette
connaissance nous manquent precisement. La seule
chose que nous soyons autorises a affirmer, c est que le
plaisir est en rapport avec la diminution, Fattenuation
ou Fextinction des masses d excitations accumulees
dans 1 appareil psychique, tandis que la peine va depair
avec Faugmentation, Fexacerbation de ces excitations.
L examen du plaisir le plus intense qui soit accessible a
1 homme, c est-a-dire du plaisir eprouve au cours de
1 accomplissement de Facte sexuel, nelaisse aucun doute
sur ce point. Comme il s agit, dans ces actes accompa-
gnes de plaisir, du sort de grandes quantites d excita-
tion ou d energie psychique, nous donnons aux consi
derations qui s y rapportent le nom d economiques.
Nous notons que la tache incombant a 1 appareil psy
chique et Faction qu il exerce peuvent encore etre
decrites autrement et d une maniere plus generale qu en
insistant sur Facquisition du plaisir. On peut dire que
1 appareil psychique sert a maitriser et a supprimer les
excitations et irritations d origine exterieure et interne.
En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est evi
dent que du commencement a la fin de leur developpe-
ment elles sontunmoyen d acquisition de plaisir, etelles
remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est egalement,
au debut, Fobjectif des tendances du moi. Mais sous la
pression de la grande educatrice qu est la necessite, les
tendances du moi ne tardent pas a remplacer le principe
de plaisir par une modification. La tache d ecarter la
peine s impose a elles avec la meme urgence que celle
d acquerir du plaisir ; le moi apprend qu il est indispen
sable de renoncer a la satisfaction immediate, de difterer
Facquisition de plaisir, de supporter certaines peines et
de renoncer en general a certaines sources de plaisir.
Le moi ainsi eduque est devenu raisonnable , il ne so
laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se
conforme au principe de realite qui, aufond, a egalement
384 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s il est diflere
et attenue, a 1 avantage d oflYir la certitude que pro-
curent le contact avec la realite et la conformite a ses
exigences.
Le passage du principe de plaisir au principe de
realite constitue un des progres les plus importants dans
le developpement du moi. Nous savons deja que les ten
dances sexuelles ne franchissent que tardivement et
comme forcees et contraintes cette phase de developpe
ment du moi, et nous verrons plus tard quelles conse
quences peuvent decouler pour I homme de ces rapports
plus laches qui existent entre sa sexualite et la realite
exterieure. Si le moi de Thomme subit un developpe
ment et a son histoire, tout comme la libido, vous ne
serez pas etonnes d apprendre qu il puisse y avoir ega-
lementune regression du moi , et vous serez peut-etre
curieux de connaitre le role que pent jouer dans les mala
dies nevrotiques ce retour du moi a des phases de deve
loppement anterieures.
CHAPITRE XXIII
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTCMFS
Aux yeux du profane, ce seraient les symptomes qui
constituent 1 essence de la maladie et la guerison con-
sisterait pour lui dans la disparition des symptomes. Le
medecin s attache, au contraire, a distinguer entre symp
tomes et maladie et pretend que la disparition des
symptomes estloin de signifier la guerison de la maladie.
Mais ce qui reste de la maladie apres la disparition des
symptomes. c est la faculte de former de nouveaux
symptomes. Aussi allons-nous provisoirement adopter le
point de vue du profane et admettre qu analyser les
symptomes equivaut a comprendre la maladie.
Les symptomes, et nous ne parlons naturellement ici
que des symptomes psychiques (ou psychogenes) et de
maladie psychique, sont, pour la vie consideree dans son
ensemble, des actes nuisibles ou tout au moins inutiles,
cles actes qu on accomplit avec aversion et qui sont
accompagnes d un sentiment penible ou de souffrance.
Leur principal dommage consiste dans Feffort psychique
qu exige leur execution et dans celui dont on a besoin
pour les combattre. Ces deux efforts, lorsqu il s agit d une
formation exageree de symptomes, peuvent entrainer une
diminution telle de Fenergie psychique disponible que la
personneinteresseedevient incapable de suffire auxtaches
importantes de la vie. Comme cet effet constitue surtout
une expression de la quantite d energie depensee, vous
concevez sans peine qu etre malade est une notion
essentiellement pratique. Si, toutefois, vous placant a un
point de vue theorique, vous faites abstraction de ces
quantites, vous pouvez dire, sans crainte de dementi,
que nous sommes tous malades, c est-a-dire nevrotiques,
attendu que les conditions qui president a la formation
de symptomes existent egalement chez Thomn:^ normal.
386 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
Pour ce qui est des symptomes nevrotiques, nous
savons deja qu ils sont 1 effet d un conflit qui s eleve au
sujet d un nouveau mode de satisfaction de la libido.
Les deux forces qui s etaient separees se reunissent de
nouveau dans le symptome, se reconcilient pour ainsi
dire a la faveur d un compromis qui n est autre que la
formation de symptomes. C est ce qui explique la capa-
cite de resistance du symptome : il est maintenu de
deux cotes. Nous savons aussi que 1 un des deux parte-
naires du conflit represente la libido insatisfaite, ecartee
de la realite et obligee de chercher de iiouveaux modes
de satisfaction. Si la realite se montre impitoyable, alors
meme que la libido est disposee a adopter un autre objet
a la place de celui qui est refuse, celle-ci sera finale-
ment obligee de s engager dans la voie de la regression
et de chercher sa satisfaction soit dans 1 une des organi
sations deja depassees, soit dans Fun des objetsanterieu-
rement abandonnes. Ge qui attire la libido sur la voie de
la regression, ce sont les fixations qu elle avait laisseesa
cesstades de son developpement.
Or, la voiede la regression se separenettementde celle
de la nevrose. Lorsque les regressions ne soulevent
aucune opposition du moi, tout se passe sans nevrose, et
la libido obtient une satisfaction reelle, sinon to uj ours
normale. Mais lorsque le moi, qui a le controle non seu-
lenient de la conscience, mais encore des acces a Tinner-
vation motrice et, par consequent, de la possibilite de
realisation des tendances psychiques ; lorsque le moi,
disons-nous, n accepte pas ces regressions, on se trouve
en presence d un conflit. La libido trouve la voie, pour
ainsi dire, bloquee et doit essayer de s echapper dans
une direction ou elle puisse depenser sa reserve d ener-
gie d apres les exigences duprincipede plaisir. Elle doit
se separer du mot. Ce qui lui facilite sa besogne, ce s.ont
les fixations qu elle avait laissees le long du chemin de
son developpement et contre lesquelles le mot s etait
chaque fois defendu a 1 aide de refoulements. En occu
pant dans sa marche regressive ces positions refoulees,
la libido se soustrait au moi et a ses lois et renonce en
meme temps a toute 1 education qu elle avait recue sous
son influence. Elle se laissait guider, tant qu elle pouvait
esperer une satisfaction ; mais sous la double pression
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES
de la privation exterieure et interieure, elle devient insu-
bordonnee et pense avec regret au bonheur du temps
passe. Tel est son caractere, au fond invariable. Les
representations auxquelles la libido applique desormais
son energie font partie du systeme de 1 inconscient et
sont soumises aux processus qui s accomplissent dans ce
systeme, en premier lieu a la condensation et au depla-
cement. Nous nous trouvons ici en presence de la meme
situation que celle qui caracterise la formation de reves.
Nous savons que le reve proprement dit, qui s est forme
dans 1 inconscient a titre de realisation d un desir ima-
ginaire inconscient, se heurte a une certaine activite
(pre)consciente. Celle-ci impose au reve inconscient sa
censure a la suite de laquelle survient un compromis
caracterise par la formation d un reve manifeste. Or, il
en est de meme de la libido, dont 1 objet, relegue dans
1 inconscient, doit compter avec la force du mot pre-
conscient. L opposition qui s est elevee centre cet objet
au sein du moi constitue pour la libido une sorte de
contre-attaque dirigee contre sa nouvelle position et
1 oblige de choisir un mode d expression qui puisse
devenir aussi celui du moi. Ainsi nait le symptome, qui
est un produit considerablement deforme de la satisfac
tion inconsciente d un desir libidineux, un produit equi
voque, habilement choisi et possedant deux significa
tions diametralement opposees. Sur ce dernier point, il
y a toutefois entre le reve et le symptome cette diffe
rence que, dans le premier, 1 intention preconsciente
vise seulement a preserver le sommeil, a ne rienadmettre
dans la conscience de ce qui soit susceptible de le trou-
bler ; elle n oppose pas au desir inconscient un veto
tranche, elle ne lui crie pas : non ! au contraire ! Lorsqu elle
a a faire au reve, 1 intention preconsciente doit etre plus
tolerante, car la situation de 1 homme qui dortestmoins
menacee, 1 etat de sommeil formant une barriere qui
supprime toute communication avec la realite.
Vous voyez ainsi que, si la libido pent echapper aux
conditions creees par le conflit, elle le doit a 1 existence
de fixations. Par son retour aux fixations, la libido sup-
prime 1 effet des refoulements et obtient une derivation
ou une satisfaction, a la condition d observer les clauses
du compromis. Par ses detours a travers 1 inconscient
388 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
et les anciennes fixations, elle reussit enfln a se procurer
une satisfaction reelle, bien qu excessivement limitee et
a peine reconnaissable. A propos de ce resultat final, je
ferai deux remarques : en premier lieu, j attire votre
attention sur les liens etroits qui existent ici entre la
libido et I inconscient, d une part, la conscience et la
realite, d autre part, bien qu au debut ces deux couples
ne soient rattaches entre eux par aucun lien ; en deuxieme
lieu, je tiens a vous prevenir, en vous priant de ne pas
1 oublier, que tout ce que je viens de dire et tout ce que
je dirai clans la suite se rapporte uniquementa la forma
tion de symptomes dans la nevrose hysterique.
Ou la libido trouve-t-ells les fixations dont elle a
besoin pour se frayerune voie a travers les refoulements?
Dans les activites et les evenements de la sexualite infan
tile, dans les tendances partielles et les objets aban-
donnes et delaisses de 1 enfance. C est a tout cela que
revient la libido. L importance de 1 enfance est double :
d une part, 1 enfant manifeste pour la premiere fois des
instincts et tendances qu il apporte an monde a titre de
dispositions innees et, d autre part, il subit des influen
ces exterieures, des evenements accidentels qui eveillent
a 1 activite d autres de ses instincts. Je crois que nous
avons un droit incontestable a adopter cette division. La
manifestation de dispositions innees ne souleve aucune
objection critique, mais 1 experience analytique nous
oblige precisement d admettre que des 6venementspure-
ments accidentels survenus dans 1 enfance sont capables
de laisser des points d appui pour les fixations de la
libido. Je ne voisd ailleurs la aucune difficulte theorique.
Les dispositions constitutionnelles sont incontestable-
ment des traces que nous ont laissees des ancetres
eloignes ; mais il s agit la de caracteres qui, eux aussi,
ont ete acquis un jour, car sans acquisition il n y aurait
pas d heredite. Est-il admissible que la faculte d acquerir
de nouveaux caracteres susceptibles d etre transmis
hereditairement soit precisement refusee a la generation
que nous considerons ? La valeur des evenements de la vie
infantile ne doit pas, ainsi qu on le fait volontiers, etre
diminuee au profit des evenements de la vie ancestrale et
de la maturite de 1 individu considere ; les faits qui rem-
plissent la vie de 1 ejifance meritent, bien au contraire,
LES MODES DE FORMATION DE SYMPT6MES 38g
une consideration toute particuliere. Us entrainent des
consequences d autant plus graves qu ils se produisent
a une epoque ou le developpement est encore inacheve,
circonstance qui favorise precisement leur action trau-
matique. Les travaux de Roux et d autres sur la meca-
nique du developpement nous ont montre que la moin-
dre lesion, une piqure d aiguille par exemple, infligee a
1 embryon pendant la division cellulaire, peut entrainer
des troubles de developpement tres graves. La meme
lesion infligee a la larve ou a 1 animal acheve ne produit
aucun effet nuisible.
La fixation de la libido de Fadulte, que nous avons
introduite dans 1 equation etiologique des nevroses a
titre de representant du facteur constitutionnel, se laisse
maintenant decomposer en deux nouveaux facteurs : la
disposition hereditaire et la disposition acquise dans la
premiere enfance. Je sais qu un schema a toujours la
syrnpathie de ceux qui veulent apprendre. Resumons
done les rapports entre les divers facteurs dans le schema
suivant :
fitiologie Disposition Ev^nement accidentei
des nevroses. par fixation de la libido. (traumatiqne.)
Constitution sexuelle. Ev^uements de la vie infantile.
Ev^nements de la vie pr^hislorique.
La constitution sexuelle hereditaire presente une
grande variete de dispositions, selon que la disposition
porte plus particulierement sur telle ou telle tendance
partielle, seule ou combinee avec d autres. En associa
tion avec les evenements de la vie infantile, la constitu
tion forme une nouvelle serie complementaire , tout
a fait analogue a celle dont nous avons constate
1 existence comme resultatde 1 association entre la dispo
sition et les evenements accidentels de la viedel adulte.
Ici et la nous retrouvons les memes cas extremes et les
memes relations de substitution. On peut a ce propos se
demander si la plus remarquable des regressions de la
libido, a savoir sa regression a 1 une quelconque des
phases anterieures de 1 organisation sexuelle, n est pas
determinee principalement par les conditions constitu-
3 9 TIIEORIE GENERALE DES NEVROSES
tionnelles hereditaires. Mais nous ferons blende differer
la reponse a cette question jusqu au moment ou nous
disposerons d une plus grande serie de formes d affec-
tions nevrotiques.
Arretons-nous maintenant a ce resultat de la recherche
analytique qui nous montre la libido des nevrotiques
liee aux evenements de leur vie sexuelle infantile. De ce
fait, ces evenements semblent acquerir une importance
vitale pour Fhomme et jouer un tres grand role dans
1 eclosion de maladies nerveuses. Cette importance etce
role sont incontestablement tres grands, tant qu on ne
tient compte que du travail therapeutique. Mais si Ton
fait abstraction de ce travail, on s apercoit facilement
qu on risque d etre victime d un malentendu et de se
faire de la vie une conception unilaterale, fondee trop
exclusivement sur la situation nevrotique. L importance
des evenements infantiles se trouve diminuee par le fait
que la libido, dans son mouvementregressif, ne vient s y
fixer qu apres avoir ete chassee de ses positions plus
avancees. La conclusion qui semble s imposer dans ces
conditions est que les evenements infantiles dont il
s agit n ont eu, a 1 epoque ou ils se sont produits, aucune
importance et qu ils ne sont devenus importants que
regressivement. Rappelez-vous que nous avons deja
adopte une attitude analogue lors de la discussion de
YOSdipe-complexe.
II ne nous sera pas difficile de prendre parti dans le
cas particulier dont nous nous occupons. La remarque
d apres laquelle la transformation libidineuse et, par
consequent, le role pathogene des evenements de la vie
infantile sont dans une grande mesure renforces par la
regression de la libido, est certainement justifiee, mais
serait susceptible de nous induire en erreur si nous
Facceptions sans reserves. D autres considerations
doiverit encore entrer en ligne de compte. En premier
lieu, 1 observation montre d une maniere indiscutable
que les evenements de la vie infantile possedent leur
importance propre, laquelle apparait d ailleurs des Fen-
fance. II y a des nevroses infantiles dans lesquelles la
regression dans le temps ne joue qu un role insignifiant
ou ne se produit pas du tout, Faffection eclatant imme-
diaternent a la suite d un evenement traumatique.
LES MODES DE FORMATION DE SYMPT6MES 891
L etude de ces nevroses infantiles est faite pour nous
preserver de plus d un malentendu dangereux concer-
nant les nevroses des adultes, de meme que 1 etude des
reves infantiles nous avail mis sur la voie qui nous a
conduits a la comprehension des reves d adultes. Or,
les nevroses infantiles sont tresfrequentes, beaucoup plus
frequentes qu on ne le croit. Elles passent souvent ina-
percues, sont considerees comme des signes de mechan-
cete ou de mauvaise education, sont souvent reprimees
par les autorites qui regnent sur la nursery, mais sont
faciles a reconnaitre apres coup, par un examen retros-
pectif. Elles se manifestent le plus souvent sous la forme
d une hysterie d angoisse, et vous apprendrez dans une
autre occasion ce que cela signifie. Lorsqu une nevrose
eclate a 1 une des phases ulterieures de la vie, 1 analyse
revele regulierement qu elle n est que la suite directe
d une nevrose infantile qui, a 1 epoque, ne s est peut-etre
manifestee que sous un aspect voile, a 1 etat d ebauche.
Mais il est des cas, avons-nous dit, ou cette nervosite
infantile se poursuit sans interruption, au point de
devenir une maladie qui dure autant que la vie. Nous
avons pu examiner sur 1 enfant meme, dans son etat
actuel, quelques exemples de nevrose infantile ; mais le
plus souvent il nous a fallu nous contenter de conclure
a Fexistence d une nevrose infantile d apres une nevrose
de 1 age mur, ce qui a exige de notre part certaines
corrections et precautions.
En deuxieme lieu, on est oblige de reconnaitre que
cette regression reguliere de la libido vers la periode
infantile aurait de quoi nous etonner, s il n y avait dans
cette periode quelque chose qui exerce sur la libido une
attraction particuliere. La fixation, dont nous admettons
1 existence sur certains points du trajet suivi par le deve-
loppement, serait sans contenu, si nous ne la concevions
pas comme la cristallisation d une certaine quantite
d energie libidineuse. Je dois enfin vous rappeler, qu en
ce qui concerne 1 intensite et le role pathogene, il existe,
entre les evenements de la vie infantile et ceux de la vie
ulterieure, le meme rapport de complement reciproque
que celui que nous avons constate dans les series pre-
cedemment etudiees. 11 est des cas dans lesquels le seul
facteur etiologique est constitue par les evenements
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
sexuels de Tenfance, d origine surement traumatique et
dont les effets, poursemanifester, n exigent pas d autres
conditions que celles offertes par la constitution sexuelle
moyenne et par son immaturite. Mais il est, en revanche
des cas ou Fetiologie de la nevrose doit etre cherchee
uniquement dans des conflits ulterieurs et ou le role des
impressions infantiles, revele par Fanalyse, apparait
comme un effet de la regression. Nous avons ainsi les
extremes de 1 arret de de>eloppement et de la re
gression et, entre ces deux extremes, tous les degres
de combinaison de ces deux facteurs.
Tous ces faits presentent un certain interet pour la
pedagogic qui se propose de prevenir les nevroses en
instituant de bonne heure un controle sur la vie sexuelle
de 1 enfant. Tant qu on concentre toute 1 attention sur
les evenements sexuels de Fenfance, on pent croire qu on
a tout fait pour prevenir les maladies* nerveuses lorsqu on
a pris soin de retarder le developpement sexuel et
d epargner a 1 enfant des impressions d ordre sexuel.
Mais nous savons deja que les conditions determinates
des nevroses sont beaucoup plus compliquees et ne se
trouvent pas sous 1 influence d un seul facteur. La sur
veillance rigoureuse de 1 enfant est sans aucune valeur,
parce qu elle ne peut rien contre le facteur constitu-
tionnel ; elle est en outre plus difficile a exercer que ne
le croient les educateurs et comporte deux nouveaux
dangers qui sont loin d etre negligeables : d une part,
elle depasse le but, en favorisant un refoulement sexuel
exagere, susceptible d avoir des consequences nuisibles ;
d autre part, elle lance 1 enfant dans la vie sans aucun
moyen de defense contre 1 afflux de tendances sexuellcs
que doit amener la puberte. Les avantages de la pro-
phylaxie sexuelle de Fenfance sont done plus que dou-
teux, et 1 on peut se demander si ce n est pas dans une
autre attitude a 1 egard de 1 actualite qu il convient de
chercher un meilleur point d appui pour la prophylaxie
des nevroses.
Mais revenons aux symptomes. A la satisfaction dont
on est prive, ils creent une substitution en faisant retro-
grader la libido a des phases anterieures, ce qui com
porte le retour aux objets ou a 1 organisation qui ont
caracterise ces phases. Nous savions deja que le nevro-
LES MOBS DE FORMATION DE SYMPT6MES
tique est attache k un certain moment determine de son
passe ; il s agit d une periode dans laquelle sa libido
n etait pas privee de satisfaction, d une periode ou il
etait heureux. II cherche dans son passe, jusqu a ce qu il
trouve une pareille periode, dut-il pour cela remonter
jusqu a sa toute premiere enfance, telle qu il s en sou-
vient ou se la represente d apres des indices ulterieurs.
Le symptome reproduit d une maniere ou d une autre
cette satisfaction de la premiere enfance, satisfaction
deformee par la censure qui nait du conflit, accompa-
gnee generalement d une sensation de souflrance et
associee a des facteurs faisant partie de la predisposition
morbide. La satisfaction qui nait du symptome est de
nature bizarre. Nous faisons abstraction du fait que la
personne interessee eprouve cette satisfaction comme
une souffrance et s en plaint : cette transformation est
Feffet du conflit psychique sous la pression duquel le
symptome a du se former. Cequi fut jadis pour 1 individu
une satisfaction, doit precisement aujourd hui provoquer
sa resistance ou son aversion. Nous connaissons un
exemple peu apparent, mais tres instructif de cette trans
formation de sensations. Le meme enfant qui absorbait
autrefois avec avidite le lait du sein maternel manifesto
quelques annees plus tard une forte aversion pour le
lait, aversion que 1 education a beaucoup de difliculte a
vaincre. Cette aversion s aggrave parfois et vajusqu au
degout, lorsque le lait ou la boisson melangee avec du
lait sont reconverts d une mince membrane. II est permis
de supposer que cette membrane reveille le souvenir du
sein maternel jadis si ardemment desire. On doit ajouter
d ailleurs que dans 1 intervalle se place le sevrage avec
son action traumatique.
Mais il est encore une autre raison pour laquelle les
symptomes nous paraissent singuliers et, en tant que
moyen de satisfaction libidirieuse, incomprehensibles. Us
ne nous rappellentque ce dont nous attendons generale
ment et normalement une satisfaction. Us font le plus
souvent abstraction de I objet et renoncent ainsi a tout
rapport avec la realite exterieure. Nous disons que c est
la une consequence du renoncement an principe de rea
lite et du retour au principe de plaisir. Mais il y a la
aussi un retour a une sorte d auto-erotisme elargi, a
THEORIE GENERALE DES NEVROSES
celui qui avait procure a la tendance sexuelle ses pre
mieres satisfactions. Les symptomes remplacent une
modification du monde exterieur par une modification du
corps, done une action exterieure par une action inte-
rieure, un acte par une adaptation, ce qui, au point de
vue phylogenique, correspond encore a une regression
tout a fait significative. Nous ne comprendrons bien tout
cela qu a 1 occasion d une nouvelle donnee que nous
reveleront plus tard nos recherches analytiques sur la
formation des symptomes. Rappelons-nous en outre qu a
la formation de symptomes cooperent les memes pro-
cessus de 1 inconscient que ceux que nous avons vus a
1 oeuvre lors de la formation de reves, a savoir la con
densation et le deplacement. Comme le reve, le symp-
tome represente quelque chose comme etant realise, une
satisfaction a la maniere infantile, mais par une conden
sation poussee a 1 extreme degre cette satisfaction peut
etre enfermee en une seule sensation ou innervation, et
par un deplacement extreme elle peut etre limitee a un
seul petit detail de tout le complexe libidineux. Rien
d etonnant si nous eprouvons, nous aussi, une cer-
taine difficulte a reconnaitre dans le symptome la satis
faction libidineuse soupconnee et toujours confirmee.
Jeviens de vous annoncer que vous alliez apprendre
encore quelque chose de nouveau. II s agiten effet d une
chose non seulement nouvelle, mais encore etonnante
et troublante. Vous savez que par 1 analyse ayant pour
point de depart les symptomes nous arrivons a la con-
naissance des evenements de la vie infantile auxquelsest
fixee la libido et dont sont faits les symptomes. Or,
1 etonnant, c est que ces scenes infantiles ne sont pas
toujours vraies. Oui, le plus souvent elle ne sont pas
vraies, et dans quelques cas elles sont meme directement
contraires a la verite historique. Plus que tout autre
argument, cette decouverte est de nature a discrediter ou
1 analyse qui a abouti a un resultat pareil ou le malade
sur les dires duquel reposent tout 1 edifice de 1 analyse
et la comprehension des nevroses. Gette decouverte est,
en outre, extremement troublante. Si les evenements
infantiles degages par 1 analyse etaient toujours reels,
nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un ter
rain solide ; s ils etaient toujours faux, s ils se revelaient
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES
dans tous les cas comme des inventions, des fantaisies
des malades, il ne nous resterait qu a abandonner ce
terrain mouvant et nous refugier sur un autre. Mais nous
ne nous trouvons devant aucune de ces deux alterna
tives: les evenement infantiles, reconstitues ou evoques
par Fanalyse, sont tantot incontestablement faux, tantot
non moins incontestablement reels, et dans la plupart
des cas, ils sont un melange de vrai et de faux. Les
symptomes representent done tantot des evenements
ayant reellement eu lieu et auxquels on doit reconnaitre
une influence sur la fixation de la libido, tantot des fan
taisies des malades auxquelles on ne peut reconnaitre
aucun role etiologique. Gette situation est de nature a
nous mettre dans un tres grand embarras. Je vous rap-
pellerai cependant que certains souvenirs d enfance que
les hommes gardent toujours dans leur conscience, en
dehors et independamment de toute analyse, peuvent
egalement etre faux ou du moins presenter un melange
de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de
1 inexactitude est rarement difficile a faire, ce qui nous
procure tout au moins la consolation de penser que 1 em-
barras dont jeviens deparler est le fait non de 1 analyse,
mais du malade.
II suffit de reflechir un peu pour comprendre ce qui
nous trouble dans cette situation: c est le mepris de la
realite, c est le fait de ne tenir aucun compte de la diffe
rence qui existe entre la realite et 1 imagination. Nous
sommes tentes d en vouloir au malade, parce qu il nous
ennuie avec ses histoires imaginaires. La realite nous
parait separee de 1 imagination par un abime infranchis-
sable, et nous 1 apprecions tout autrement. Tel est d ail-
leurs aussi le point de vue du malade lorsqu il pense
normalement. Lorsqu il nous produit les materiaux qui,
dissimules derriere les symptomes, revelent des situa
tions modelees sur les evenements de la vie infantile et
dont le noyau est forme par un desir qui cherche a se
satisfaire, nous commencons toujours par nous demander
s il s agit de choses reelles ou imaginaires. Plus tard,
certains signes apparaissent qui nous permettent de
resoudre cette question dans un sens ou dans un autre,
et nous nous empressons de mettre le malade au cou-
rant de notre solution. Mais cette initiation du malade
THEORIE GENERALE t)ES NEVROSES
rie va pas sans difficultes. Si nous lui disons des le debut
qu ilest entrain de raeonter des evenements imaginaires
avec lesquels il voile 1 histoire de son enfance, comme
les peuples substituent les legendes a 1 histoire de leur
passe oublie, nous constatons que son interet a pour-
suivre le recit baisse subitement, resultat que nous
etions loin de desirer. II veut, lui aussi, avoir 1 experience
de choses reelles et se declare plein de mepris pour les
choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail a
bonne fin, nous maintenons le malade dans la convic
tion que ce qu il nous raconte represente les evenemenls
reels de son enfance, nous nous exposons a ce qu il nous
reproche plus tard notre erreur et se moque de notre
pretendue credulite. II a de la peine a nous comprendre
lorsque nous Fengageons a mettre sur le meme plan la
realite et la fantaisie et a ne pas se preoccuper de savoir
si les evenements de sa vie infantile, que nous voulons
elucider et tels qu il nous les raconte, sont vrais ou faux.
II est pourtant evident que c est la la seule attitude a
recommander a 1 egard de ces productions psychiques.
C est que ces productions sont, elles aussi, reelles dans
un certain sens: il reste notamment le fait que c est le
malade qui a cree les evenements imaginaires ; et, au
point de vue de la nevrose, ce fait n est pas moms impor
tant que si le malade avait reellement vecu les evene
ments dont il parle. Les fantaisies possedent une realite
psychique, opposee a la realite materielle, et nous nous
penetrons peu a peu de cette verite que dans le monde
des nevroses c est la realite psychique qui joue le role
dominant.
Parmi les evenements qui figurent dans toutes, ou
presque toutes, les histoires d enfance des nevrotiques,
il en est quelques-uns qui meritent d etre releves tout
particulierement a cause de leur grande importance. Ce
sont: des observations relatives aux rapports sexuelsdes
parents, le detournement par une personne adulte, la
menace de castration. Ce serait une erreur de croire
qu il ne s agit la que de choses imaginaires, sans aucune
base reelle. II est, au contraire, possible d etablir indis-
cutablement la materialite de ces faits en interrogeant les
parents plus ages des malades. II n est pas rare d ap-
prendre, par exemple, que tel petit garcon qui a com-
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES 897
mence a jouer indecemment avec son organe genital et
qui ne sait pas encore que c est la un amusement qu on
doit cacher, soit menace par les parents et les personnes
preposees a ses soins, d une amputation de la verge ou
de la main pecheresse. Les parents, interroges, n hesitent
pas a en convenir, car ils estiment avoir eu raison eFinti-
mider Fenfant ; certains malades gardent un souvenir
correct et conscient de cette menace, surtout lorsque
celle-ci s est produite quand ils avaient deja un certain
age. Lorsque c est la mere ou une autre personne du sexe
feminin qui profere cette menace, elle en fait entrevoir
Fexecution par le pere ou par le medecin. Dans le celebre
Struwwelpeter du pediatre francfortois Hoffmann,
qui doit son charme a la profonde intelligence des com
plexes sexuels et autres de Fenfance, la castration se
trouve remplacee par 1 amputation du pouce, dont Fen
fant est menace pour son obstination a le sucer. II est
cependant tout a fait invraisemblable que les enfanta
soient aussi souvent menaces de castration qu on pour-
rait le croire d apres les analyses des nevrotiques. II
y a tout lieu de supposer que 1 enfant imagine cette me
nace, d abbrd en sebasantsur certaines allusions, ensuite
parce qu il sait que la satisfaction auto-erotique est
defendue et enfin sous Fimpression que lui a laissee la
decouverte de Forgane genital feminin. De m6me il n est
pas du tout invraisemblable que, meme dans les families
non proletariennes, Fenfant, qu on croit incapable de
comprendre et de se souvenir, ait pu etre t^moin des
rapports sexuels entre ses parents ou d autres personnes
adultes et qu ayant compris plus tard ce qu il avait vu il
ait reagi a Fimpression recue. Mais lorsqu il decrit les
rapports sexuels, dont il a pu etre temoin, avec des
details trop minutieux pour avoir pu etre observes, ou
lorsqu il les decrit, ce qui est le cas de beaucoup le plus
frequent, comme des rapports more ferarwn, il apparait
hors de doute que cette fantaisie se rattache a Fobserva-
tion d actes d accouplement chez les betes (les chiens) et
s explique par Fetat d insatisfaction que Fenfant, qui n a
subi que Fimpression visuelle, eprouve au moment de la
puberte. Mais le cas le plus extreme de ce genre est
celui ou Fenfant pretend avoir -observe le coi t des
parents, alors qu il se trouvait encore dans le sein de sa
THEORIE GENERALE DES NEVRCHES
mere. La fantaisie relativement an detournement pro
sente un interet particulier, parce que le plus souvent il
s agit, non d un fait imaginaire, mais du souvenir d un
evenement reel. Mais, tout en etant frequent, cet evene-
ment reel Test beaucoup moins que ne pourraient le faire
croire les resultats des analyses. Le detournement par
des enfants plus ages ou du meme age est plus frequent
que le detournement par des adultes, et lorsque dans les
recits de petites filles c est le pere qui apparait (et c est
presque la regie) comme le seducteur, le caractere ima
ginaire de cette accusation apparait hors de doute, de
meme que nul doute n est possible quant an motif qui la
determine. C est par 1 invention du detournement, alors
que rien de ce qui. peut ressembler a un detournement
n a eulieu, que 1 enfant justifie generalement la periode
auto-erotique de son activite sexuelle. En situant par
1 imagination 1 objet de son desir sexuel dans cette periode
reculee de son enfance, il se dispense d av.oir honte du
fait qu ii se livre a la masturbation. Ne croyez d ailleurs
pas que Tabus sexuel commis sur des enfants par les
parents masculins les plus proches soit un fait apparte-
nant entierement au domaine de la fantaisie. La plupart
des analystes auront eu a trailer des cas ou cet abus a
reellement existe eta pu etre etabli d une maniere indis-
cutable ; seulement cet abus avait eu lieu a une epoque
beaucoup plus tardive que celle a laquelle 1 enfant le situe.
On a 1 impression que tous ces evenements de la vie
infantile constituent 1 element necessaire, indispensable
de la nevrose. Si ces evenements correspondent a la rea
lite, tant mieux ; si la realite les recuse, ils sont formes
d apres tels ou tels indices et completes par 1 imagina-
tion. Le resultat est le meme, et il ne nous a pas encore
ete donne de constater une difference quant aux effets,
selon que les evenements de la vie infantile sont un pro-
duit de la fantaisie ou de la realite. Ici encore nous avons
un de ces rapports de complement dont il a deja ete
question si souvent, mais ce dernier rapport est le plus
etrange de tous ceux que nous connaissions. D ou vient
le besoin de ces inventions et ou Tenfant puise-t-il leurs
materiaux? En ce qui concerne les mobiles, aucun doute
n est possible ; mais il reste a expliquer pourquoi les
memes inventions se reproduisent toujours, et avec le
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES 899
meme contenu. Je sais que la reponse que je suis a meme
de clonner a cette question vous paraitra trop osee. Je
pense notamment que ces fantaisies primitives, car tel
est le nom qui leur convient, ainsi d ailleurs qu a quei-
ques autres, constituent un patrimoine phylogeniqtiti.
Par ces fantaisies, Findividu se replonge dans la vie pri
mitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimeri-
taire. II est, a mon avis, possible que tout ce qui nous
est raconte an cours de Fanalyse a litre de fantaisies, a
savoir le detournement d enfants, 1 excitation sexuelle a
la vue des rapports sexuels des parents, la menace de
castration ou, plutot, la castration, il est possible que
toutes ces inventions aient ete jadis, aux phases primi
lives de la famille humaine, des realites, et qu en don-
nanl libre cours a son imagination 1 enfant comble seu-
lement, a Taide de la verile prehistorique, les lacunes de
la verite individuelle. J ai sotivent eu I impression que la
psychologic des nevroses est susceptible de nous ren-
seigner plus et mieux que toutes les autres sources sur
les phases primitives du developpement humain.
Les questions que nous venons de trailer nous obli-
gerit d examiner de plus pres le probleme de 1 origine et
du role de cette activite spirituelle qui a nom fantai-
sie . Celle-ci, vous le savez, jouit d une grande consi
deration, sans qu on ail une idee exactedela place qu elle
occupe dans la vie psychique. Yoici ce que je puis vous
dire sur ce sujet. Sous 1 influence de la necessite exte-
rieure Thomme est amene peu a peu a une appreciation
exacte de la realite, ce qui lui apprend a conformer sa
conduite a ce que nous avons appele le principe de
realite eta renoncer, d une maniere provisoire ou dura
ble, a difi erents objets et buts de ses tendances hedoni-
ques, y compris la tendance sexuelle. Ce renoncement au
plaisir a loujours ete penible pour 1 homme ; et il ne le
realise pas sans une certaine sorte de compensation.
Aussi s est-il reserve une activite psychique, grace a
laquelle loutes les sources de plaisirs et tons les moyens
d acquerir du plaisir auxquels il a renonce continuent
d exister sous une forme qui les met a 1 abri des exigen
ces de la realite et de ce que nous appelons 1 epreuve de
la realite. Toute tendance revet aussitot la forme qui la
represente comme satisfaite, et il n est pas douteux qu en
400 THEOR1E GENERALE DES NEVROSES
^e complaisant aux satisfactions imaginaires de desirs,
on eprouve une satisfaction que ne trouble d ailleurs en
rien la conscience de son irrealite. Dans Factivite de sa
fantaisie, Fhomme continue done a jouir, par rapport a la
contrainte exterieure, de cette liberte a laquelle il a ete
oblige depuis longtemps de renoncer dans la vie reelle
II a accompli un tour de force qui lui permet d etre al-
ternativement un animal de joie et un etre raisonnable.
La maigre satisfaction qu il peut arracher a la realite ne
fait pas son compte. II est impossible de se passer de
constructions auxiliaires , dit quelque part Th. Fontane.
La creation du royaume psychique de la fantaisie trouve
sa complete analogic dans Finstitution de reserves
naturelles la ou les exigences de ^ agriculture, des com
munications, de Findustrie menacent de transformer,
jusqu a le rendre meconnaissable, Faspect primitif de la
terre. La reserve naturelle perpetue cet etat primitif
qu on a ete oblige, souvent a regret, de sacrifier partout
ailleurs a la necessite. Dans ces reserves, tout doit pous-
ser et s epanouir sans contrainte, tout, meme ce qui est
inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie
constitue une reserve de ce genre, soustraite au principe
de realite.
Les productions les plus connues de la fanlaisie sont
les reves eveilles dont nous avons deja parle, satis
factions imaginees de desirs ambitieux, grandioses, ero-
tiques, satisfactions d autant plus completes, d autant
plus luxurieuses que la realite commande davantage la
modestie et la patience. On reconnait avec une ncttcte
frappante, dans ces reves eveilles, Fessence meme du
bonheur imaginaire qui consiste a rendre Facquisition
de plaisir independante de Fassentiment de la realite.
Nous savons que ces reves eveilles forment le noyau et
le prototype des reves nocturnes. Un reve nocturne n est,
au fond, pas autre chose que le reve eveille, rendu plus
souple grace a la liberte nocturne des tendances, deforme
par Faspect nocturne de Factivite psychique. Nous som-
mes deja familiarises avec Fidee que le reve eveille n est
pas necessairemerit conscient, qu il y a des reves eveilles
inconscients. Ces reves eveilles inconscients peuvent
done etre la source aussi bien des reves nocturnes que
des symptomes nevrotiques.
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTOMES
Et voici ce qui sera de nature a vous faire comprendre
le role de la fantaisie dans la formation de symptomes.
Je vous avals dit que dans les cas de privation la libido,
accomplissant une marche regressive, vient reoccuper
les positions qu elle avait depassees, non sans toutefois
y avoir laisse une certaine partie d elle-m^me. Sans vou-
loir retrancher quoi que ce soit a cette affirmation, sans
vouloir y apporter une correction quelconque, je tiens
cependant a introduire un anneau intermediaire. Com
ment la libido trouve-t-ellele chemin qui doit la conduire
a ces points de fixation ? Eh bien, les objets et directions
abandonnes par la libido ne le sont pas d une facon
complete et absolue. Ces objets et directions, ou leurs
derives, persistent encore avec une cerlaine intensite
dans les representations de la fantaisie. Aussi suffit-il
a la libido de se reporter a ces representations pour re-
trouver le chemin qui doit la conduire a toutes ces fixa
tions refoulees, Ces representations imaginaires avaient
joui d une certaine tolerance, il ne s est pas produit de
conflit entre elle et le moi, quelque forte que put etre
leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu une cer
taine condition etait observee, condition de nature quan
titative et qui ne se trouve troublee que du fait du reflux
de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce
reflux, la quantite d energie inherente a ces objets se
trouve augmentee au point qu ils deviennent exigeants
et manifestent une poussee vers la realisation. 11 en re-
suite un conflit entre eux et le moi. Qu ils fussent autre-
fois conscients ou preconscients, ils subissent a present
un refoulement de la part du moi et sont livres a 1 attrac-
tion de 1 inconscient. Des fantaisies maintenant incon-
scientes, la libido remonte jusqu a leurs origines dans
1 inconscient, jusqu a ses propres points de fixation.
La regression de la libido vers les objets imaginaires,
ou fantaisies, constitue une etape intermediaire sur le
chemin qui conduit a la formation de symptomes. Cette
etape merite, d ailleurs, une designation speciale. C.-G.
Jung avait propose a cet effet 1 exceliente denomina
tion d introversion, a laquelle il a d ailleurs fort mal a
propos fait designer aussi autre chose. Quant a nous,
nous designons pSLrintroversionYeloignement de la libido
des possibilites de satisfaction reelle et son deplacement
4oa TiifcOKIE CiNKALE DES NfeVROSES
sur des fantaisies considerees jusqu alors comme inof-
iensives. Un introverti, sans etre encore un nevrotique,
se trouve dans une situation instable ; au premier depla-
cement des forces, il presentera des symptomes nevro-
tiques s il ne trouve pas d autre issue pour sa libido
refoulee. En revanche, le caractere irreel de la satis
faction nevrotique et reffacement de la difference entre
la fantaisie et 1 irrealite existent des la phase de 1 intro-
Tersion.
Vous avez sans doute remarque que, dans mes der-
nieres explications, j ai introduit dans 1 enchainement
etiologique un nouveau facteur : la quantite, la grandeur
des energies considerees. G est la un facteur dont nous
devons partout tenir compte. L analyse purement quali
tative des conditions etiologiques n est pas exhaustive.
Ou, pour nous exprimer autrement, une conception pu
rement dynamique des processus psychiques qui nous
interessent est insuflisante : nous avons encore besoin
de les envisager au point de vue economique. Nous de
vons nous dire que le conflit entre deux tendances
n eelate qu a partir du moment ou certaines intensites
se trouvent atteintes, alors meme que les conditions de-
coulant des contenus de ces tendances existent depuis
longtemps. De meme, 1 importance pathogenique des
facteurs constitutionnels depend de la predominance
quantitative de 1 une ou de 1 autre des tendances par-
tielles en rapport avec la disposition constitutionnelle.
On pent meme dire que toutes les predispositions hu-
maines sont qualitativement identiques et ne different
entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non
moins decisif est le facteur quantitatif au point de vue
de la resistance a de nouvelles affections nevrotiques.
Tout depend de la quantite de la libido inemployee qu une
personne est capable de contenir a 1 etat de suspension,
et de la fraction plus ou moins grande de cette libido
qu elle est capable de detourner de la voie sexuelle pour
1 orienter vers la sublimation. Le but final de Tactivite
psychique qui, au point de vue qualitatif, pent etre decrit
comme une tendance a acquerir du plaisir et a eviterla
peine, apparait, si on 1 envisage au point de vue econo
mique, comme un effort pour maitriser les masses (gran
deurs) d excitations ayant leur siege dans 1 appareil psy-
LES MODES DE FORMATION DE SYMPT6MES 4o3
chique et d empecher la peine pouvant resulter de leur
stagnation.
Voila tout ce que je m etais propose de vous dire con-
cernant la formation de symptomes dans les nevroses.
Mais je tiens a repeter une fois de plus et de la facon la
plus explicite que tout ce que j ai dit ne se rapporte qu a
la formation de symptomes dans rhysterie. Deja dans la
nevrose obsessionnelle la situation est dilTerente, les
faits fondamentaux restant, d ailleurs, les memes. Les
resistances aux impulsions decoulant des tendances,
resistances dont nous avons egalement parle a propos
de Fhysterie, viennent, dans la nevrose obsessionnelle,
occuper le premier plan et dominent le tableau clinique
en tant que formations dites reactionnelles . Nous re-
trouvons les memes differences et d autres, plus profon-
des encore, dans les autres nevroses qui attendent encore
que les recherches relatives a leurs mecanismes de for
mation de symptomes soient terminees.
Avant de terminer cette lecon, je voudrais encore atti-
rer votre attention sur un cote des plus interessants de
la vie imaginative. II existe notamment un chemin de
retour qui conduit de la fantaisie a la realite : c est Fart.
L artiste est en meme temps un introverti qui frise la
nevrose. Anime d impulsions et de tendances extreme-
ment fortes, il voudrait conquerir honneurs, puissance,
richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens
lui manquent de se procurer ces satisfactions. G est pour-
quoi, comme tout homme insatisfait, il se detourne de
la realite et concentre tout son interet, et aussi sa libido,
sur les desirs crees par sa vie imaginative, ce qui pent
le conduire facilement a la nevrose. II faut beaucoup de
circonstances favorables pour que son developpement
n aboutisse pas a ce resultat ; et Ton sail combien sont
nombreux les artistes qui souffrent d un arret partiel de
leur activite par suite de nevroses. II est possible que
leur constitution comporte une grande aptitude a la su
blimation et une certaine faiblesse a effectuer des refoti-
lements susceptibles de decider du conflit. Et voici com
ment Tartiste retrouve le chemin de la realite. Je n ai
pas besoin de vous dire qu il n est pas le seul a vivre d une
vie imaginative. Le domaine intermediaire de la fantaisie
jouit de la faveur generate de riiumanite, et tous ceux
THEORIE GfeSfeRALfi DES NEVROSES
qui sont prives de quelque chose y viennent chercher
compensation et consolation. Mais les profanes ne reti-
rent des sources de la fantaisie qirun plaisir limite. Le
caractere implacable de leurs refoulements les oblige a
se contenter des rares reves eveilles dont il faut encore
qu ils se rendent conscients. Maisle veritable artiste peut
davantage. 11 sait d abord donner a ses reves eveilles une
forme telle qu ils perdent tout caractere personnel sus
ceptible de rebuter les etrangers, et deviennent une
source de jouissance pour les autres. II sait egalement
les embellir de far on k dissimuler completement leur
origine suspecte. II possede en outre le pouvoir myste-
rieux de modeler des materiaux donnes jusqu a en faire
1 image fklele de la representation existant dans sa fan
taisie, et de rattacher a cette representation de sa fantai
sie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour
masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les
refoulements. Lorsqu il a reussi a realiser tout cela, il
procure & d autres le moyen de puiser de nouveau sou-
lagement et consolation dans les sources de jouissances,
devenues inaccessibles, de leur propre inconscient ; il
s attire leur reconnaissance et leur admiration et a fma-
lement conquis par sa fantaisie ce qui auparavant n avak
existe que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et
amour des femmes.
CHAPITRE XXIV
LA NERVOSITE COMMUNE
Apres avoir abattu, dans nos derniers entretiens, une
besogne assez .difficile, j abandonne momentanement le
sujet et m adresse a vous.
Je sais notamment que vous etes mecontents. Vous
vous etiez fait une autre idee de ce que devait etre une
Introduction a la psychanalyse Vous vous attendiez a des
exemples tires de la vie, et non a 1 expose d une
theorie. Vous me dites que lorsque je vous ai raconte la
parabole intitulee : Au rez-de-chaussee et au premier
etage, vous avez saisi quelque chose de 1 etiologie des
nevroses, mais que vous regrettez que je vous aie raconte
des histoires imaginaires, au lieu de citer des observa
tions prises sur le vif. Ou, encore, lorsque je vous ai
parle au debut de deux symptomes, qui, eux, ne sont
pas inventes, en vous faisant assister a leur disparition
et en mettant sous vos yeux leurs rapports avec la vie du
malade, vous avez entrevu le sens des symptomes et
espere me voir persister dans cette maniere de faire. Et
voila que je m etais mis a derouler devant vous de lon-
gues theories qui n etaient jamais completes, auxquelles
j avais toujours quelque chose a ajouter, travaillant avec
des notions que je ne vous avais pas fait connaitre au
prealable, passant de 1 expose descriptif a la conception
dynamique, de celle-ci a la conception que j ai appelee
economique . Vous etiez en droit de vous demander
si, parmi les mots que j employais, il n y en avait pas
un certain nombre ayant la meme signification et qui
n etaient employes alternativement que pour des raisons
d euphonie. Je n ai rien fait pour vous renseigner la-des-
sus ; au lieu de cela, j ai fait surgir devant vous des points
de vue aussi vastes que ceux du principe de plaisir, du
principe de realite et du patrimoine hereditaire phylo-
4o6 THEORIE GEN ER ALE DBS NEVROSES
genique ; et, an lieu de vous introduire dans quelque
chose, j ai fait defiler devant vos yeux quelque chose
qui, a mesure queje 1 evoquais, s eloignait de vous.
Pourquoi n ai-je pas commence 1 introduction dans la
theorie des nevroses par 1 expose de ce que vous savez
vous-memes concernant les nevroses, de ce qui a depuis
longtemps suscite votre interet ? Pourquoi n ai-je pas
commence par vous parler de la nature particuliere des
nerveux, de leurs reactions incomprehensibles aux rap
ports avec les autres hommes et aux influences exterieu-
res, de leur irritabilite, de leur manque de prevoyance et
d adaptation? Pourquoi ne vous ai-je pas conduits pen a
pen de Tintelligence des formes simples, qu on observe
tous les jours, a celle des problemes se rapportant
aux manifestations extremes et enigmatiques de la ner-
vosite ?
Je ne conteste pas le bien fonde de vos doleances. Je
ne me fais pas illusion sur mon art d exposition, au point
d attribuer un charme particuiier a chacun de ses defauts.
J accorde qu il eut ete plus profitable pour vous de pro-
reder autrement que je ne 1 ai fait , et j ? en avais d ail-
leurs 1 intention. Mais il n est pas toujours facile de
realiser ses intentions, meme les plus raisonnables II y
a dans la matiere meme qu on traite quelque chose qui
vous commande et vous detourne de vos intentions pre
mieres. Meme un travail aussi insignifiant que la dispo
sition des materiaux ne depend pas toujours et entiere-
ment de la volonte de 1 auteur : elle s opere toute seule,
et c est seulement apres coup qu on pent se demander
pourquoi les materiaux se trouvent disposes dans tel
ordre plutot que dans un autre.
II se pent que le litre Introduction a la psychanalyse
ne convienne pas a cette partie qui traite des nevroses.
L introduction a la psychanalyse est fournie par 1 etude
des actes manques et des reves ; mais la theorie des no-
vroses est la psychanalyse meme, Je ne crois pas avoir
pu vous donner en si pen de temps et sous une forme
aussi condensee une connaissance suflisante de la theorie
des nevroses. Je tenais avant tout a vous donner une
idee d ensemble du sens et de 1 importances des sympto-
mes, des conditions exterieures et interieures, ainsi que
du mecanisme de la formation de symptomes. C est dn
/ 1
LA NEHVOSITE COMMUNE 07
moins ce que j avais essaye de faire, et c est la a peu pres
le noyau de ce que la psychanalyse pent aujourd hui nous
enseigner. II y avait pas mal de choses a dire concernant
la libido et son developpement, et il y avait aussi quel-
que chose a dire concernant le developpement du moi.
Quant aux premisses de notre technique et aux grandes
notions de 1 inconscient et du refoulement (de la resis
tance), vous y avez ete prepares des 1 introduction. Vous
verrez dans une des prochaines lecons sur quels points
le travail psychanalytique reprend son avance organique.
Je ne vous ai pas dissimule an prealable que toutes nos
deductions n ont ete tirees que d un seul groupe d afTec-
tions nerveuses des nevroses dites de transfert Et
meine, en analysant le mecanisme de la formation de
symptomes je n avais en vue que la setile nevrose hyste-
rique. A supposer meme que vous n ayez ainsi acquis
aucune connaissance solide ni retenu tous les details,
vous n en avez pas moins, je Tespere, acquis une idee
des moyens avec lesquels la psychanalyse travaille, des
questions auxquelles elle s attaque et des resultats qu elle
a obtenus
Je suppose done que vous auriez desire me voir com-
mencer 1 expose des nevroses par la description de
1 attitude des nerveux, de la maniere dont ils soufl rent
de la nevrose, dont ils s en defendent et s en accom-
modent. C est la certainement un sujet interessant et
instructif, peu difficile a traiter mais par lequel il est un
pen dangereux de commencer On s expose notamment,
en prenant pour point de depart les nevroses communes,
ordinaires, a ne pas decouvrir I incoimu, a ne pas saisir
la grande importance de la libido et a se laisser influen-
cer dans Fappreciation des faits par la maniere dont elles
se presentent au moi du nerveux. Or, il va sans dire que
ce moi est loin d etre un juge sur et impartial. "Le^moi
possedant le pouvoir de nier 1 inconscient et de le
refouler, comment pouvons-nous attendre de lui un juge-
ment equitable concernant cet inconscient ? Parmi les
objets refoules, les exigences desapprouvees dela sexua-
lite figurent en premiere ligne ; ce qui signifie que nous
ne saurons jamais nous faire une idee de leur grandeur
et de rimportance d apres la maniere dont les concoit le
mot. A partir du moment ou nous voyons surgir le point
4o8 THEORTE GENEKALE DES NEVROSES
de vue du refoulement, nous scmmes prevenus de
n avoir pas a prendre pour juge Tun des deux adver-
sairesen conflit, surtout pas 1 adversaire victorieux. Nous
savons desormais que tout ce que le mot pourrait nous dire
serait de nature a nous induire en erreur. On pourrait
encore accorder confiance au mot si onlesavait actif dans
toutes ses manifestations, si on savait qu il a lui-meme
voulu et produit ses symptomes. Mais clans un grand
nombre de ses manifestations, le moi reste passif, et
c est cette passivite qu il cherche a cacheret a presenter
sous un aspect qui ne lui appartient pas. D ailleurs, le
mo/n ose pas toujours se soumettre a cet essai, et il est
oblige de convenirque, dans les symptomes de la nevrose
obsessionnelle, il sent se dresser contre lui des forces
etrangeres dont il ne pent se defendre que peniblement.
Geux qui, sans se laisser decourager par ces avertisse-
ments, prennent les fausses indications du moi pour des
especes sonnantes, auront certainement beau jeu et
echapperont a tous les obstacles qui s opposent al (nter-
pretation psychanalytique del inconscient, de la sexualite
et de la passivite du moi. Ceux-la pourront affirmer,
comme le fait Alfred Adler, que c est le caractere ner-
veux qui est la cause de la nevrose, au lieu d en etre
reflet , mais ils seront aussi incapables d expliquer le
moindre detail de la formation de symptome^ ou le reve
le plus insignifiant.
Vous allez me demander- Ne serait-il done pas pos
sible de tenir compte de la part qui revient au mot* dans
la nervosite et la formation de symptomes, sans negliger
d une facon trop flagrante les facteurs decouverts par la
psychanalyse ? A quoi je reponds La chose doit certai
nement etre possible, et cela se fera bien unjour , mais
vu 1 orientation suivie par la psychanalyse, ce n est pas
par ce travail qu elle doit commencer On peut predire
le moment ou celte tache viendra s imposer & la psycha
nalyse. II y a des nevroses dans lesquelles la part du mot
se manifeste d une facon beaucoup plus intensive que
dans celles que nous avons etudiees jusqu & present :
nous appelons ces nevroses narcissiques . L examen
analytique de ces affections nous permettra de determi
ner avec certitude et impartiality la participation du moi
aux aifections nevrotiques
LA NERVOSITE COMMUNE 4og
Mais il est une attitude du moi a Fegard de sa nevrose
qui est tellement frappante qu elle aurait pu etre prise
en consideration des le commencement. Elle ne semble
manquer dans aucun cas, mais elle ressort avec une evi
dence particuliere dans une affection que nous ne con-
naissons pas encore : dans la nevrose traumatique. II faut
que vous sachiez que, . dans la determination et le
inecanisme de toutes les formes de nevroses possibles,
on retrouve a 1 oeuvre toujours les memes facteurs, a
cette difference pres que le role principal, au point de
vue de la formation de symptomes, revient, selon .les
affections, tantot a Fun, tantot a un autre d entre eux.
On dirait le personnel d une troupe de theatre . chaque
acteur, bien qu ayant son emploi special heros, confi
dent, intrigant, etc n en choisit pas moins pour sa
representation de benefice un role autre que celui qu il a
I habitude de jouer. Nulle part les fantaisies, qui se
transforment en symptomes, n apparaissent avec plus de
nettete que dans Thysterie ; en revanche, les resistances
ou formations reactionnelles dominent le tableau de la
nevrose obsessionnelle ; et, d autre part encore, ce que
nous avons appele elaboration secondaire, en parlant du
reve, occupe dans la paranoia la premiere place, a titre
de fausse perception, etc.
G est ainsi que dans les nevroses traumatiques, surtout
dans celles provoquees par les horreurs de la guerre,
nous decouvrons un mobile personnel, egoiste, utilitaire,
clefensif, mobile qui, s il est incapable de creer a lui
seul la maladie, contribue a 1 explosion de celle-ci et la
maintient lorsqu elle s est formee. Ce motif cherche a
proteger le moi centre les dangers dont la menace a ete
la cause occasionnelle de la maladie, et il rendra la
guerison impossible, tant que le malade ne sera pas
garanti centre le retour des memes dangers ou tant qu il
n aura pas recu de compensation poury avoir ete expose.
Mais, dans tous les autres cas analogues, le moi pr end
le meme interet a la naissance et a la persistance des
nevroses. Nous avons deja dit que le moi contribue, pour
une certaine part, au symptome, parce que celui-ci a un
cote par lequel il offre une satisfaction a la tendance du moi
cherchant a operer un refoulement. En outre, la solution
Uu conflit par la formation d un symptome est la solution
4 to THORIE GNRALE DES NVROSES
la plus commode et cclle qui cadre le mieux avec le
principe de plaisir ; il est en effet incontestable qu elle
epargne an moiun travail interieur dur et penible. II y a
des cas ou le medecin lui-meme est oblige de convenir
que la nevrose constitue la solution la plus inoffensive
et, au point de vue social, la plus avantageuse, d un
conflit. Ne soyez pas etonnes si 1 on vous dit que le
medecin lui-meme prend parfois parti pour la maladie
qu il combat. II ne lui convient pas de restreindre dans
toutes les situations son role a celui d un fanatique de la
sante, il sait qu il y a au monde d autres miseres que la
mis6re nevrotique, qu il y a d autres souifrances, peut-
etre plus reelles encore etplus rebelles; que la necessite
pent obliger un homme de sacrifier sa sante, parce que
ce sacrifice d un seul peut prevenir un immense malheur
dont souffriraient beaucoup d autres. Si done on a pu
dire que le nevrotique, pour se soustraire a un conflit, se
refugie dans la maladie, il faut convenir que dans cer
tains cas cette fuite est justifiee, et le medecin, qui s est
rendu coinpte de la situation, doit alors se retirer, sana
rien dire et avec tous les managements possibles.
Mais faisons abstraction de ces cas exceptionnels,
Dans les cas ordinaires, le fait de se refugier dans la
nevrose procure au moi un certain avantage d ordre
interne et de nature morbide, auquel vient s ajouter,
dans certaines situations, un avantage exterieur, evident,
mais dont la valeur reelle pent varier d un cas aTautre.
Prenons 1 exemple le plus freqvient de ce genre. Une
femme, brutalement traitee et exploitee sans menage
ments parsonmari, trouve a pen pres regulierement un
refuge dans la nevrose lorsqu elle y est aidee par ses
dispositions, lorsqu elle est trop lache ou trop honnete
pour entretenir un commerce secret avec un autre
homme, lorsqu elle n est pas assez forte pour braver
toutes les conventions exterieures et se separer de son
mari, lorsqu elle n a pas 1 intention de se menager et de
chercher un meilleur mari et lorsque, par-dessus tout
cela, son instinct sexuel la pousse, malgre tout, vers cet
homme brutal. Sa maladie devient pour elle me arme
dans la lutte centre cet homme dont la fore 1 ecrase, une
arme dont elle peut se servir pour sa defense et dont elle
peut abuser en vue de la vengeance. II lui est permis de se
LA NEUVOSlTfe COMMUNE 4 1 L
plaindre de sa maladie, alors qu elle ne ~pouvait pas se
plaindre de son manage. Trouvant dans le medecin un
auxiliaire, elle oblige son mari qui, dans les circonstances
normales, n avait pour elle aucun egard, a la menager,
a faire pour elle des depenses, lui permettre de s absen-
ter dela maisonet d echapper ainsi pour quelquesheures
a Foppression que le mari fait peser sur elle. Dans les
cas oii Favantage exterieur on accidentel que la maladie
procure ainsi au moi est considerable et ne pent etre
remplace par aucun autre avantage plus reel, le traite-
ment de la nevrose risque fort de rester ineflicace.
Vous allez m objecter que ce que je vous raconte la des
avantages procures par la maladie est plutot un argu
ment en faveur de la conception quej avais repoussee et
d apres laquelle ce serait le moi qui veut et qui cree la
nevrose. Tranquillisez-vous cependant : les faits queje
viens de vous relater signifient peut-etre tout simplement
que le mot se complait dans la nevrose, que, ne pouvant
pas Fempecher, il en fait le meilleur usage possible, si
toutefois elle se prete a ses usages. Dans la mesure ou la
nevrose presente des avantages, le moi s en accommode
fort bien, mais elle ne presente pas to uj ours des avan
tages. On constate generalement, qu en se laissantglisser
dans la nevrose, le moi a fait une mauvaise affaire. II a
paye trop cher Fattenuation du conflit, et les sensations
de souffrance, inherentes aux symptomes, si elles sont
peut-etre equivalentes aux tourments du conflit qu elles
remplacent, n en determinent pas moins, selon toute
probability, une aggravation de Fetat penible. Le moi
voudrait bien se debarrasser de ce que les symptomes
ont de penible, sans renoncer aux avantages qu il retire
de la maladie, mais il est impuissant a obtenir ce resul-
tat. On constate a cette occasion, et c est la un point a
retenir, que le moi est loin d etre aussi.actif qu il le
crovait.
v
Lorsqtie vous aurez, en tant que medecins, a soigner
des nevrotiques, vous ne tarderez pas a constater que ce
ne sont pas ceux qui se plaignent et se lamentent le plus
a proposdeleur maladie qui selaissentle plus volontiers
secourir et opposent au traitement le moins de resistance.
Bien au contraire. Mais vous comprendrez sans peine
que tout ce qui contribue a augmenter les avantages que
4i2 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
procure Fetat morbide, renforcera en meme temps la
resistance par le refoulement et aggravera les diflicultes
therapeutiques. A Favantage que procure Fetat morbide
et qui nait pour ainsi dire avec le symptome, il faut en
ajouterun autre qui se manifeste plus tard. Lorsqu une
organisation psychique telle que la maladie a dure depuis
un certain temps, elle finit par se comporter comme une
entite independante ; elle manifeste une sorte d instinct
de la conservation, il se forme un modus Vivendi entre
elle et les autres sections de la vie psychique, meme
celles qui, au fond, lui sont hostiles, et il estrare qu elle
ne trouve pas 1 occasion de se rendre de nouveau utile,
acquerant ainsi une sorte de fonction secondaire faite
pour prolonger et consolider son existence. Prenons, au
lieu d un exemple tire de la pathologie, un cas emprunte
a la vie de tous les jours. Un brave ouvrier, qui gagne
sa vie par son travail, devient infirme a la suite d un
accident professionnel. Incapable desormaisde travailler,
il se voit allouer dans la suite une petite rente et apprend
en outre a utiliser son infirmite pour se livrer a la men-
dicite. Son existence actuelle, aggravee, a pour base le
fait meme qui a brise sa premiere existence. En le
debarrassant de son infirmite, vous lui oteriez tout
d abord ses moyens de subsistance, car il y aurait alors
a se demander s il est encore capable de reprendre son
ancien travail. Ce qui, dans la nevrose, correspond a
cette utilisation secondaire de la maladie, peut etre con-
sidere comme un avantage secondaire venant se sura-
jouter au primaire.
Je dois vous dire d une facon generale que, sans sous-
estimer 1 importance pratique de 1 avantage procure par
1 etat morbide, on ne doit pas s en laisser imposer au
point de vue theorique. Abstraction faite des exceptions
reconnues plus haut, cet avantage fait penser aux
exemples d intelligence des animaux qu Oberlander
avail illustres dans les Fliegende Blatter. Un Arabe
monte a dos de chameau un sentier etroittailledans une
montagne abrupte. A un detour du sentier, il se trouve
tout a coup en presence d un lion pret a sauter sur lui.
Pas d issue : d un cote la montagne presque verticale, de
I* autre un abime ; impossible de rebrousser chemin etde
fuir ; FArabe se voit perdu. Tel n est pas Favis du cha-
LA NERVOSITE COMMUNE 4l3
mean. II fait avec son cavalier un saut dans l ; abime... et
le lion en reste pour ses frais. L aide apportee au malade
par la nevrose ressemble a ce saut dans 1 abime. Aussi
peut-il arriver que la solution du conflit par la formation
de symptomes ne constitue qu un processus automati-
que, rhomme se montrant ainsi incapable de repondre
aux exigences de la vie et renoncant a utiliser ses forces
les meilleures et les plus elevees. S il y avait possibilite
de choisir, on devrait preferer la defaite heroique, c est-
a-dire consecutive a un noble corps-a-corps avec le destin.
Je dois toutefois vous donner encore les autres raisons
pour lesquelles je n ai pas commence 1 expose de la
theorie des nevroses par celui de la nervosite commune.
Vous croyez peut-etre que, si j ai procede ainsi, ce fut
parce que, en suivant un ordre oppose, j aurais rencon
tre plus de difficultes a etablir 1 etiologie sexuelle des
nevroses. Vous vous trompez. Dans les nevroses de
transfert, on doit, pour arriver a cette conception, com-
mencer par mener a bien le travail d interpretation des
symptomes. Dans les formes ordinaires des nevroses
dites actuelles, le role etiologique de la vie sexuelle con
stitue un fait brut, qui s offre de lui-meme a Fobserva-
tion. Je me suis heurte a ce fait il y a plus de vingt ans,
lorsque je m etais un jour demande pourquoi on s ob-
stine a ne tenir aucun compte, au cours de Texamen des
nerveux, de leur activite sexuelle. J ai alors sacrifie aces
recherches la sympathie dont je jouissais aupres des
malades, mais il ne m a pas fallu beaucoup d efforts pour
arriver a cette constatation que la vie sexuelle normale
ne comporte pas de nevrose (de nevrose actuelle, veux-je
dire). Certes, cette proposition fait trop bon marche des
differences individuelles des hommes et elle souflVe
aussi de cette incertitude qui est inseparable du mot
normal , mais, au point de vue del orientation engros,
elle garde encore aujourd hui toute sa valeur. J ai pu
alors etablir des rapports specifiques entre certaines
formes de nervosite et certains troubles sexuels particu-
liers, et je suis convaincu que, si je disposais des memes
materiaux, du meme ensemble de malades, je ferais
encore aujourd hui des observations identiques. II m a
souvent etc donne de constater qu un homme, qui se
contentait d une certaine satisfaction sexuelle incomplete^
FREUD. a6
4i4 THEORIE GENEKALE DES NEVROSES
par example de 1 onanie manuelle, etait atteint d une
forme determiriee de nevrose actuelle, laquelle cedait
promptement sa place a une autre forme, lorsque le
sujet adoptait un autre regime sexuel, mais tout aussi
peu recommanclable. II me fut ainsi possible de deviner
un changement dans le mode de satisfaction sexueile
d apres le changement de Fetat du malade. J avais pris
Fhabitude de ne pas renoncer a mes suppositions et a mes
soupcons tant que je n avais pas reussi & vaincre 1 insin-
cerite du malade et a lui arracher des aveux. II est vrai
que les malades preferaient alors s adresser a d autres
medecins qui mettaient moins d insistance a se renseigner
sur leur vie sexueile.
II ne nra pas non plus echappe alors que Fetiologie de
1 etat morbide ne pouvait pas toujours etre ramenee a la
vie sexueile. Si tel malade a ete directement affecte
d un trouble sexuel, chez tel autre ce trouble n est sur-
venu qu a la suite de pertes pecuniaires importantes ou
d une grave maladie organique. L explication de cette
variete ne nous est apparue que plus tard, lorsque nous
avons commence a entrevoir les rapports reciproques,
jusqu alors seulement soupconnes, du motet de la libido,
et notre explication devenait de plus en plus satisfai-
sante, a mesure que les preuves de ces rapports
devenaient plus nombreuses. Une personne ne devient
nevrotique que lorsque son mot a perdu 1 aptitude a
reprimer sa libido d une facon ou d une autre. Plus le
moi est fort, et plus il lui est facile de s acquitter de cette
tache ; tout affaiblissement du mot, quelle qu en soit la
cause, estsuivi du meme eflet que 1 exageration des exi
gences de la libido et fraie par consequent la voie a
Taffection nevrotique. II existe encore d autres rapports,
plus intimes, entre le moi et la libido ; mais comme ces
rapports ne nous interessent pas ici, nous nous en
occuperons plus tard. Ce qui reste pour nous essentiel
et instructif, c est que dans tous les cas, et quel que soit
le mode de production de la maladie, les symptomes de
la nevrose sont fournis par la libido, cequi suppose une
enorme depense de celle-ci.
Et, maintenant, je dois attirer votre attention sur la
difference fondamentale qui existe entre les nevroses
actuelles et les psychonevroses dont le premier
LA NERVOSIT& COMMUNE 4i5
les nevroses de transfert, nous a tant occupes jusqu a
present. Dans les deux cas, les symptomes decoulent de
la libido ; ils impliquent dans les deux cas une depense
anormale de celle-ci, sont dans les deux cas des satis
factions substitutives. Mais les symptomes des nevroses
actuelles, lourdeur de tete, sensation de douleur, irrita
tion d unorgane, affaiblissementou arret d une fonction,
n ont aucun sens , aucune signification psychique.
Ces symptomes sont corporels, non settlement dans leurs
manifestations (tel est egalement le cas des symptomes
hysteriques, par exemple), mais aussi quant aux proces-
sus qui les produisent etqui se deroulent sans la moindre
participation de 1 un quelconque de ces mecanismes
psychiques compliques que nous connaissons. Comment
peuvent-ils, dans ces conditions, correspondre a des uti
lisations de la libido qui, nous 1 avons vu, est une force
psychique? La reponse a cette question est on ne pent
plus simple, Permettez-moi d evoquer une des premieres
objections qui a ete adressee a la psychanalyse. On
disait alors que la psychanalyse perd son temps a vou-
loir etablir une theorie purement psychologique des
phenomenes nevrotiques, ce qui est un travail sterile,
les theories psychologiques etant incapables de rend re
compte d une maladie. Mais en produisant cet argument,
on oubliait volontiers que la fonction sexuelle n est ni
purement psychique ni purement somatique. Elle exerce
son influence a la fois sur la vie psychique et sur la vie
corporelle. Si nous avons reconnu dans les symptomes
des psychonevroses les manifestations psychiques des
troubles sexuels, nous ne serons pas etonnes de trouver
dans les nevroses actuelles leurs eflets somatiques directs.
La clinique medicale nous fournit une indication pre-
cieuse, a laquelle adherent d ailleurs beaucoup d auteurs,
quant a la maniere de concevoir les nevroses actuelles.
Celles-ci nianifestent notamment, dans les details de leur
symptomatologie, ainsi que par leur pouvoir d agir sur
tons les systemes d organes et sur toutes les fonctions,
une analogic incontestable avec des etats morbides
occcasionnes par Faction chronique de substances toxi-
ques exterieures ou par la suppression brusque de cette
action, c est-a-dire avec les intoxications et les absti
nences. La parente entre ces deux-groupes d aifections
4i6 TliEORIE GENERALE DES NEVROSES
devient encore plus intime a la faveur d etats morbides
que nous attribuons, comme c est le cas de la malatlie
de Basedow, a Faction de substances toxiques qui, au
lieu d etre introduites dans le corps du dehors, se sont
formees dans 1 organisme lui-meme. Ces analogies nous
imposent, a mon avis, la conclusion que les nevroscs
actuelles resultent de troubles du metabolisme des sul.-
stances sexuelles, soit qu il se produise plus de toxines
que la personne n en peut supporter, soit que certaines
conditions internes on meme psychiques troublent 1 iUi-
lisation adequate de ces substances. La sagesse populaire
a toujours professe ces idees sur la nature du besoin
sexuel, en disant de 1 amour qu il est une ivresse ,
produite par certaines boissons, ou filtres, auxquelles
elle attribue d ailleurs une origine exogene. Au derneu-
rant, le terme metabolisme sexuel ou chimisme de
la sexualite , est pour nous un moule sans contenu ;
nous ne savons rien sur ce sujet et ne pouvons meme
pas dire s il existe deux substances dont 1 une serait
male , 1 autre femelle ., ou si nous devons nous
contenter d admettre une seule toxine sexuelle qui serait
alors la cause de toutes les excitations de la libido.
L edifice theorique de la psychanalyse, que nous avons
cree, n est en realite qu une superstructure que nous
devons asseoir sur sa base organique. Mais celanenous
est pas encore possible.
Ce qui caracterise la psychanalyse, en tant que science,
c est moins la matiere sur laquelte elle travaille, que la
technique dont elle se sert. On peut, sans faire violence
a sa nature, i appliquer aussi bien a 1 histoire de la civi
lisation, a la science des religions et a la mythologie
qu a la theorie des nevroses. Son seul but et sa seule
contribution consistent a decouvrir 1 inconscient dans la
vie psychique. Les problemesse rattachant aux nevroses
actuelles, dont les symptomes resultent probablement
de lesions toxiques directes,ne se pretentguere a 1 etude
psychanalytique: celle-ci nepouvant fourniraucun eclair-
cissement a leur sujet doit s en remettre de cette tache
a la recherche medico-bioiogique. Si je vous avais pro-
mis une Introduction a la theorie des nevroses , j au-
rais du commencer par les formes les plus simples des
nevroses actuelles, pourarriver aux affections psychiques
LA NERVOSlTfe COMMUNE 4 17
plus compliquees, consecutives aux troubles de la libido :
c eut ete incontestablement 1 ordre le plus natural. A
propos des premieres, j aurais du vous presenter tout
ce que nous avons appris de divers cotes ou tout ce que
nous croyons savoir et, une fois arrive aux psychone-
vroses, j aurais du vous parler de la psychanalyse comme
du moyen technique auxiliaire le plus important de tons
ceux dont nous disposons pour eclaircir ces etats. Mais
mon intention etait de vous donner une Introduction a
la psychanalyse , et c est ce que je vousavais annonce;
il m importait beaucoup plus de vous donner une idee
de la psychanalyse que de vous faire acquerir certaines
connaissances concernant les nevroses, et cela me dis-
pensait de mettre au premier plan les nevroses actuelles,
sujet parfaitement sterile au point de vue de la psycha
nalyse. Je crois que le choix que j ai fait est tout a votre
avantage, la psychanalyse meritant d interesser toute
personne cultivee, a cause de ses premisses profondes
etde ses multiples rapports. Quanta la theorie des nevro
ses. elle est un chapitre de la medecine, semblable a
beaucoup d autres.
Et, pourtant, vous etes en droit de vous attendre a ce
que nous portions aussi un certain interet aux nevroses
actuelles. Nous sommes d ailleurs obliges de le faire, ne
serait-ce qu a cause des rapports cliniques etroits qu elles
presentent avec les psychonevroses. Aussi vous dirai-je
que* nous distinguons trois formes pures de nevroses
actuelles : la neurasthenic, la nevrose d angoisse et Ihypo-
chondrie. Gette division n a pas ete sans soulever des
objections. Les noms sont bien d un usage courant, mais
les choses qu ils designent sont indeterminees et incer-
taines. II est meme des medecins qui s opposent a toute
classification dans le monde chaotique des phenomenes
nevrotiques, a tout etablissement d unites cliniques, d in-
dividualites morbides, et qui nereconnaissent meme pas
la division en nevroses actuelles et en psychonevroses.
A mon avis, ces medecins vont trop loin et ne suivent
pas le chemin qui mene au progres. Parfois ces formes
de nevrose se presentent pures ; mais on les trouve plus
souvent combinees entre elles ou avec une affection psy-
chonevrotique. Mais cette derniere circonstance ne nous
autorisepas a renoncer aleur division. Pensez seulecieat
4i8 TIIEORIE GENERALE DES NEVROSES
a la difference que la mineralogie etablit entre mineraux
et roches. Les mineraux sont decrits comme des indivi-
dus, en raison sans doute de cette circonstanee qu ils se
presentent souvent comme cristaux, nettement circon-
scrits et separes de leur entourage. Les roches se com-
posent d amas de mineraux dont 1 association, loin d etre
accidentelle, est sans nul doute determinee par les con
ditions de leur formation. En ce qui concerne la theorie
des nevroses, nous savons encore trop peu de chose rela-
tivement au point de depart du developpement pour edi-
fier sur ce sujet une theorie analogue a celle des roches.
Mais nous sommes incontestablement clans le vrai lors-
que nous commencons par isoler de la masse les entiles
cliniques que nous connaissons et qui, elles, peuvent
etre comparees aux mineraux.
II existe, entre les symptomes des nevroses actuelles
et ceux des psychonevroses, une relation interessante
et qui fournit une contribution importante a la connais-
sance de la formation de symptomes dans ces dernieres:
le symptome de la nevrose actuelle constitue souvent le
noyau et la phase. preliminaire du symptome psychone-
vrotique. On observe plus particulierement cette relation
entre la neurasthenic et la nevrose de transfert appelee
hysteric de conversion, entre la nevrose d angoisse et
1 hysterie d angoisse, mais aussi entre Fhypochondrie et
les formes dont nous parlerons plus loin en les designant
sous le nom de paraphrenie (demence precoce et para
noia). Prenons comme exemple le mal de tete ou les
douleurs lombaires hysteriqties. L analyse nous montre
que, par la condensation et le deplacement, ces douleurs
sont devenues une satisfaction substitutive pour totite
une serie de fantaisies ou de souvenirs libidineux. Mais
il fut un temps ou ces douleurs etaient reelles, ou elles
etaientun symptome direct d une intoxication sexuelle,
Fexpression corporelle d une excitation libidineuse. Nous
ne pretendons pas que tons les symptomes hysterique^
contiennent un noyau de ce genre ; il n en reste pas
moins que ce cas est particulierement frequent et que
1 hysterie utilise de preference, pour la formation de ses
symptomes, toutes les influences, normales et patholo-
giques, que 1 excitation libidineuse exerce sur le corps.
Us jouent alors le role de ces grains de sable qui ont
LA NERVOSITfi COMMUNE /Ug
reconvert de couches de nacre la coquille abritant 1 ani-
mal. Les signes passagers de Fexcitation sexuelle, ceux
qui accompagnent 1 acte sexuel, sont de meme utilises
par la psychonevrose, comme les materiaux lesplus com
modes etles plus appropries pour la formation de symp-
tomes.
Un autre processus du meme genre presente un inte-
ret particulier au point de vue du diagnostic et du traite--
ment. Chez des personnes qui, bien que predisposees a
la nevrose, ne souffrent d aucime nevrose declaree, il
arrive souvent qu une alteration corporelle morbide, par
inflammation ou lesion, eveilie le travail de formation
de symptomes, de telle sorte que le symptome fournipar
la realite devient immediatement le representant de tou<-
tes les fantaisies inconscientes qui epiaient la premiere
occasion de se manifester. Dans les cas de ce genre, le
medecin instituera tantot un traitement, tantot un autre:
il cherchera soit .a sup primer la base organique, sans se
soucier du bruyant edifice nevrotique qu elle supporte,
soit a combattre la nevrose qui s est produite occasion-
nellement, sans faire attention a la cause organique qui
lui avait servi de pretexte. C est par les effets obtenus
qu on pourra juger de Fefficacite de Fun on de Tautre
de ces precedes, mais il est difficile d etablir des regies
generales pour ces cas mixtes.
GHAPITRE XXV
L ANGOISSE
Ce que je vous ai dit dans ma derniere lecon an sujet
de la nervosite commune est de nature a vous paraitre
comme un expose aussi incomplet et insuffisant que pos
sible. Je le sais etje pense quece qui a du vous etonner
le plus, c etait de lie pas y trouver un mot surl angoisse,
qui est pourtant un symptome dont se plaignent la plu-
part des nerveux lesquels en parlent comme de leur
souffrance la plus terrible ; de 1 angoisse qui pent en effet
revetir chez eux une intensite extraordinaire etles pous-
ser aux actes les plus insenses. Loin cependant de vou-
loir eluder cette question, j ai, an contraire, 1 intention
de poser nettement le prohleme ds 1 angoisse et de le
trailer devant vous en detail.
Je n ai sans doute pas besoin de vous presenter Fan-
goisse ; chacun de vous a eprouve lui-meme, ne fut-ce
qu une seule fois dans sa vie, cette sensation on, plus
exactement, cet etat affectif. 11 me sernble cependant
qu on ne s est jamais demande assez serieusement pour-
quoi ce sont precisement les nerveux qui souffrent de
1 angoisse plussouventet plus intcnsementquelesautres.
Ontrouvait peut-etre la chose toute naturelle: n emploie
t-on pas indifleremment, et Fun pour 1 autre, les mots ner
veux et anxieux , comme s ils signifiaient la meme
chose? On a tort de proceder ainsi, car il est des hom
ines anxieux qui ne sont pas autrement nerveux, et il y a
des nerveux qui presentent beaucoup de symptomes,
sauf la tendance a 1 angoisse.
Quoi qu il en soit, il est certain que le probleme de
Tangoisse forme un point vers lequel convergent les
questions les plus diverses et les plus irnportantes, une
enigme dont la solution devrait projeter des flots de
lumiere sur toute notre vie psychic^ue. Je ne dis pas que
L ANGOISSE
je vous en donnerai la solution complete, mais vous pr.e
voyez sans doute que la psychanalyse s attaquera a ce
probleme, comme a tant d autres, par des moyens diffe-
rents de ceux dont se sert la medecine de 1 ecole. Celle-
ci porte son principal interet sur le point de savoir quel
est le determinisme anatomique de 1 angoisse. EUe
declare qu il s agitd une irritation du bulbe, et le malade
apprend qu il souffre d une nevrose du vague. Le bulbe,
ou moelle allongee, est un objet tres serieux et tres beau.
Je me rappelle fort bien ce que son etude m avait coute
jadis de temps et de peine. Mais je dois avouer aujour-
d hui qu au point de vtie de la comprehension psycholo-
gique de 1 angoisse rien ne peut m etre plus indifferent
que la connaissance du trajet nerveux suivi par les exci
tations qui emanent du bulbe.
Et, tout d abord, on peut parler longtemps de 1 an
goisse, sans songer a la nervosite en general. Vous me
comprendrez sans autre explication si je designe cette
angoisse sous le nom d arigoisse reelle, par opposition a
1 angoisse nevrotique. Or, 1 angoisse reelle nous apparait
comme quelque chose de tres rationnel et comprehensible.
Nous dirons qu elle est une reaction a la perception
d un danger exterietir, c est-a-dire d une lesion attendue,
prevue, qu elle est associeeau reflexe dela fuite 0t qu on
doit par consequent la considerer comme une manifes
tation de 1 instinct de conservation. Devant quels objets
et dans quelle situation 1 angoisse se produit-elle? Cela
depend naturellement en grande partie du degre de notre
savoir et de notre sentiment de puissance en face du
monde exterieur. Nous trouvonsnaturellesla peurqu ins-
pire au sauvage la vue d un canon et 1 angoissc qu il
eprouve lors d une eclipse du soleii, alors que le blanc
qui sait manier le canon et predire 1 eclipse n eprouve
devant 1 un et 1 autre aucune angoisse. Parfois c est le
fait de trop savoir qui est cause de 1 angoisse, parce
qu on prevoit alors le danger de tres bonne heure. C est
ainsi que le sauvage sera pris de peur en apercevant dans
la foret une piste qui laissera indifferent un etranger,
parce que cette piste lui revelera le voisinage d une bete
fauve, et c est ainsi encore que le marin experiment^
regardera avec effroi un petit nuage qui s est forme dans
le ciel, nuage qui ne signifie rien pour le voyageur.
422 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
tandis qu il Ivii annonce a lui Fapproche d un cyclone.
En y reflechissant cle plus pres, on est oblige de se
dire que lejugement d apres lequel Fangoisse actuelle
serait rationnelle et adaptee a un but appelle une revi
sion. La seule attitude rationnelle. en presence d une
menace de danger, consisterait a comparer ses propres
forces a la gravite de la menace et a decider ensuite si
c est la fuite on la defense ou, meme, eventuellement
1 attaque qui est le moyen le plus efficace d echapper an
danger. Mais dans cette attitude il n y a pas place pour
1 angoisse; tout ce qui arrive arriverait tout aussi bien,
et probablement meme mieux, si 1 angoisse ne s en melait
pas. Vous voyez aussi que, lorsque 1 angoisse devient
par trop intense, elle constitue un obstacle qui paralyse
Faction et meme la fuite. Le plus generalement, la reaction
a un danger est une combinaison dans laquelle entrent
le sentiment d angoisse et Faction de defense. L animal
effraye eprouve de 1 angoisse et fuit, mais seule la fuite
est rationnelle, tandis que 1 angoisse ne repond a aucun
but.
On est done tente d aflirmer que 1 angoisse n esljaiuais
rationnelle. Mais nous nous ferons peut-etre une idee
plus exacte de Fangoisse, en analysant de plus pres la
situation qu elle cree. Nous trouvons tout d abordque le
sujet est prepare au clanger, ce qui se manifesto par une
exaltation de 1 attention sensorielle et de la tension
motrice. Get etat d attente ei de preparation est incon-
testablement un etat favorable, sans lequel le sujet se
trouverait expose a des consequences graves. De cet etat
decoulent, d une part, 1 action motrice: fuite d abord, et,
a un degre superieur, defense active; d autre part, ce
que nous eprouvons comme un etat d angoisse. Plus le
dcveloppement de Fangoisse est restreint, plus celle-ci
n apparait que comme un appendice, un signal, et plus
tout le processus, qui consiste dans la transformation de
Fetal de preparation anxieuse en action, s accomplit
rapidement et rationnellement. C est ainsi que, dans ce
que nous appelons angoisse, Fetat de preparation m ap-
parait comme Felement utile, tandis que le developpe-
ment de Fangoisse me semble contraire au but.
Je laisse de cote la question de savoir si le langage
courant designe par les mots angoisse, peur, terreur la
L ANGOISSE
meme chose ou des choses differentes. II me semble que
Fangoisse .se rapportea Fetal et fait abstraction deFobjet,
tandis que dans la peur Fattention se trouve precisement
concentree sur Fobjet. Le mot terreur me semble, en
revanche, avoir une signification toute speciale, en desi-
gnant notamment Faction d un danger auqiiel on n etait
pas prepare par un etat d angoisse prealable. On pent
dire que Fhomme se defend contre la terreur par Fan
goisse.
Quoi qu il en soit, il ne vous echappe pas que le mot
angoisse est employe dans des sens multiples, ce qui lui
donne un caractere vague et indetermine. Leplus souvent
on entend par angoisse Fetat subjectif provoque par la
perception du developpement de Fangoisse , et on
appelle cet etat subjectif etat affectif . Or, qu ? est-ce
qu un etat affectif au point de vue dynamique? Quelque
chose de tres complique. Un etat affectif comprend d abord
certaines innervations ou decharges, et ensuite certaines
sensations. Gelies-ci sont de deux sortes : perceptions
des actions motrices aecomplies et sensations directes de
plaisir et de deplaisir qui impriment a Fetat affectif ce
qu on appelle le ton fondamental. Je ne crois cependant
pas qu avec cette enumeration on ait epuise tout ce qui
pent etre dit sur la nature de Fetat affectif. Dans certains
etats affectifs on croit pouvoir remonter au dela de ces
elements et reconnaitre que le noyau autour duquel se
cristallise tout Fensemble est constitue par la repetition
d un certain evenement important et significatif, vecu par
le sujet. Cet evenement pent n etre qu une impression
tres reculee, d un caractere tres general, impression fai-
sant partie de la prehistoire non de Findividu, mais de
Fespece. Pour me faire mieux comprendre, jevous dirai
que Fetat affectif presente la meme structure que la crise
d hysterie, qu il est, comme celle-ci, constitue par une
reminiscence deposee. La crise d hysterie peut done etre
comparee a un etat affectif individuel nouvellement
forme, et Fetat affectif normal peut etre considere
comme Fexpression d une hysterie generique, devenue
hereditaire.
Ne croyez pas que ce que je vous dis la au sujet des
etats affectifs forme un patrimoine reconnude la psycho-
logie normale. II s agit, au contraire, de conceptions neea
4 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
sur le sol de la psychanalyse etquine sont chez elles que
la. Ce que la psychologic vous dit des etats affectifs, la
theorie de James-Lange, par exemple, est pour nous
autres psychanalystes incomprehensible et impossible a
discuter. Mais ne nous considerons pas non plus comme
Ires certains de ce que nous savons nous-memes concernant
les etats affectifs ; ne voyez dans ce que je vais vous dire
sur ce sujet qu un premier essai de nous orienter dans
cet obscur domaine. Je continue done. En ce qui concerns
Fetat afTectif caracterise par Fangoisse, nous croyons
savoir quelle est Fimpression reculee qu il reproduit en
la repetant. Nous nous disons que ce ne pent etre que
la naissance, c est-a-dire Facte dans lequel se trouvent
reunies toutes les sensations de peine, toutes les tendan
ces de decharge et toutes les sensations corporelles dont
1 ensemble est devenu comme le prototype de 1 effet pro-
duit par un danger grave et que nous avons depuis
eprouvees a de multiples reprises en tant qu etat d an-
goisse. C est Faugmentation enorme de F irritation con
secutive a Finterruption du renouvellement du sang (de
la respiration interne), qui fut alors la cause de la sen
sation d angoisse : la premiere angoisse fut done de nature
toxique. Le mot angoisse (du latin angustiae, etroitesse ;
Angst en allemand) fait precisement ressortir la gene,
Fetroitesse de la respiration qui existait alors comme
effet de la situation reelle et qui se reproduit aujourd hui
regulierement dans Fetat affectif. Nous trouverons egale-
ment significatif le fait que ce premier etat d angoisse
est provoque par la separation qui s opere entre la mere
et Fenfant. Nous pensons naturellement que la predispo
sition a la repetition de ce premier etat d angoisse a ete,
a travers un nombre incalculable de generations, a ce
point incorporee a Forganisme que nul individu ne pent
echapper a cet etat affectif, fut-il, comme le legendaire
Macduff, arrache des entrailles de sa mere , c est-a-
dire fut-il venu au monde autrement que par la naissance
naturelle. Nous ignorons quel a pu etre le prototype de
Fetat d angoisse chez des animaux autres que les mam-
rniferes. G est pourquoi nous ignorons egalement Fen-
semble des sensations qui, chez ces etres, correspond a
notre angoisse.
Vous serez peut-tre curieux d apprendre comment on
L ANCO.SSE 4^
a pu arriver a 1 idee que c est Tacte de la nalssance qui
constitue la source et le prototype de 1 etat affectif carac-
terise par 1 angoisse. L idee est aussi pen speculative que
possible ; j y suis plutot arrive en puisant dans la naive
pensee du peuple. Un jour, il y a longtemps de cela !
que nous etions reunis, plusieurs jeunes medecins
deshopitaux, au restaurant autour d une table, 1 assistant
de la clinique obstetricale nous raconta un fait amusant
qui s etait produit au cours du dernier examen de sages-
iemmes. Une candidate, a laquelle on avait demande ce
que signifie la presence de meconium dans les eaux pen
dant le travail d accouchement, repondit sans hesiter :
que 1 enfant eprouve de 1 angoisse . Gette reponse a fait
rire les examinateurs qui ont refuse la candidate. Quant
a moi, j avais, dans mon for interieur, pris parti pour
celle-ci et commence a soupconner que la pauvre femme
du peuple avait eu la juste intuition d une relation impor-
tante.
Pour passer a 1 angoisse des nerveux, quelles sont les
nouvelles manifestations et les nouveaux rapports qu elle
presente? II y a beaucoup a dire a ce sujet. Nous trou-
vons, en premier lieu, un etat d angoisse general, une
angoisse pour ainsi dire flottante, prete a s attacher au
coritenu de la premiere representation susceptible de lui
fournir un pretexte, influant sur les jugements, choisis-
sant les attentes, epiant toutes les occasions pour se
trouver une justification. Nous appelons cet etat an
goisse d attente ou attente anxieuse . Les personnes
tourmentees par cette angoisse prevoient toujours les
plus terribles de toutes les eventualites, voient dans
chaque evenement accidentel le presage d un malheur,
penchent toujours pour le pire, lorsqu il s agit d un fait
ou evenement incertain. La tendance a cette attente de
malheur est un trait de caractere propre a beaucoup de
personnes qui, a part cela, ne paraissent nullement ma-
lades ; on leur reproche leur humeur sombre, leur pes-
simisme ; mais 1 angoisse d attente existe regulierement
et a un degre bien prononce dans une affection nerveuse
a laquelle j ai donne le nom de nevrose d angoisse et que
je range parmi les nevroses actuelles.
Une autre forme de 1 angoisse presente, au contraire
de celle que je viens de decrire, des attaches plutot psy-
4 26 THEORIE GENERALE DES NEVROSES
chiques et est associee a certains objets ou situations.
G est 1 angoisse qui caracterise les si nombreuses et sou-
vent si singulieres phobies . L eminent psychologue
americain Stanley Hall s est tout recemment donne la
peine de nous presenter toute une serie de ces phobies
sous de pimpants noms grecs. Cela ressemble a 1 enu-
meration des dix plaies d Egypte, avec cette difference
que les phobies sont beaucoup plus nombreuses. Ecoutez
tout ce qui peut devenir objet ou contenu d une phobie :
obscurite, airlibre, espaces decouverts, chats, araignees,
chenilles, serpents, souris, orage, pointes aigues, sang,
espaces clos, foules humaines, solitude, traversee de
ponts, voyage sur mer ou en chemin de fer, etc., etc. Le
premier essai d orientation dans ce chaos laisse entre-
voir la possibilite de distinguer trois groupes. Quelques-
uns de ces objets ou situations redoutes ont quelque
chose de sinistre, meme pour nous autres normaux aux-
quels ils rappellent un danger ; c est pourquoi ces pho
bies ne nous paraissent pas incomprehensibles, bien que
nous leur trouvions une intensite exageree. C est ainsi
que la plupart d entre nous eprouvent un sentiment de
repulsion a la vue d un serpent. On peut meme dire que
la phobie des serpents est une phobie repandue dans
I humanite entiere, et Ch. Darwin a decrit d une facon
impressionnante 1 angoisse qu il avait eprouvee a la vue
d un serpent qui se dirigeait sur lui, bien qu il en fut
protege par un epais disque de verre. Dans un deuxieme
groupe nous rangeons les cas ou il existe bien un rapport
avec un danger, rnais un danger que nous avons Thabi-
tude de negliger et de ne pas faire entrer dans nos cal-
culs. Nous savons que le voyage en chemin de fer com-
porte un risque d accident de plus que si nous restons
chez nous, a savoir le danger d une collision, nous sa
vons egalement qu un bateau peut couler et que nous
pouvons ainsi mourir noyes, etcependantnous voyageons
en chemin de fer et en bateau sans angoisse, sans penser
a ces dangers. II est egalement certain qu on serait pre-
cipite a 1 eau si le pont s ecroulait au moment ou on le
franchit, mais cela arrive si rarement qu on ne tient
aucun compte de ce danger possible. La solitude, a son
tour, presente certains dangers et nous 1 evitons dans
certaines circonstances ; mais il ne s ensuit pas que nous
L ANGOISSE 427
ne puissions sous aucun pretexte et dans quelque con
dition que ce soil supporter un moment de solitude.
Tout cela s applique egalement aux foules, aux espaces
clos, a Forage, etc... Ge qui nous parait etrange dans
ces phobies des nevrotiques, c est moins leur contenu
que leur intensite, L angoisse causee par les phobies est
tout simplement sans appel ! Et nous avons parfois I im-
pression que les nevrotiques n 6prouvent pas leur ari-
goisse devant les memes objets et situations qui, dans
certaines circonstances, peuvent egalement provoquer
notre angoisse a nous, et auxquels ils donnent les memes
noms.
II reste encore un troisieme groupe de phobies, mais
ils agitde phobies qui echappent a notre comprehension.
Quand nous voyons un homme mur, robuste, eprouver de
1 angoisse, lorsqu il doit traverser une rue ou une place
de sa ville natale dont il connait tous les recoins, ou une
femme en apparence bien portante eprouver une terreur
insensee parce qu un chat a frole le rebord de sa jupe ou
qu une souris s est glissee a travers la piece, comment
pouvons-nous etablir un rapport entre 1 angoisse de 1 un
et de 1 autre, d une part, et le danger qui evidemment
n existe que pour le phobique, d autre part? Pour ce qui
est des phobies ayant pour objets les animaux, ilnepeut
evidemment pas s agir d une exaggeration d antipathies
humaines generales, car nous avons la preuve dii con-
traire dans le fait que de nombreuses personnes ne
peuvent passer a cote d un chat sans 1 appeler et le ca-
resser. La souris si redoutee des femmes a prete son
nom a une expression de tendresse de premier ordre :
telle jeune fille, qui est charmee de s entendre appeler
ma petite souris par son fiance, pousse un cri d horreur
lorsqu elle apercoit le gracieux petit animal de ce nom.
Eri ce qui concerne les homines ayant 1 angoisse des
rues et des places, nous ne trouvons pas d autre moyen
d expliquer leur etat qu en disant qu ils se conduisent
comme des enfants. L education inculque directement a
1 eniant qu il doit eviter comme dangereuses des situa
tions de ce genre, et notre agoraphobe cesse en effet
d eprouver de 1 angoisse lorsqu il traverse la place, ac
compagne de quelqu un.
Les deux, formes d angoisse que nous venons de
TIIEORIE G&N&RALE DES NEVI.O^ES
decrire, 1 angoisse d attente, libre de toute attache, et
Fangoisse associee aux phobies, sont independantes 1 une
de 1 autre. On ne pent pas dire que 1 une represente une
phase plus avancee que 1 autre, et elles n existent simulta-
nement que d une facon exceptionnelle et comme acci-
dentelle. L etat d angoisse generale le plus prononce ne
se manifeste pas fatalement par des phobies ; des per-
sonnes dont la vie est empoisonnee par de 1 agoraphobie
peuvent etre totalement exemptes de 1 angoisse d attente,
source de pessimisme. II est prouve que certaines pho
bies, phobie de 1 espace, phobie du chemin de fer, etc.,
ne sont acquises qu a Fage mur, tandis que d autres,
phobie de Fobscurite, phobie de Forage, phobie des ani-
maux, semblent avoir existe des les premieres annees de
la vie. Celles-la ont toute la signification de maladies
graves ; celles-ci apparaissent comrne des singularites,
des lubies. Lorsqu un sujet presente une phobie de ce
dernier groupe, on est autorise a soupconner qu il en a
encore d autres du meme genre. Je dois ajouter que
nous rangeons toutes ces phobies dans le cadre de
Yhysterie d angoisse, c est-a-dire que nous les conside-
rons comme une affection tres proche de Fhysterie de
conversion.
La troisieme forme d angoisse nevrotique nous met en
presence d une enigme qui consiste en ce que nous per-
dons entierement de vue les rapports existant entre 1 an
goisse et le danger menacant. Dans Thysterie, par
exemple, cette angoisse accompagne les autres symp-
tomes hysteriques, ou encore elle pent se produire dans
n importe quelles conditions d excitation ; de sorte que
nous attendant a une manifestation affective nous sommes
tout etonnes d observer 1 angoisse qui, elle, est la mani
festation alaquelle nous nous attentions le moins. Enfin,
Tangoisse peut encore se produire sans rapport avec des
conditions quelconques, d une facon aussi incomprehen
sible pour nous que pour le malade, comme un acces
spontane et libre, sans qu il puisse etre question d un
danger ou d un pretexte dont 1 exageration aurait eu
pour effet cet acces. Nous constatons, au cours de ces
acces spontanes, que Fensemble auquel nous donnons
le nom d etat d angoisse est susceptible de dissociation.
L ensemble de Faeces peut etre remplace par un symp-
L ANGOISSE 429
tome unique, d une grande intensite, tel que tremble-
ment, vertige, palpitations, oppression, le sentiment
general d apres lequel nous reconnaissons 1 angoisse
faisant defaut ou etant a peine marque. Et cependant
ces etats que nous decrivons sous le nom d equivalents
de 1 angoisse doivent etre sou^ tous les rapports, cli-
niques et etiologiques, assimiles a 1 angoisse.
Ici surgissent deux questions. Existe-t-il un lien quel-
conque entre 1 angoisse nevrotique, dans laquelle le
danger ne joue aucun role ou ne joue qu un role minime,
et 1 angoisse reelle q li est toujours et essentiellement
une reaction a un danger ? Comment faut-il comprendre
cette angoisse nevrotique ? C est que nous voudrions
avant tout sauvegarder le principe : cliaque fois qu il y
a angoisse, il doit y avoir qiielque chose qui provoque
cette angoisse.
L observation clinique nous fournit un certain nombre
d elements susceptibles de nous aider a comprendre 1 an-
goisse nevrotique. Je vais en discuter la signification
devant vous.
a) II n est pas difficile d etablir que 1 angoisse d attente
ou 1 etat d angoisse generale depend dans une tres grande
mesure de certains processus de la vie sexuelle ou, plus
exactement, de certaines applications de la libido. Le cas
le plus simple et le plus instructif de ce genre nous est
fourni par les personnes qui s exposent a 1 excitation dite
fruste, c est-a-dire chez lesquelles de violentes excita
tions sexuelles ne trouvent pas une derivation suffisante,
n aboutissent pas a une fin satisfaisante. Tel est, par
exemple, le cas des hommes pendant la duree des fian-
cailles, et des femmes dont les maris ne possedent pas
une puissance sexuelle normale ou abregent ou font
avorter par precaution 1 acte sexuel. Dans ces circon-
stances, 1 excitation libidineuse disparait, pour ceder
la place a 1 angoisse, sous la forme soit de 1 angoisse
d attente, soit d un acces ou d un equivalent d acces.
L interruption de 1 acte sexuel par mesure de precaution,
lorsqu elle devient le regime sexuel normal, constitue
chez les hommes, et surtout chez les femmes, une cause
tellement frequente de nevrose d angoisse que la pra
tique medicale nous ordonne, toutes les fois que nous
nous trouvons en presence de cas de ce genre, de penser
FREUD. 2
43o THEORIE GENERALS DES NEVROSES
avant tout a cette etiologie. En procedant ainsi, on aura
plus (Tune fois Foccasion de constater que la nevrose
d angoisse disparait des que le sujet renonce a la restric
tion sexuelle.
Autant que je sache, le rapport entre la restriction
sexuelle et les etats d angoisse est reconnu meme par
des medecins etrangers* a la psychanalyse. Mais je sup
pose qu on essaiera d intervertir le rapport, en admet-
tant notamment qu il s agit de personnes qui pratiquent
la restriction sexuelle parce qu elles etaient d avance pre-
disposees a 1 angoisse. Cette maniere de voir est de-
mentie categoriquement par 1 attitude de la femme dont
1 activite sexuelle est essentiellement de nature passive,
c est-a-dire subissant la direction de 1 homme. Plus une
femme a de temperament, plus elle est portee aux rap
ports sexuels, plus elle est capable d en retirer une satis
faction, et plus elle reagira a 1 impuissance de Fhomme
et an coitus interruplus par des phenomenes d angoisse,
alors que ces phenomenes seront a peine apparents chez
une femme atteinte d anesthesie sexuelle ou peu libidi-
neuse.
L abstinence sexuelle, si chaudement preconisee de
nos jours par les medecins, ne favorise naturellement la
production d etats d angoisse que dans les cas ou la
libido qui ne trouve pas de derivation satisfaisante pre-
sente un certain degre d intensite et n a pas ete pour la
plus grande partie supprimee par la sublimation. La pro
duction de 1 etat morbide depend toujours de facteurs
quantitatifs. Mais alors meme qu on envisage non plus
la maladie, mais le simple caractere de la personne, on
reconnait facilement que la restriction sexuelle est le fait
de personnes ayant un caractere indecis, enclines au
doute et a 1 angoisse, alors que le caractere intrepide,
courageux estle plus souvent incompatible avec la restric
tion sexuelle. Quelles que soient les modifications et les
complications que les nombreuses influences de la vie
civilisee puissent imprimer a ces rapports entre le carac
tere et la vie sexuelle il existe entre 1 un et 1 autre une
relation des plus etroites.
Je suis loin de vous avoir fait part de toutes les obser
vations qui confirment cette relation genetique entre la
libido et 1 angoisse. II y aurait encore a parler, a ce pro-
L ANGOISSE 43 1
pos, du role que jouent, dans la production de maladies
caracterisees par Tangoisse, certaines phases de la vie
qui, teiles que la puberte et la menopause, favorisent
incontestablement 1 exaltation de la libido. Dans certains
cas d excitation on peut encore observer directement une
combinaison d angoisse et de libido et la substitution
finale de celle-la a celle-ci De ces faits se degage une
conclusion double : on a notamment 1 impression qu il
s agit d une accumulation de libido dont le cours normal
est entrave et que les processus auxquels OTI assiste sont
tous et uniquement de nature somatique. On ne voit pas
tout d abord comment 1 angoisse nait de la libido ; on
constate seulement que la libido est absente et que sa
place est prise par 1 angoisse.
6") Une autre indication nous est fournie par Tanalyse
des psychonevroses, et plus specialement de 1 hysterie.
Nous savons deja que dans cette affection 1 angoisse ap-
parait souvent a titre d accompagnement des symptomes,
mais on y observe aussi une angoisse independante des
symptomes et se manifestant soit par crises, soit comme
etat permanent. Les malades ne savent pas dire pour-
quoi ils eprouvent de 1 angoisse et ils rattachent leur
etat. a la suite d une elaboration secondaire facile a re-
connaitre, aux phobies les plus courantes : phobie de la
mort, de la folie, d une attaque d apoplexie. Lorsqu on
analyse la situation qui a engendre soit 1 angoisse soit les
symptomes accompagnes d angoisse, il est generalement
possible de decouvrir le courant psychique normal qui
n a pas abouti et a ete remplace par le phenomene d an
goisse. Ou, pour nous exprimer autrement, nous repre-
nons le processus inconscient comme s il n avait pas
subi de refoulement et comme s il avail poursuivi son
developpement sans obstacles, jusqu a parvenir a la
conscience. Ce processus aurait ete accompagne d un
certain etat affectif, et nous sommes tout surpris de con-
stater que cet etat affectif qui accompagne 1 evolution
aormale du processus se trouve dans tous les cas refoule
M remplace par de 1 angoisse, quelle que soit sa qualite
propre. Aussi bien, lorsque nous nous trouvons en pre
sence d un etat d angoisse hysterique, nous sommes en
droit de supposer que son complement inconscient est
c^nstitue soit par un sentiment de meme nature - an-
432 THEORIE GENRALE DES NEVROSES
goisse, honte, confusion, soil par une excitation posi-
tivement libidineuse, soil enfin par un sentiment hostile
et agressif, tel que la fureur ou la colere. L angoisse
constitue done la monnaie courante contre laquelle sont
echangees ou peuvent etre echangees toutes les excita
tions affectives, lorsque leur contenu a ete elimine de la
representation et a subi un refoulement.
c) Une troisieme experience nous est offerte par les
malades aux actes obsedants, malades qui semblent d une
facon assez remarquable etre epargnes par 1 angoisse,
Lorsque nous essayons d empecher ces malades d exe-
cuter leurs actes obsedants, ablutions, ceremonial, etc.,
ou lorsqu ils osent eux-m6mes renoncer a 1 une quelcon-
que de leurs obsessions, ils eprouvent une angoisse ter
rible qui les oblige a ceder a 1 obsession. Nous compre-
nons alors que 1 angoisse n etait qae dissimulee derriere
1 acte obsedant et que celui-ci n etait accompli que comme
un moyen de se soustraire a 1 angoisse. C est ainsi que
dans la nevrose obsessionnelle 1 angoisse n apparait pas
au dehors, parce qu elle est remplacee par les symptomes ;
et si nous nous tournons vers 1 hysterie, nous y retrouvons
la meme situation comme resultat du refoulement : soil
une angoisse pure, soit une angoisse accompagnant les
symptomes, soit enfin un ensemble de symptomes plus
complet, sans angoisse. II semble done permis de dire
d une maniere abstraite que les symptomes ne se forment
que pour empecher le developpement de 1 angoisse qui,
sans cela, survienclrait inevitablement. Gette conception
place 1 angoisse au centre meme de l intert que nous
portons aux problemes se rattachant aux nevroses.
Nos observations relatives a la nevrose d angoisse nous
ont fourni cette conclusion que la deviation de la libido
de son application normale, deviation qui engendre 1 an
goisse, consitue 1 aboutissement de processus purement
somatiques. L analyse de 1 hysterie et des nevroses obses-
sionnelles nous a permis de completer cette conclusion,
car elle nous a montre que deviation et angoisse peuvent
egalement resulter du refus d intervention de facteurs
psychiques. C est tout ce que nous savons sur le mode
de production de 1 angoisse nevrotique ; si cela semble
encore assez vague, je ne vois pas pour le moment de
chemin susceptible de nous conduire plus loin.
L ANGOISSE 433
D une solution encore plus difficile semble 1 autre
probleme que nous nous etions propose de resoudre,
celui d etablir les liens existant entre 1 angoisse nevro-
tique, qui resulte d une application anormale de la
libido, et 1 angoisse reelle qui correspond a une reaction
a un danger. On pourrait croire qu il s agit la de choses
tout a fait disparates, et pourtant nous n avons aucun
moyen permettant de distinguer dans notre sensation
1 une de ces angoisses de 1 autre.
* Mais le lien cherche apparait aussitot, si nous pre-
nons en consideration 1 opposition que nous avons tant
de fois affirmee entre le moi et la libido. Ainsi que nous
le savons, 1 angoisse survient par reaction du moi a un
danger et constitue le signal qui annonce et precede la
fuite ; et rien ne nous empeche d admettre par analogic
que dans 1 angoisse nevrotique le moi cherche egalement
a echapper par la fuite aux exigences de la libido, qu il
se compjorte a 1 egard de ce danger interieur tout comme
s il s agissait d un danger exterieur. Cette maniere de
voir autoriserait la conclusion que, toutes les fois qu il y
a de Fangoisse, il y a aussi quelque chose qui est cause
de 1 angoisse. Mais F analogic pent etre poussee encore
plus loin. De meme que la tentative de fuir devant
un danger exterieur aboutit a 1 arret et a la prise de
mesures de defense necessaires, de meme le develop-
peinent de 1 angoisse est interrompu par la formation des
syrnptomes auxquels elle finit par ceder la place.
La difficulte de comprendre ces rapports reciproques
entre 1 angoisse et les symptomes se trouve maintenant
ailleurs. L angoisse qui signifie une fuite du moi devant
la libido est cependant engendree par celle-ci. Ce fait,
qui ne saute pas aux yeux, est cependant reel ; aussi ne
devons-nous pas oublier que la libido d une personne
fait partie de celle-ci et ne peut pas s opposer a elle
comrne quelque chose d exterieur. Ce qui reste encore
obscur pour nous, c estla dynamique topique du develop-
pement de 1 angoisse, c est la question de savoir quelles
sont les energies psychiques qui sont dcpensees dans
ces occasions et de quels systemes psychiques ces ener
gies proviennent. Je ne puis vous promettre de re-
ponses a ces questions, mais nous ne negligerons pas de
suivre deux autres traces et, ce faisant, de demander de
THEORIE GENEKALE DES NEVROSES
nouveau a 1 observation directe et a la recherche ana-
lytique une confirmation de nos deductions speculatives.
Nous allons done nous occuper de la production de 1 an-
goisse chez 1 enfant et de la provenance de 1 angoisse
nevrotique, associee aux phobies.
L etat d angoisse chez 1 enfant est chose tres fre-
quente, et il est souvent tres difficile de dire s il s agit
d angoisse nevrotique ou reelle. La valeur de la distinc
tion que nous pourrions etablir le cas echeant se trou-
verait infirmee par 1 attitude meme de 1 enfant. D un
cote, en effet, nous ne trouvons nullement etonnant que
1 enfant eprouve de Fangoisse en presence de nouvelles
personnes, de nouvelles situations et de nouveaux objets,
et nous expliquons sans peine cette reaction par sa fai-
blesse et son ignorance. Nous attribuons done a 1 enfant
un fort penchant pour 1 angoisse reelle et trouverions
tout a fait naturel si 1 on venait nous dire que 1 enfant a
apporte cet etat d angoisse en venant au monde, a titre
de predisposition hereditaire. L enfant ne ferait ainsi
que reproduire 1 attitude de 1 homme primitif et du sau-
vage de nos jours qui, en raison de leur ignorance et du
manque de moyens de defense, eprouvent de 1 angoisse
devant tout ce qui est nouveau, devant des choses qui
nous sont aujourd hui familieres et ne nous inspirent
plus la moindre angoisse. Et il serait tout a fait con-
forme a notre attente, si les phobies de 1 enfant etaient
egalement, en partie du moins, les memes que celles que
nous attribuons a ces phases primitives du developpe-
ment humain
II ne doit pas nous echapper, d autre part, que tons
les enfants ne sont pas sujets a 1 angoisse dans la meme
mesure, et que ceux d entre eux qui manifestent une an
goisse particuliere en presence de toutes sortes d objets
et de situations sont precisement de futurs nevroses. La
disposition nevrotique se traduit done aussi par un pen
chant accentue a 1 angoisse reelle, 1 etat d angoisse
apparait comme 1 etat primaire, et Ton arrive a la con
clusion que 1 enfant, et plus tard 1 adulte, eprouvent de
1 angoisse devant la hauteur de leur libido, et cela
precisement parce qu ils eprouvent de 1 angoisse a
propos de tout. Cette maniere de voir equivaut a nier
que 1 angoisse naisse de la libido et, en examinant
L ANGOISSE 435
toutes les conditions de 1 angoisse reelle, on arri
verait logiquement a la conception d apres laquelle
c est la conscience de sa propre faiblesse etimpuissance,
de sa moindre valeur, selon la terminologie de A. Adler,
qui serait la cause premiere de la nevrose, lorsque cette
conscience, loin de finir avec 1 enfance, persiste jusque
dans Fage mur.
Ce raisonnement semble tellement simple et seduisant
^u ilmerite de retenirnotre attention. Iln aurait toutefois
pour consequence que de deplacer Fenigme de la nervo-
site. La persistance du sentiment de moindre valeur et,
par consequent, de la condition de 1 angoisse et des
symptomes apparait dans cette conception comme une
chose tellement certaine que c est plutot Fetat que nous
appelons sante qui, lorsqu il setrouve realise parhasard,
aurait besoin d explication. Mais que nous revele Fob-
servation attentive de Fetat anxieux des enfants? Le
petit enfant eprouve tout d abord de Fangoisse en pre
sence de personnes etrangeres ; les situations ne jouent
sous ce rapport un role que par les personnes qu elles
impliquent et, quant aux objets, ils ne viennent, en tant
quegenerateurs d angoisse, qu en dernier lieu. Mais Fen-
fant n eprouve de Fangoisse devant des personnes etran
geres qu a cause des mauvaises intentions qu il leur
attribue et parce qu il compare sa faiblesse avec leur
force, dans laquelle il voitun danger pour son existence,
sa securite, son euphorie. Eh bien, cet enfant mefiant,
vivant dans la peur d une menace degression repandue
dans tout Funivers, constitue une construction tlveorique
peu heureuse. II est plus exact de dire que Fenlant s ef-
fraie a la vue d un nouveau visage parce qu il est habitue
a la vue de cette personne familiere et aimee qu est la
mere. II eprouve une deception et une tristesse qui se.
transforment en angoisse ; il s agit done d une libido
devenue inutilisable et qui, ne pouvant pas alors etre
maintenue en suspension, trouve sa derivation dans Fan-
goisse. Et ce n est certainement pas par hasard que dans
cette situation caracteristique de 1 angoisse infantile se
trouve reproduite la condition qui est celle du premier
etat d angoisse accompagnant Facte de la naissance, a
savoir la separation de la mere.
Les premieres phobies de situations qu on observe
436 THKORIE GENERALE DES NEVROSES
chez Fenfant sont celles qui se rapportent a Fobscurite
et a la solitude ; la premiere persiste souvent toute la vie
durant et les deux ont en commun F absence de la per-
sonne aimee, dispensatrice de soins, c est-a-dire de la
mere. Un enfant, anxieux de se trouver dans Fobscurite,
s adresse a sa tante qui se trouve dans une piece voi-
sine : Tante, parle-moi ; j ai peur. - A quoi cela te
servirait-il, puisque tu ne me vois pas? A quoi Fenfant
repond : II fait plus clair lorsque quelqu un parle. La
tristesse qu on eprouve dans Fobscurite se transforme
ainsi en angoisse devant 1 obscurite. II n est done pas
seulement inexact de dire que Fangoisse nevrotique est
un phenomene secondaire et un cas special de Fangoisse
reelle : nous voyons, en outre, chez le jeune enfant, se
comporter comme angoisse quelque chose qui a en com
mun avec Fangoisse nevrotique un trait essentiel : la pro
venance d une libido inemployee. Quant a la veritable*
angoisse reelle, Fenfant semble ne la posseder qu a un
degre peu prononce. Dans toutes les situations qui peu-
vent devenir plus tard des conditions de phobies, qu il
se trouve sur des hauteurs, sur des passages etroits au-
dessus de Feau, en chemin de fer ou en bateau, Fenfant
ne manifeste aucune angoisse, et il en manifeste d autant
moins qu il est plus ignorant. II eut ete desirable qu il
eut recu en heritage un plus grand nombre d instincts
tendant a la preservation de la vie ; la tache des surveil-
lants charges de Fempecher de s exposer a des dan
gers successifs en serait grandement facilitee. Mais, en
realite, Fenfant commence par s exagerer ses forces et se
comporte sans eprouver d angoisse, parce qu il ignore
le danger. II court au bord de Feau, il monte sur Fappui
d une fenetre, il joue avec des objets tranchants et avec
du feu, bref il fait tout ce qui peut etre nuisible et
causer des soucis a son entourage. Ce n est qu a force
d education qu on fmit par faire naitre en lui Fangoisse
reelle, car on ne peut vraiment pas lui perm